Entente cordiale et gratitude des Français Libres par René Cassin

Entente cordiale et gratitude des Français Libres par René Cassin

Entente cordiale et gratitude des Français Libres par René Cassin

Si le cinquantenaire de l’Entente cordiale évoque pour l’ensemble de la nation française l’événement décisif ayant, le 14 octobre 1903, mis fin à des siècles de rivalité entre France et Grande-Bretagne, ceux des Français qui, pendant les années tragiques de la Seconde Guerre mondiale, sont restés invariablement fidèles à l’alliance franco-britannique éprouvent une joie particulière à célébrer ce tournant de l’histoire des deux grands peuples de l’Europe occidentale.
Les Français Libres et tous les combattants qui répondirent à l’appel à la Résistance lancé à Londres par le général de Gaulle, bien avant l’automne 1942 où, suivant la parole du poète « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme », ont d’abord conscience d’avoir agi en conformité avec l’esprit de l’Entente, comme avec la lettre des engagements échelonnés depuis 1903 jusqu’en mars 1940. En fondant dès le 1er juillet 1940 ou en rejoignant les Forces Françaises Libres sur le sol de l’Angleterre menacé de bombardement, de blocus et d’invasion et incomplètement armé, ils ne se sont comportés ni en réfugiés, ni en mercenaires. Demeurés des alliés, ils sont venus partager les risques du peuple britannique qui a soutenu alors la lutte tout seul avec les membres du Commonwealth. Ils ont ainsi contribué à la défense du « réduit » des îles britanniques, du canal de Suez et autres points vitaux, avant de s’élancer enfin vers les combats libérateurs de la patrie !
Que les accords Churchill – de Gaulle, conclus au seuil de la bataille aérienne de Londres aient eu ce sens et aient été fidèlement exécutés, la plaque apposée sur le n° 4 de Carlton Gardens et le monument aux Morts français, tombés en Grande-Bretagne, inaugurée récemment à Brockwood après lecture d’un message de Winston Churchill, l’attesteront à jamais !
Qui peut, d’autre part, oublier que, dès le mois d’août 1940, des Forces françaises, armées dans le Royaume Uni, ont maintenu ou fait rentrer dans la guerre, des parties importantes de l’Afrique française, participé aux batailles de Londres et de l’Atlantique ; que, graduellement tous les territoires de la France d’outre-mer ont pris leur part de l’effort allié et, qu’en juin 1944, c’est en partant d’Angleterre que nos commandos de parachutistes français, nos aviateurs, nos marins, et les troupes de Kœnig et de Leclerc ont bondi vers la mère-patrie pour la délivrer ?
Mais plus grande est notre fierté de combattants, plus aisément pouvons-nous payer notre tribut de gratitude aux autorités et au peuple britanniques pour l’hospitalité généreuse donnée par eux aux Français volontairement éloignés de leur famille, de leur foyer, et momentanément déracinés.
En sa qualité d’animateur principal de la lutte contre l’Axe, Winston Churchill donna évidemment, par ses discours à la chambre des communes, à la radio, comme par ses actes, l’exemple des vues les plus larges : ce n’est pas seulement à de valeureux soldats pris individuellement qu’il rendit hommage, mais à la France même et au drapeau tricolore dont nos hommes attestaient la présence dans la lutte.
Il me serait impossible d’énumérer ici les occasions souvent émouvantes dans lesquelles les milieux officiels, les membres du gouvernement, les membre du parlement, les lords de l’amirauté, les chefs des armées de terre et de l’air, les directions des ministères comme les autorités du London County Council ou des comtés et cités d’Angleterre, d’Écosse ou du Pays de Galles ont marqué, par des actes tangibles leur sympathie, plus encore, leur faveur à l’égard des Français symbolisant pour eux les souffrances et les espoirs de la nation française. En aucune circonstance, même la plus critique, les fonctionnaires de la Treasury, dont la réputation de rigueur est bien établie, n’ont cessé de témoigner de la compréhension la plus vive vis-à-vis des besoins de la France Combattante et de la confiance la plus complète envers les hommes qui avaient assumé la responsabilité redoutable d’y faire face et de rembourser leurs avances jusqu’au dernier centime.
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Je voudrais insister ici sur l’attitude du roi George VI et sur celle du peuple britannique lui-même.
Tout le monde sait avec quelle courageuse dignité, mais aussi avec quelle sollicitude le roi George VI, la reine Elisabeth et toute la famille royale se sont comportés pendant les terribles épreuves qui ont assailli la population de leurs villes bombardées par des avions et, plus tard par les V-1 et les V-2. Cette sollicitude n’a pas été réservée aux seuls citoyens britanniques. Le roi George VI est venu dès l’été 1940 visiter à Aldershot, les premières troupes françaises s’entraînant au camp Delville ; il a décoré de sa main les aviateurs et marins français les plus vaillants ; reçu dans son palais, et même dans son foyer, les chefs militaires ou civils de la France Combattante. Chaque fois que j’ai eu l’honneur de l’approcher dans les conférences de Saint-James ou à Buckingham Palace, le petit-fils d’Edouard VII, fondateur de l’Entente cordiale, s’est exprimé en français et a porté ostensiblement sa croix de guerre et sa Légion d’honneur. Le 7 novembre 1942, quelques heures à peine avant le débarquement des Alliés à Alger, la princesse Elisabeth, devenue maintenant reine, était accueillie à l’Institut français de Londres et y entendait la belle Ode à la France, écrite par Charles Morgan.
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Comment maintenant évoquer sans émotion la manière délicate et touchante dont les Britanniques, civils ou militaires, appartenant aux régions comme aux couches sociales les plus diverses, se sont comportés spontanément – et en dehors de toute intervention officielle – envers les combattants français ou les familles d’origine française résidant provisoirement, parmi eux ?
Au début ce fut une compassion immense et ingénue. Chacun ressentait muettement la douleur de n’avoir pu épargner à la France les horreurs de l’invasion et de l’occupation. Loin d’accuser, l’homme de la rue cherchait les occasions d’aider les citoyens de ce pays. Dans les autobus, on choyait ceux des soldats qui déclaraient être des Free French Forces ou qui en portaient les insignes. Le 14-Juillet 1940, une foule chaleureuse et émue acclama le défilé des légionnaires et chasseurs de Narvick et de nos jeunes volontaires, qui s’est déroulé de la tombe du Soldat inconnu à Whitehall jusqu’à la statue du maréchal Foch – préface aux magnifiques défilés des bataillons armés, le 11 mai 1941 et le 14-Juillet 1942 ! – Devant le groupe d’aviateurs que commandait le capitaine Becourt-Foch nous fîmes en silence le serment de ne revenir vivants que si nous parvenions à sauver la France !
La solidarité la plus complète se manifesta aussitôt : vêtements, couvertures, logement, travail, furent généreusement distribués aux civils par des femmes dévouées, dont je retiens en ce moment quelques noms : Lady Crawshay, Lady Peel…
Quant aux soldats, ils trouvèrent dans les Amis des Volontaires français, association présidée par la marquise de Crewe et Lord Spencer Churchill, une véritable famille. Grâce à eux, ils purent recevoir des vêtements chauds, des cigarettes, quelques vocabulaires britanniques. Bientôt s’organisèrent des cantines, des foyers pour les marins de guerre ou du commerce, des repas dans les restaurants. Les clubs luxueux ou modestes s’ouvrirent gratuitement. Les mois s’ajoutant aux mois, les amis des volontaires instituèrent un vaste réseau de familles prêtes à héberger les permissionnaires et à les traiter comme leurs propres fils. On peut dire que chaque groupe d’élèves officiers, d’aviateurs, de parachutistes, de marins, de militaires, de pêcheurs boulonnais ou bretons, a eu ses hôtes attitrés. Des liens de durable affection, sans parler des liens sentimentaux et de foyers franco-britanniques nombreux, se sont créés au cours des quatre années pleines pendant lesquelles l’hospitalité britannique a été libéralement dispensée aux Français. Or ceux-ci, ne l’oublions pas, étaient loin d’être les seuls Européens du Continent en Angleterre. L’arrivée de nombreuses troupes américaines et canadiennes se préparant pour le débarquement, n’a affaibli en rien l’élan chaleureux, dont je fus le témoin non seulement à Londres, à Malvern, à Penrith au coeur de l’Écosse, à Cardiff et Swansea en Pays de Galles, mais aussi dans les villes du centre ou du sud à Brighton, à Torquay, à Penzance, en Cournouailles où la bonne Miss Harvey, fille du maire, se révéla la providence des pêcheurs français comme des jeunes évadés de France par canots ou voiliers.
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Au risque de paraître involontairement injuste pour d’autres groupements sociaux ou de laisser à d’autres l’honneur de rappeler les marques de camaraderie fraternelle données en tous les points du globe par les colons, gouverneurs, consuls, marins ou militaires de l’empire britannique et des peuples du Commonwealth, je voudrais rendre un hommage particulier aux prêtres, aux pasteurs et religieux appartenant aux églises les plus diverses, à la tête desquels le cardinal archevêque de Londres, le primat de Canterbury et le grand rabbin, se sont signalés.
Les syndicats ouvriers, en particulier ceux des transports, des marins et des mineurs, ont joué un rôle primordial pour faire comprendre dans les masses la tragédie de la France ; ils ont apporté à maintes reprises, notamment au moment où l’amiral Darlan avait été choisi comme « expédient provisoire » à Alger, par nos Alliés américains, un appui décisif à ceux qui supportèrent seuls avec eux le poids de la guerre entre 1940 et 1941. Les industriels, les syndicats patronaux n’ont pas été moins cordiaux envers nous, soit qu’il s’agisse de construire des corvettes ou des tanks pour nos forces, de recourir à la capacité de nos ingénieurs des poudres ou de nos travailleurs d’usine, soit enfin qu’il s’agisse d’ouvrir à la France Combattante l’accès des conférences internationales du travail.
La presse s’est montrée remarquablement compréhensive et accueillante à l’égard de la France. Tout en gardant sa liberté de critiques (quelquefois peu fondées), elle a su admirablement résister aux campagnes et aux pressions dirigées sur les Français Libres, particulièrement au cours de cette période où l’unité de la Résistance française assurée par eux jusqu’au 7 novembre 1942, avait été affaiblie sinon rompue, du fait de combinaisons politiques extérieures. Nul mieux que nous n’a pu admirer les bienfaits d’une presse, qui a su conserver son indépendance dans une discipline librement consentie, en pleine guerre. Le civisme britannique s’est pleinement confirmé en ce domaine comme dans celui du rationnement et de la tenue sous les bombardements les plus meurtriers…
Qu’il soit permis enfin à un universitaire de témoigner la reconnaissance de tous : soldats, écoliers ou intellectuels à l’égard des universités britanniques et des savants, écrivains, professeurs ou directeurs d’établissements scolaires les plus variés. Les enfants de nos pêcheurs ont bénéficié d’écoles françaises spécialement créées à leur intention, comme les petits Français groupés à Londres eurent la leur. Des boursiers et des maîtres français ont été accueillis à Oxford, à Reading, à St Andrews, etc. Des semaines tournantes de langue ou peinture française ont été bénévolement instituées dans une quinzaine d’universités ou de cités anglaises ou écossaises, afin que notre « doux parler » ne soit pas plus oublié que la magie des tableaux des peintres de l’École française. Partout où j’ai pu, devant un auditoire composé en majeure partie d’étudiantes à cause de la mobilisation, évoquer les souffrances mais aussi l’esprit de résistance indomptable des intellectuels français, j’ai perçu un frémissement de la jeunesse qui ne pouvait tromper…
C’est que, par-dessus les alternances de la politique et de l’économique, il y a des constantes qui s’imposent à la conscience de nations voisines à travers les siècles et l’espace.
Les réactions des étudiants d’Oxford, auditeurs du général de Gaulle, les acclamations des Écossais de Glasgow s’adressant aux marins et soldats de la France Libre, l’entrée spontanée du peuple londonien dans un bal français de plein air pour faire honneur à notre 14-Juillet : tout cela se tient. Le peuple britannique a compris que si la nation française perdait son indépendance, le monde serait privé d’un foyer rayonnant d’idées et de manières de vivre humainement. Le peuple français a ressenti puissamment, dans l’épreuve, le besoin de s’épauler sur une nation qui respecte et protège la liberté.
Puisse cette leçon ne pas s’oublier ! Nous souvenant des effets désastreux qu’ont eus les crises de l’Entente cordiale, nous demandons, formellement aux hommes d’État et aux dirigeants responsables des deux pays de ne jamais faire ou laisser faire, en temps de paix, une politique pouvant entraîner France et Royaume-Uni à se trouver en temps de crise, dans l’orbite de constellations différentes.
Si un tel malheur se produisait, l’humanité entière risquerait de souffrir cruellement…
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 64, janvier 1954.