Pouvait-on continuer la guerre en Afrique du Nord en juin 1940 ?

Pouvait-on continuer la guerre en Afrique du Nord en juin 1940 ?

Pouvait-on continuer la guerre en Afrique du Nord en juin 1940 ?

Par le général de Larminat

Nous reproduisons ici, sur ce sujet souvent débattu, une lettre du général de Larminat insérée par le journal « Le Monde », du 23 juin dernier.

Paris, le 28 mai 1955

Monsieur le rédacteur en chef,

J’ai lu avec un grand intérêt l’article du général Weygand paru dans votre journal du 10 mars 1955 sous le titre : « Transporter en juin 1940 la lutte en Afrique du Nord eut été la perdre », pour répondre aux affirmations émises sur le sujet par le général de Gaulle dans ses propres Mémoires.

Je ne suis ni nommé, ni directement visé dans l’article du général Weygand ; mais vous conviendrez certainement, Monsieur le rédacteur en chef, que tous ceux qui, dès juin 1940, ont agi en vue de conserver dans la lutte, aux côtés de nos Alliés, les territoires français d’outre-mer, sont solidaires devant les conséquences et les interprétations de leurs actes, comme ils l’ont été dans ces actes. Je vous demande donc d’avoir la courtoisie d’insérer dans votre journal la présente lettre, qui évoque sur le sujet considéré un certain nombre de points de fait, et propose, en face des affirmations apportées par le général Weygand, des arguments que je crois susceptibles d’éclairer utilement la controverse.

Je rappelle brièvement qu’en juin 1940, j’étais, sur recommandation expresse du général Weygand, chef d’état-major du général Mittelhauser, commandant en chef du théâtre d’opérations du Moyen-Orient – que j’y échouai dans ma tentative de garder les forces du Moyen-Orient aux côtés des Alliés – que je fus mêlé peu après à l’essai de résistance de Djibouti – pour être finalement plus heureux et réussir, aux côtés d’Éboué, Leclerc, d’Ornano, Pleven, Sicé, Boislambert, Delange, à rallier le bloc d’Afrique équatoriale – Cameroun qui fut le pivot territorial de la France Libre.

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Sur le point de savoir si la guerre devait et pouvait être poursuivie dans l’Empire français, la Méditerranée étant la Marne du temps, je propose les points de fait et thèmes de réflexion qui suivent :

– c’est un point de fait que, quels que soient les efforts déployés et l’aide des Britanniques, l’on aurait pu faire passer en Afrique du Nord en juin 1940 beaucoup plus de 50.000 hommes, non dépourvus d’équipement, et que l’Afrique du Nord aurait eu quelque mal à les héberger, sans qu’il y eut là obstacle rédhibitoire dans un épisode aussi tragique et vital – on l’a bien vu en 1943 ;

– c’est un point de fait que la part de ce renfort attribuée à l’armée de terre aurait considérablement valorisé nos troupes d’Afrique pauvres en cadres et spécialiste ;

– c’en est un autre que notre flotte trouvait à Bizerte et Mers-el-Kébir de quoi combattre pendant quelques mois et que cela assurait aux Alliés la maîtrise en Méditerranée. Après cela, elle aurait fait comme tout le monde dans les temps difficiles : cannibalisation, modifications d’armement, etc. En tout cas elle aurait évité ce sort lugubre d’encombrer les fonds de la rade de Toulon, sans avoir combattu ;

– c’est un point de fait que nous disposions alors en Afrique du Nord, en matériels d’aviation modernes, servis par des équipes de première valeur et en nombre surabondant, et disposant d’une infrastructure permettant les manoeuvres :

de 200 avions de chasse (Dewoitine 520 et Curtiss P. 36) soit sept groupes ;

de 110 avions de bombardement (Léo 45, Boston, Glenn Martin) soit neuf groupes, plus bon nombre d’avions de reconnaissance utilisables.

Ces forces aériennes non négligeables étaient assurées d’être entretenues et renforcées par les envois américains. En vertu des contrats passés, les Curtiss, les Boston, les Glenn Martin et leurs rechanges débarquaient régulièrement en caisse à Casablanca, et il est d’évidence que les envois se seraient intensifiés. Au bout des trois à quatre mois de préparation indispensable, il pouvait y avoir supériorité aérienne locale en notre faveur.

Notons de plus que l’Axe ne possédait pas de porte-avions et que les Britanniques – qui auraient mis tout en oeuvre pour sauver Malte et la route des Indes – en avaient.

– De toutes façons, l’entreprise allemande vers l’Afrique du Nord ne se serait développée qu’après l’échec de la bataille d’Angleterre – car le succès de celle-ci l’eut rendue inutile – et dès lors les chances d’obtenir le consentement de l’Espagne devenaient très douteuses, l’événement l’a prouvé – cependant que les délais nous auraient permis d’organiser la défense (1).

– Une telle opération, menée à partir de bases éloignées dépendant de lignes de communication incertaines, contre un adversaire ayant la maîtrise de la mer et disposant de forces aériennes bien adaptées, comportait des aléas de nature à faire hésiter un Hitler qui a toujours répugné à des aventures outre-mer, et qui dès ce moment s’orientait vers l’Est. Le succès en était douteux si elle avait été tentée.

– Le bénéfice stratégique à attendre du maintien de l’Afrique du Nord et de la flotte française dans la guerre était par contre immense ; c’était à bref délai l’éviction des Italiens d’Afrique et de la Méditerranée, l’économie énorme des moyens qui durent être dépensés par les Alliés pour entretenir, par le Cap, le théâtre d’opérations du Moyen-Orient, conserver Malte, puis prendre pied en Afrique du Nord – sans parler des risques sévères qui furent pris pendant deux ans.

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Ne serait-il pas plus réaliste d’essayer de comprendre ces décisions de juin 1940 selon l’optique du moment, au lieu d’essayer de les justifier en fonction des événements qui suivirent – ou qui auraient pu suivre ?

J’ai constaté à distance l’effet d’inhibition étonnant produit par la victoire allemande sur des gens qui n’avaient rien à en craindre immédiatement et n’avaient pas subi directement les coups. J’aurais beaucoup d’histoires drôles à conter à ce sujet. Je mentionne simplement que le maréchal Smuts, qui n’avait rien d’un francophile, a avoué au général de Gaulle en 1942 que sans notre coup d’audace d’Afrique équatoriale – qui a rompu l’envoûtement – il n’aurait pu tenir le Sud-Afrique dans la guerre.

Faut-il s’étonner dès lors que des chefs qui avaient vécu toutes les émotions, subi toutes les fatigues, sous le faix d’immenses responsabilités, aient perdu quelque peu de la lucidité et de la fermeté qu’il leur eut fallu pour mettre l’événement à sa vraie place et en tirer les justes conséquences ? Alors qu’ils n’étaient eux-mêmes pas soutenus par un gouvernement ferme, fort et lucide ? Il serait injuste de le leur reprocher.

Mais il faut bien comprendre et se remémorer que sous le coup de massue, et comme presque tous les Français, et au moins jusqu’à l’échec de la bataille d’Angleterre, ils ont admis la victoire totale allemande.

Certains l’ont joué : un marin comme Darlan savait que ses bateaux, une fois enfermés dans nos ports, n’en sortiraient plus que dans le cadre d’une grande flotte « européenne ». D’autres l’ont admise seulement, comme un fait acquis, et ont agi contre ce qui pouvait desservir les intérêts de la France en fonction de ce fait.

Seul le général de Gaulle, et quand bien même tous les éléments de sa conviction n’auraient pas été absolument fondés, a eu la vision transcendantale de l’événement, du salut public, l’héroïsme d’en prôner et d’en adopter les moyens.

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Pointilleusement et une fois encore, le général Weygand distingue entre capitulation et armistice, la première étant déshonorante et le second honorable.

Cette distinction m’a toujours rempli d’étonnement. Elle sent son ancien régime et le temps des armées de mercenaires, ou l’on voit très bien le maréchal de Saxe se retourner vers la Cour de France : « L’honneur de Maurice de Saxe lui interdit de capituler, et comme son armée ne peut plus se défendre, à Sa Majesté de prendre l’affaire à son compte ». Somme toute, un de ces subtils transferts de responsabilités entre pouvoirs militaires et civils, qui satisfont les points d’honneur à défaut des intérêts nationaux.

Mais nous sommes au vingtième siècle, et la guerre contre Hitler mettait en jeu le total. Et là je ne peux plus suivre, ni comprendre et admettre cette dissociation de l’armée et du gouvernement. Celle-ci pouvait et devait capituler, en bloc ou par parties, après avoir épuisé ses moyens de défense, selon les ordres du gouvernement et pour lui donner les moyens de conduire la suite de la guerre aux mieux des intérêts du pays.

Il n’y a pas de code de justice militaire qui tienne contre cette évidence.

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Pour en terminer sur le sujet, je pense que le meilleur argument que le général Weygand aurait pu invoquer contre le transfert de la guerre en Afrique est que cette guerre ayant été mal préparée et conduite en France, dans des conditions réputées normales, par le parlement et le gouvernement du temps, les mêmes eussent à fortiori été bien incapables de mener outre-mer une guerre autrement difficile, sinon désespérée.

Cet argument ne manque pas de valeur et il n’y a pas à dissimuler que si quelque chose, et même de grandes choses, ont pu être faites avec de modestes moyens, c’est bien parce que le général de Gaulle a, pendant cinq ans, disposé d’une autorité non contestée.

Il ne me satisfait cependant point. Ce n’aurait pas été la première fois que les Français se seraient ressaisis dans le malheur et auraient fait preuve de cohésion pour en conjurer les effets. En tout cas la mise en jeu dans la guerre de tous les moyens qui nous restaient, la position morale et matérielle que cela nous assurait dans le camp allié, le maintien de la légitimité dont firent bon marché à tort les hommes du 10 juillet, et par voie de conséquence celui de l’unité morale du pays, tout cela devait avant tout être considéré.

Veuillez agréer, Monsieur le rédacteur en chef, les assurances de ma haute considération.


1) Deux bonnes divisions, bien armées, pouvaient être prélevées sur le Levant et transportées en Afrique du Nord.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 81, septembre-octobre 1955.