À la manière de Gustave Flaubert

À la manière de Gustave Flaubert

À la manière de Gustave Flaubert

Un chapitre inédit de Bouvard et Pécuchet

Ô France, bien que ce soit notre patrie, c’est un triste pays, avouons-le. Je me sens submergé par les flots de bêtise qui le couvrent, par l’inondation de crétinisme sous lequel il disparaît…

C’était pendant l’été de 1940, dans le jardin, sous la tonnelle. Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait les journaux de sa voix caverneuse, sans fatigue, ne s’arrêtant que pour plonger les doigts dans sa tabatière. Bouvard l’écoutait, la pipe à la bouche, les jambes ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.

Après cette lecture, ils échangeaient leurs impressions, ils s’essayaient, sans y parvenir, à prévoir les événements, et parfois cela se terminait par des disputes. Bouvard, esprit libéral, se serait accommodé de M. Chautemps. Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclarait hitlérien. Il rejetait tous les crimes de l’histoire sur les manœuvres des israélites et des sociétés secrètes. L’assassinat de Jésus-Christ n’était-il pas l’œuvre des Juifs ? Le massacre de la Saint-Barthélemy portait la marque des francs-maçons. Quant à Gamelin, chacun le savait communiste…

La Révolution Nationale leur fit la surprise d’un monde nouveau. Le Maréchal était celui qu’on attendait.

– Nous assistons, disait Bouvard, à l’enfantement d’une seconde Europe.

Un de leurs amis de, Paris, un certain Barbaro, professeur de philosophie, leur envoya les livres et les brochures à la mode. Ils lurent d’abord Ferdonnet. Sans connaître les gens dont parlait celui-ci, ils trouvaient les portraits ressemblants et déploraient qu’un tel génie eût été si longtemps méconnu. Puis ils lurent Doriot et Maurras, Fabre-Luce et Montigny.

– Le Chef a parlé, disait Pécuchet. Qu’on le suive ! L’homme fictif de 89 nous a sclérosés, D’ailleurs, la vie des abeilles prouve la nécessité de la Monarchie.

– Pourtant, les fourmilières semblent des Républiques, disait Bouvard.

Et ils se perdaient dans ces contradictions.

Ils étudièrent la question du suffrage universel.

Suivant Pécuchet, les fraudes électorales venaient de la sottise du peuple. Bouvard pensait qu’elles étaient dues à l’ignorance des masses. Mais comment expliquer que ces mêmes foules stupides et illettrées aient compris l’immense bienfait de la Révolution Nationale ?

Maintenant que l’autorité venait d’en haut, il n’y avait plus ces incessantes crises ministérielles. Quand le Maréchal le jugeait bon, il changeait son équipe, mais pas plus d’une fois par semaine, et cela prouvait, selon Pécuchet, la volonté coordonnatrice du Chef. Bouvard faisait remarquer que la réforme essentielle avait été d’appeler les ministres secrétaires d’État, ce qui les associait plus étroitement à la gestion du pays.

L’arrivée au pouvoir de l’amiral Darlan les enchanta. Qui, mieux qu’un amiral, pourrait administrer une grande nation ? La France était-elle autre chose qu’un cuirassé au mouillage ? Ils imaginaient alors de placer à la tête des municipalités de cent mille habitants des capitaines de frégate ; les villes moins importantes seraient confiées à des capitaines de corvette, tandis que les chefs-lieux de canton auraient pour maires des enseignes de vaisseau et les simples communes, un quartier-maître. Comme ils ne savaient pas bien exprimer leurs idées, ils envoyèrent leur projet à Barbaro qui le mit en forme et le transmit à Vichy. L’amiral Darlan leur adressa une lettre de remerciements.

Ce premier succès les encourageait à poursuivre l’étude de l’ordre nouveau. Ils commencèrent par la réforme corporative. Ils lurent Proudhon, Sorel, Valois, Charles Maurras, La Tour du Pin, Firmin Bacconnier. Ils se perdaient dans les termes de l’économie dirigée et du contrôle des changes. Le rationnement alimentaire surtout leur paraissait une immense découverte destinée à protéger le consommateur contre le gaspillage et la gourmandise. Pour Pécuchet, la Corporation formait un triangle dont le technicien était le sommet à égale distance des deux autres, ouvrier et employeur. Mais qu’est-ce qu’un technicien ? L’ouvrier ne l’est-il pas autant que l’ingénieur, et l’employeur ne peut-il, s’il travaille lui-même dans son entreprise, être considéré comme technicien et comme ouvrier en même temps ? Il était donc plus juste, disait Bouvard, de voir dans la Corporation un cercle dont le centre serait le Maréchal.

– Tout avec le Maréchal ! Rien sans le Maréchal !

Ils se sentaient revalorisés en tant que Français par la révision des naturalisations, mais les mesures de protection de la race, dont ils proclamaient la nécessité, les inquiétaient un peu. Pécuchet se demandait anxieusement s’il n’avait pas une arrière-grand-mère juive ; Bouvard se rappelait avec des remords que, dans une maison louche du quartier de la Bastille, il était un soir monté avec la négresse; et tous deux se lamentaient à l’idée que leur sang pouvait charrier des globules impurs.

Quand ils étaient las d’étudier, ils prenaient leur uniforme de Compagnons de France ; les longues jambes poilues de Pécuchet s’enfonçaient dans de lourdes chaussures; les genoux cagneux de Bouvard s’arrondissaient sous une culotte courte ; et tous deux, plus bardés de buffleteries qu’un chasseur de l’Arkansas, portaient un sac de montagne et un bâton ferré. Tout Chavignolles était aux fenêtres la première fois qu’ils sortirent en ce costume. À l’auberge de la « Croix d’Or », on commentait sans indulgence l’attirail des Parisiens ; et le docteur Vaucorbeil ne se gênait pas pour les traiter d’imbéciles.

C’était un homme dangereux, ce Vaucorbeil, un républicain, un athée.

– De tels individus déshonorent la France ! disait Pécuchet.

Bouvard pensait de même. Des gens pareils compromettaient l’œuvre du Maréchal. Leurs critiques négatives empoisonnaient les simples. On pouvait voir, d’ailleurs, à quels abîmes ces esprits forts avaient conduit la France.

– Peut-être devrions-nous faire un rapport au préfet ! dit un jour Bouvard.

Vers cette époque, heureusement, on créa la Légion. Bouvard avait été capitaine d’habillement à Toulouse ; Pécuchet, en septembre 1939, gardait héroïquement un pont du côté d’Aurillac ; et tous deux avaient fait don de leur personne à la patrie.

Ils adhérèrent donc à la Légion avec enthousiasme. Le président pour Chavignolles était un notable du pays, M. de Noir du Bois Brun. Il avait, sous des cheveux déjà rares, un front étroit, des yeux myopes, des lunettes dorées et un teint rose de bébé colérique. Il bégayait en parlant ; il se croyait cultivé parce qu’il faisait relier des livres qu’il ne lisait pas, et son activité brouillonne se dépensait au service de la Révolution Nationale. Il s’entendait fort bien avec Bouvard et Pécuchet, ses voisins, desquels il aimait à prendre conseil. Et chaque semaine, ils développaient dans la grande salle de la « Croix d’Or », décorée pour la circonstance d’une photographie, du Maréchal et d’un drapeau tricolore, les beautés de l’ordre nouveau devant des paysans ahuris.

– Légionnaires, nous devons tous l’être, même si nous n’appartenons pas à la Légion. Ainsi se créera cette élite constructive et totale, dont le dynamisme et l’enthousiasme, par le travail consenti et joyeux, par la discipline d’un mouvement collectif d’équipe, animeront les Chantiers de France.

Plus de discours vains ni de mots à majuscules. Le labeur physique endurcit l’âme comme les muscles ; il est un calme contre la douleur : labor callum abducit dolori. Les jeunes seront dans tous les actes de leur vie les Missionnaires du Maréchal.

Bouvard et Pécuchet applaudissaient ce fier langage. Pécuchet foudroyait du regard ceux qui n’écoutaient pas avec l’attention voulue ; et tous deux prenaient des mines fermes et dévotes, tandis que M. de Noir du Bois Brun terminait en ordonnant une minute de silence pour penser à la Révolution Nationale.

Chaque matin, du fond de son lit, Bouvard à sept heures précises, criait d’une voix enrouée :

– À moi, compagnon !

Pécuchet, le bonnet de coton sur l’oreille, se dressait sur son séant, se frottait les yeux et répondait :

– France d’abord !

Et conscient d’avoir accompli l’essentiel de leur devoir légionnaire, ils reprenaient leur sommeil interrompu.