Les fusiliers marins à Autun, par Constant Colmay

Les fusiliers marins à Autun, par Constant Colmay

Les fusiliers marins à Autun, par Constant Colmay

Neuville-sur-Saône, le 7 septembre 1944

Débarquée sur les plages de Cavalaire le 16 août, la 1re D.F.L., après les durs combats de Toulon, a remonté la vallée du Rhône et, en avance de trois semaines sur les prévisions américaines, a fait son entrée le 3 septembre dans la capitale de la soie.
Le 1er Régiment de Fusiliers Marins (régiment de reconnaissance de la division), termine cette chevauchée de 400 kilomètres complètement à sec d’essence. Ses quatre escadrons de combat vont s’établir dans la banlieue lyonnaise et profiter de ce repos forcé pour réviser les véhicules et se payer un peu de bon temps. Le 2e escadron, qui a poussé en direction de Villefranche, cantonne à Neuville, charmante cité située à 20 kilomètres dans le nord de Lyon. Les filles y sont enthousiastes et accueillantes. Sur la place où nous campons, le Beaujolais coule à flots. Les « pompons rouges » jouent avec beaucoup de naturel leur rôle habituel de libérateurs, racontent de grands coups et font assaut de galanteries auprès des Neuvilloises qui, toutes émues, ne pourront tout à l’heure refuser la promenade sentimentale demandée.
Dans la soirée, le lieutenant de vaisseau Savary, commandant l’escadron, appelé d’urgence au P.C., revient et prévient les officiers qu’il nous faut appareiller le plus vite possible en direction d’Autun où une colonne de trois à quatre mille Allemands vient d’être signalée. Mission : délivrer la ville et empêcher les boches de retraiter vers les Vosges où ils vont sans doute essayer de se rétablir.
Toute la soirée, chefs de peloton et adjoints vont battre la région en Jeep ou en camions, ramassant les permissionnaires dans les bals et dans les guinguettes. Finalement, nous appareillons à minuit, en laissant pas mal de manquants, que le maître Jestin, adjoint au 3e peloton est chargé de récupérer. Les réservoirs remplis avec les dernières réserves d’essence de la division, l’escadron, pestant et somnolent, va rouler toute la nuit vers une nouvelle aventure.
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Autun et le secteur de Dracy-Saint-Loup (RFL).

8 septembre – Au petit matin, nous faisons liaison, dans les environs de Montceau-les-Mines, avec le colonel M…, du 2e dragons, qui commande l’opération et à sa disposition, en plus de son unité et de notre escadron, des légionnaires de la 13e demi-brigade et des F.F.I. du corps franc Pomies. Les missions sont distribuées avec, comme idée générale de manœuvre, l’encerclement d’Autun. Notre escadron file en direction du Creusot où le lieutenant de vaisseau Savary nous partage les rôles : Astuce (1), débordant largement dans l’Est, ira barrer la N. 494 au carrefour de Dracy-Saint-Loup.

Basilic (2) et Iris (3) vont gagner Saint-Hippolyte, à 2 kilomètres dans le Nord-Est d’Autun. Capucine (4) fera liaison dans l’Est de la ville avec les F.F.I. et les tanks destroyers du 2e dragons. À tous, ordre de s’opposer le plus possible au passage des Allemands en faisant bouchon aux endroits désignés. Moteurs ronflants et toutes radios crépitantes, les pelotons se séparent et filent, en disposition de combat, en direction de leur objectif initial. Nous allons suivre séparément la progression et le combat de chacun des pelotons.
*

Astuce en action

À la sortie du Creusot, Astuce embarque dans son véhicule de pointe un ouvrier volontaire pour piloter la colonne par de petits chemins peu fréquentés par les boches. La progression est difficile, mais s’avère très sûre et, à midi, le premier peloton débouche à Dracy sans avoir eu à tirer un coup de feu.
L’aspirant Durand prend position au carrefour avec un half-track, un scout-car, deux Jeep et le « six-pounders » antichar qui est mis en batterie face au sud. Le chef de peloton place les deux scout-cars restants en défilement derrière un mur du village ; ses mitrailleuses flanqueront le tir de Durand et veilleront aux infiltrations qui peuvent venir de l’Est. La voie ferrée et la petite rivière sont également des cheminements qu’il va falloir battre et qui inquiètent beaucoup Astuce.
L’aspirant Durand, dit Palavas, qui veille sérieusement en direction d’Autun, se voit soudain alerté par le Nord : deux tractions avant Citroën lui foncent dessus sans se soucier d’une première semonce. Une rafale de 7,62 bien ajustée, et la voiture de tête capote, avec ses occupants en mauvais état. La seconde traction, qui a continué à l’abri de la première, essaie de passer entre le fossé et le scout-car, mais le chauffeur de celui-ci, fait marche arrière, et une grenade, lancée par le matelot Defert, stoppe définitivement la Citroën d’où jaillit un adjudant de la Luftwaffe qui s’engouffre dans la maison d’en face. Il est vite cueilli et calmé.
Une mitrailleuse est mise en batterie face au Nord ; elle entra en action presque aussitôt. Encore une traction, mais qui s’arrête immédiatement. Flegmatique et souriant, il en sort un beau lieutenant de la Luftwaffe.
– Vite, la Jeep ! Regereau, allez le chercher ! L’Allemand lève les bras devant le colt du chef de Jeep mais celui-ci, imprudent, s’avance trop près et le boche le désarme d’une torsion et tire… raté…
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Dracy (RFL).

Froidement, il réarme et loge deux balles dans la tête de Regereau. Ranguet, le chauffeur de la Jeep, a saisi sa mitraillette… trop tard ! Il s’écroule, frappé de deux balles au ventre et l’officier allemand, plongeant à travers une haie, disparaît. Il faut reconnaître honnêtement qu’il a bien droit à sa croix de fer. Tout cela s’est passé si vite que personne n’a pu intervenir et Palavas, lui-même, de première force à la carabine, s’est abstenu, de peur de toucher l’un des nôtres.

Et maintenant c’est du Sud que vient le danger ; les balles sifflent et des silhouettes apparaissent, rampant dans les fossés. Un cycliste allemand capturé et cuisiné rapidement nous apprend que trois ou quatre cents fantassins de l’infanterie de l’air manœuvrent pour s’emparer du carrefour. Le matelot Tarius, qui a pris position avec son F.-M. dans une maison à 50 mètres en avant, ouvre le feu. Astuce et Palavas déclenchent le tir de toutes les mitrailleuses mais le chef de peloton, jumelles aux yeux, s’aperçoit que l’aspirant Durand va être débordé par les infiltrations. Très agressifs, les boches progressent toujours et vont arriver à portée de grenade des véhicules.
– Allo… Palavas… Ici Astuce… décrochez et rejoignez-moi. Je vous couvre de mon feu.
– Allo Astuce… Bien compris… Exécution.
Aussitôt, l’aspirant Durand appelle le chef de pièce du six-pounders :
– Collin, avant de décrocher, fais-leur donc cadeau de l’obus qui est dans ton canon !
Un coup de canon antichar sur de l’infanterie, c’est à peu près aussi efficace qu’un coup d’épée dans l’eau : cela fait du bruit et de la fumée. L’obus ricoche sur la route et s’enfonce dans un mur. Aussitôt, au-dessus d’un fossé, un mouchoir blanc s’agite. Serait-ce un traquenard?…
– Collin, allez les chercher !
Et tout seul, colt en main, notre brave Breton, aussi solide au feu qu’au cabaret, sa silhouette courte et robuste de pêcheur se détachant bien sur la route, va ramasser 80 boches arborant de magnifiques insigne de l’infanterie de l’air et qui semblent plutôt ahuris en voyant qu’ils ont été faits prisonniers par une poignée de marins. Colonne par un et sous la menace des mitrailleuses, Palavas les pousse rapidement vers Dracy où Astuce les parque dans le préau de l’école. Beau succès, mais bien embarrassant, aussi le chef de peloton leur fait dire par son chauffeur Chenneau (un Luxembourgeois qui adore tirer du boche) qu’à la première tentative d’évasion la mitrailleuse braquée sur le préau ouvrira le feu sans sommation. Un adjudant qui s’avance et veut se présenter à Astuce se fait botter le chose… (Astuce est pressé et n’aime pas les réclamations).
Pendant cet épisode, l’engagement a continué, de plus en plus violent. En décrochant, l’aspirant Durand a voulu récupérer Tarius qui, le F.-M. à la hanche veut épuiser ses munitions et fait un travail magnifique. Finalement il tombe, criblé de balles. Les deux scout-cars du peloton, dont les six mitrailleuses tirent toujours sur la route, sont repérés par un 88 allemand qui envoie quelques obus bien placés. Le second-maître Auger est tué. Il faut changer de position… la route est libre et la colonne allemande commence à passer. Le chef de peloton ne décolère pas :
– Avec un peu d’infanterie nous aurions arrêté tout cela ! Cette infanterie il l’a vainement réclamée à la radio : sur tous les axes des combats particuliers sont engagés et il n’y a pas de renforts disponibles.
À la tombée de la nuit, Astuce monte une opération et, aidé de quelques F.F.I., récupère le carrefour avec tout le peloton. Cinquante boches sont encore capturés. Le colonel M… arrive avec son automitrailleuse et confirme qu’il est impossible d’avoir de l’infanterie. Il quitte le peloton en disant sa satisfaction. Mais encore une fois il va falloir reculer : la pression allemande se fait de plus en plus forte, les grenades commencent à pleuvoir autour des véhicules, il y a du boche partout et Astuce ordonne le décrochage au moment où un groupe d’Allemands met le feu à 50 mètres du carrefour, à deux camions chargés d’essence et appartenant aux F.F.I. L’incendie illumine les environs, aussi les véhicules, en fonçant sur Dracy, peuvent faire un magnifique carton sur un convoi hippomobile. Le hennissement des chevaux, les cris des blessés, le hurlement des commandements, fait penser au chef de peloton (qui n’est pourtant pas poète) qu’il y a là de quoi inspirer un peintre de talent.
La communication radio reprend avec le P.C. escadron. Le commandant Savary ordonne à Astuce de décrocher et de le rejoindre. Furieux, celui-ci refuse (quelle belle eng… il va prendre demain !). Toute la nuit, le peloton va faire accordéon : poussée sur le carrefour où le passage des boches sera freiné, puis reflux sur Dracy sous la menace des grenades et du corps à corps. Les hommes sont exténués, mais ravis. Il fait froid et la population de Dracy, qui a été magnifique de sang-froid, n’économise pas le vin chaud. Les quatre morts du peloton sont réunis et veillés par les femmes. La colonne allemande s’amenuise et le carrefour est définitivement réoccupé. Au petit matin, Astuce progresse en direction d’Autun où tous les pelotons font leur entrée presque en même temps, prouvant ainsi qu’à la guerre l’initiative et l’esprit d’équipe ont gardé leur importance.
*

Basilic à l’œuvre

Pendant que le 1er peloton (Astuce) se battait à Dracy, les deux autres pelotons et même le P.C. escadron étaient également furieusement engagés. Suivons le combat du 2e peloton :
L’ingénieur du génie maritime Burin des Roziers commande le 2e peloton, 40 ans, il devrait réparer ou construire des bateaux. Il a préféré, malgré ses trois ficelles un commandement de sous-lieutenant, celui d’un peloton de combat. Simple et modeste, il va à la guerre comme d’autres à la chasse. Son second est l’enseigne de vaisseau de 2e classe Bures.
Basilic gagne Saint-Hippolyte, petit village situé à 2 kilomètres au Nord-Est d’Autun. Première surprise : un camion allemand passe à toucher le peloton et rentre dans Autun. Ni les marins ni les boches ne se rendent compte assez vite de la situation pour tirer.

Contact

Le contact est vite pris. Dissimulés derrière des fermes et des haies, les tireurs allemands ainsi que les armes automatiques ouvrent le feu sur le peloton. Bures, avec deux scout-cars, va reconnaître la N. 494 qui mène d’Autun à Arnay-le-Duc. Voici le half-track P.C. du lieutenant de vaisseau Savary escortant le command-car du général Brosset. Jeune et dynamique, le commandant de la 1re Division des Forces Françaises Libres trouve qu’on ne fonce jamais assez. Il voudrait bien coucher ce soir à Autun. Mais une vive réaction ennemie a salué l’arrivée des deux voitures. Un peu poussé par le commandant Savary, le général s’en va tâter un autre coin. Le half-track du peloton de commandement qui trop souvent ne travaille qu’avec sa radio, dérouille joyeusement ses mitrailleuses.

Le chef de peloton hors de combat

En avant, Bures est fortement engagé contre les cyclistes allemands. Il tire aussi sur les charrettes chargées de troupes qui tentent de se frayer un passage vers le Nord. Une voiture part le renforcer.
Bientôt une Jeep file vers l’arrière ramenant le capitaine Burin des Roziers sérieusement blessé au genou. Bures se hâte vers la patrouille de tête pour prendre sa place.
«À mon arrivée, raconte-t-il, je vis un spectacle. Trois scout-cars avec leurs mitrailleuses tiraient comme à l’exercice, à plein rendement, sur une masse informe de cyclistes, de fantassins, de cavaliers, de charrettes ennemis. Une vraie boucherie ». Vingt hommes tenaient en échec avec leurs armes et leurs véhicules modernes, bien abrités derrière de bons blindages, une foule hurlante de plusieurs centaines d’Allemands.

Bures est blessé

À pied, Bures fouille maintenant, à la tête de quelques hommes, les maisons qui bordent la route. Les Allemands réagissent. Des grenades fusent un peu partout. L’enseigne est atteint au visage et une Jeep l’emmène, ensanglanté, vers l’arrière.
C’est maintenant le lieutenant de vaisseau Savary qui assure le commandement du peloton. Les scout-cars tiennent toujours la route sous leur feu. Mais les fantassins ennemis s’infiltrent de plus en plus par les fossés en se dissimulant derrière les moindres accidents de terrain. C’est à pied que combat le commandant d’escadron, au milieu de ses hommes, les Tosce, les Godard, les Zimmer, les Deltour. Tout ce monde lance des grenades ou tire à la carabine sur des silhouettes fugitives.
L’enseigne de vaisseau Guillemin, officier adjoint de l’escadron, arrive à son tour. Il a passé la journée à essayer de se mettre d’accord avec les F.F.I., dragons et légionnaires. Il vient de réclamer un renfort d’infanterie pour soutenir le peloton squelettique qui barre seul la route aux Allemands en fuite vers le Nord. En vain, et il est furieux.
Le commandant Savary lui laisse le peloton et s’en va réclamer à son tour des renforts, mais auparavant il lui passe la suite. Pas besoin de grandes explications. Pendant que les deux officiers se penchent sur une carte, une balle passe entre eux, éraflant au passage le cou du lieutenant Guillemin. Cela suffit à créer l’ambiance ! Les tireurs d’élite allemands ont bien vu les casquettes à galons d’or… le casque s’impose. La séance continue. Mais voici qu’un antichar allemand se dévoile. Un obus loupe de peu le scout-car de tête.
On recule un peu. L’antichar a vite repéré la nouvelle position. Cela commence à chauffer. Guillemin fait mettre en batterie un mortier de 60 mm, arme joujou qui tire en direction de l’antichar. Sept ou huit projectiles suffisent à calmer l’ardeur des artilleurs boches.
La nuit approche et la situation se fait plus critique. Des fantassins allemands surgissent de partout, essaient d’envelopper le peloton déployé maintenant autour d’un passage à niveau. Un scout-car crache le long de la voie ferrée que traversent par bonds les Allemands. Des corps s’écroulent. Mais, la nuit venue, où ne pourra plus tenir à trente contre des centaines d’hommes. Le lieutenant de vaisseau Savary, revenu sans renforts, le comprend et ordonne le décrochage. Le peloton se replie en bon ordre, toutes mitrailleuses en action contre les fantassins qui le saluent au passage de nombreux coups de feu.
Nuit calme dans les maisons de Saint-Hippolyte. Les factionnaires, la rage au cœur, entendront toute la nuit les charrettes allemandes défiler sur la route en direction du Nord. À l’aube, le peloton reprend ses positions. Le temps de débarrasser la route des cadavres des boches et des chevaux, et il entre dans Autun. L’enseigne de vaisseau Guillemin arrive le premier sur la place de la Mairie où une foule enthousiaste acclame les libérateurs.
*

Le baroud de Capucine

L’enseigne de vaisseau Châtel et le 3e peloton travaillent à l’Est d’Autun en liaison avec de nombreux F.F.I. et les tanks-destroyers du 2e dragons. Contact ! Un antichar léger allemand ouvre le feu sur le scout-car de tête que commande le maître Bernier. Le coup perce le rouleau cylindrique qui se trouve en avant du radiateur. Aucune importance pour Bernier qui en a bien vu d’autres. Le maître Bernier mourra au mois d’octobre dans la sombre forêt de Chérimont, sans avoir revu sa femme quittée en 1940 à l’appel du général de Gaulle. Bernier est le meilleur officier marinier, un homme d’action et de caractère, un homme tout court.
Les escarmouches durent toute la journée, au soir Châtel reçoit l’ordre d’entrer à Autun. En tête marche maintenant le premier-maître Morel un Grenoblois pur sang qui a fait, depuis 1940, toutes les campagnes de la 1re D.F.L. Son scout-car s’engage prudemment dans une rue. Mais voici que derrière lui surgit un grand camion jaune chargé d’Allemands qui, eux aussi, entrent dans Autun. Morel, fort de sa priorité, ne se laisse pas faire et engage le combat. Les grenades et les balles pleuvent de part et d’autre. Finalement, les marins sont vainqueurs. Résultats : 50 boches tués ou prisonniers. Après cet exploit le 3e peloton décroche pour la nuit.

Autun est libéré

Au matin du 9 septembre, Astuce, Basilic, Capucine et Iris se retrouvent sur la place d’Autun parmi les habitants ivres de joie et de reconnaissance. Le dernier morceau de l’escadron arrive avec l’aspirant Le Perdriel, laissé à Neuville avec l’échelon et les retardataires. Il a rallié à toute vitesse non sans faire de mauvaises rencontres sous la forme de camions allemands passant dans toutes les directions à travers les forêts.
Dans l’après-midi, l’escadron reprendra sa poursuite en direction du Nord. Dans quelques jours il fera la première liaison avec le groupe d’armées venant de Normandie et de Paris. À Châtillon-sur-Seine, la 1re D.F.L. donne la main à la 2e D.B. L’Ouest et le Centre de la France ne sont plus qu’une vaste souricière où tous les traînards de la Wehrmacht sont pris au piège. De cette victoire, le 2e escadron de fusiliers marins (on devrait dire de cavaliers marins) a pris sa bonne part. Autun n’oubliera pas ses libérateurs à pompons rouges.

Autun, 9 septembre 1944

Les trois pelotons de combat et le P.C. escadron se retrouvent, le 9 au matin, sur la place d’Autun. Les combats d’hier ont fait pas mal de casse, surtout en blessés, aussi les équipages des scout-cars et des half-tracks devront presque tous être remaniés. Je trépigne encore en pensant aux boches qui, faute d’un peu de soutien porté, m’ont échappé au carrefour de Dracy et, tout en me dirigeant vers mon commandant que j’aperçois sur la place, je me demande en quels termes je vais bien pouvoir lui demander de reprendre la poursuite. Avec les dernières réserves d’essence de l’escadron, je pourrais repartir avec mon peloton.
Savary m’accueille froidement et prend son air « gouverneur » pour me dire son mécontentement sur la façon dont je lui ai répondu hier soir à la radio et sur mon refus de décrocher. Je m’excuse en arguant de l’excitation du combat et lui explique quelle était ma situation à ce moment. L’incident est vite clos, cependant je juge qu’il est préférable d’attendre un peu avant de lui demander les possibilités de reprendre la chasse.
Nous nous dirigeons vers un grand bâtiment (la mairie vraisemblablement) où la municipalité est, paraît-il, en train de rendre la justice. Dans les premiers jours de notre débarquement en Provence, nous avions été surpris et un peu interloqués en assistant dans chaque ville libérée à cette parodie de justice qui d’ailleurs, le plus souvent, ne s’appliquait qu’aux femmes. Une fois pour toutes, nous avions décidé de ne pas nous immiscer dans ces querelles de village où les filles étaient tondues pour avoir fraternisé trop intimement avec les beaux blonds de l’autre côté du Rhin.
Toutes ces accusations étaient loin d’être fondées et je pourrais citer tel charmant petit pays des environs de Toulon où une enquête faite par le médecin de l’escadron le prouva de façon catégorique. Il y avait là tout simplement la possibilité d’une vengeance facile pour des Don Juan évincés ! Nous ne sommes pas agneaux – nous serions plutôt forbans, dit-on – et quatre années de guerre ont suffisamment émoussé notre sensibilité pour nous éviter une sentimentalité exagérée mais, quand même, quelque chose nous choque en voyant appliquer ainsi la justice. À tout prendre, nos marins comprendraient plutôt le fusil que la tondeuse et puis, comme dit l’un de mes chauffeurs : « C’est-y possible d’abîmer ainsi de si belles gosses ! »
Aujourd’hui les délinquantes sont nombreuses et toutes richement habillées. Les manteaux de fourrure abondent. Poussées par les Sten des F.F.I. (dangereux, ça …), elles comparaissent devant un aréopage de justiciers. Des noms claquent, des gifles aussi. Le linge sale est lavé en famille, publiquement. Puis elles disparaissent dans une pièce où des Figaros d’occasion sont en action.
Nous sommes rappelés à des considérations plus guerrières par l’arrivée d’un motard qui nous apprend que les boches n’ont pas eu le temps de détruire l’usine d’essence synthétique et qu’il s’y trouverait quelques centaines de mille litres du précieux liquide. Rassemblement de l’escadron et en route sur l’usine où nous faisons le plein des réservoirs et des jerrycans. Certains me prédisent une catastrophe et m’expliquent que cette essence synthétique n’est pas bonne pour les moteurs, que tous les joints vont péter, etc. Je m’en fous… on verra bien. D’accord avec Savary, je fais le plein en priorité et je me prépare à appareiller avec mon peloton. L’escadron suivra dans la journée, en direction d’Arnay-le-Duc.

Les cavaliers marins chargent

J’ai mon peloton au complet : six scout-cars et deux half-tracks, quatre Jeep plus le Dodge de ravitaillement chargé d’essence et de munitions ; l’armement du six-pounders fera soutien porté si nécessaire. Un briefing rapide où je donne mes ordres :
– mission : rattraper la colonne allemande qui a pris la direction d’Arnay-le-Duc ;
– dispositif : patrouille Durand en tête, mon scout-car, puis la patrouille Charpentier suivie du canon de 57 et du Dodge ;
– veille continue radio sur tous les véhicules ;
– direction la Nationale 494… En avant.
Nous démarrons sous les acclamations de la foule. Des jeunes filles nous disent leur surprise et leur regret de nous voir repartir si vite. Nous repassons sur les lieux où l’escadron s’est battu hier. La route est encombrée de chevaux tués, de charrettes culbutées et de cadavres de boches.
Arrêt du peloton à Arnay-le-Duc. Je vais aux renseignements. J’apprends que les Allemands ont défilé toute la nuit. Les derniers éléments passés ce matin comprenaient quelques centaines de cyclistes, chargés, paraît-il, d’effectuer des missions de démolition sur les arrières. Ce chiffre imposant m’étonne. De retour à ma voiture, je constate que la population a envahi les véhicules et les marins ont les bras chargés de bouteilles. Je passe les renseignements au P.C. escadron et je reprends le réseau peloton :
– Allo tous… Ici Astuce. Foutez-moi toutes ces bouteilles par-dessus bord… Même dispositif. Parés à tirer. Suivez la N. 494… En avant.
Toutes les voitures accusent réception. Nous faisons à peine 2 kilomètres et le convoi stoppe :
– Allo Astuce… ici Tripoli… Abatis d’arbres sur la route.
Je saute dans ma Jeep et passe en tête pour constater un beau gâchis : les arbres sont enchevêtrés et nous ne mettons pas longtemps à constater qu’il y a des mines piégées dans les branchages. La patrouille qui s’est portée à pied à l’autre bout, revient et m’apprends qu’il y en a au moins sur 500 mètres comme ça. Je consulte ma carte lorsqu’un groupe d’hommes s’approche. L’un d’eux, fort élégant, se présente : Comte François de Ch…. officier de réserve. « À votre disposition, Mon Lieutenant. »
– Enchanté. Je voudrais passer. Pourriez-vous m’aider.
– Parfaitement : ce terrain m’appartient. Les boches ont pillé mon château. Je puis faire passer vos véhicules par des petits chemins suffisamment carrossables. Dans quelle voiture dois-je monter ?
– En tête, mon vieux.
Et le sympathique garçon, sortant de sa poche un brassard F.F.I. l’arbore et va se confier à Tripoli qui le coiffe d’un casque anglais.
L’allure reprend très rapide sur des chemins de terre. Nous traversons un passage à niveau et rattrapons la N. 494 de l’autre côté des abatis. Arrêt : des paysans se précipitent et veulent me confier trois Slaves abrutis qu’ont abandonné les boches.
– Bouffez-les, si vous voulez… Moi je n’en veux pas…
En avant.
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Le pont de Vandenesse (RFL).

La marche reprend, prudente, mais toujours rien – longue ligne droite en descente – un coup d’oeil sur ma carte pour constater que nous approchons du pont de Vandenesse : nous aurons de la veine s’il n’a pas sauté. J’appelle ma Jeep et me porte derrière le half-track de tête.

– Allo tous… Attention : voilà le pont… Stop.
La manœuvre habituelle s’accomplit à l’initiative des chauffeurs : les véhicules de tête se placent en quinconce, les Jeep avancent à l’extrême bordure du fossé et toutes les mitrailleuses se braquent sur le pont vers lequel je me dirige à pied. Personne… les maisons sont fermées… le pont a l’air intact. Je m’avance encore… je suis oppressé comme après une course. Je connais ça… c’est le signe par lequel ma carcasse m’indique qu’il y a du baroud dans l’air… Brusquement, un vieillard débouche au coin du pont. Je me précipite et me présente. Bien convaincu que je suis Français, il se met à pleurer et m’apprend que les cyclistes échelonnés sur plusieurs centaines de mètres viennent juste de doubler le coude de la route. C’est donc miracle qu’ils n’aient pas entendu le bruit de nos chenilles.
– Tripoli, passe-moi ton micro.
– Allo tous… ici Astuce. Nous les tenons… Paré à ouvrir le feu de toutes les armes. Attention à ne pas recevoir de grenades dans les véhicules : nous allons foncer dans le tas. En avant partout.
Le peloton s’ébranle et je saute au passage dans mon scout-car. Rafale tics mitrailleuses de Tripoli qui stoppe brutalement son véhicule. Je cours vers lui :
– Pourquoi stoppes-tu ?
– Bonnière est tué.
– Passe-le-moi et fonce.
Bonnière, mitrailleur à la 12,7, a reçu une balle en plein front. Je le dépose sur le fossé puis je veux faire descendre le Comte de Ch… Il proteste :
– Je vous en prie, Mon Lieutenant, j’ai fait toute la retraite de Belgique sans voir un boche. Laissez-moi me battre avec vous.
– Très bien, vous passerez des bandes de mitrailleuses…
En avant.
Le Terrier, chauffeur du véhicule de pointe, est blessé. Il embraye quand même et démarre. Le feu reprend avec violence. Tout cela s’est passé en 30 secondes. Lorsque je saute dans mon engin, j’aperçois une longue file de boches empêtrés dans leurs vélos qu’ils abandonnent pour se précipiter vers un petit bois à gauche en bordure de la route. Les mitrailleuses tirent dans le tas. Je gueule dans ma radio :
– Allo Palavas… ici Astuce. Foncez dans le tas jusqu’au bout de la ligne droite. Battez le bois.
– Allo Charpentier… prends les Jeep, place-les à la corne du bois et balaie tout cela en enfilade.
Puis je hurle le cri de guerre de l’escadron : « En avant N… de D… ». C’est un véritable carnage. Les véhicules cahotent sur les vélos et sur les boches qui recouvrent la route dans toute sa largeur. Le sang gicle. Mes 24 mitrailleuses crachant la mort sans arrêt. Des groupes d’Allemands, complètement affolés, traversent la route en jetant leurs armes. Ils sont fauchés par le feu ou chargés par les scout-cars. C’est la loi inexorable de la guerre : tuer pour ne pas être tué. L’exaltation du combat fait oublier l’horreur de la boucherie, et puis, c’est la revanche de 1940. Feu donc, au nom des hordes des réfugiés mitraillés par les Stuka… Feu encore. Feu partout… Les hommes font des cartons sur les fuyards. Je vide un chargeur de carabine sur un groupe qui fait du ramping derrière une murette pendant que Chenaux, mon chauffeur, hurle en allemand et abat posément son homme à chaque coup. Et les mitrailleuses hachent toujours le bois où, entre deux rafales, quelques cris de ralliement se font entendre. Dans le feuillage haché par les balles quelques visages exorbités apparaissent… pour disparaître car ils sont pris aussitôt dans le pinceau de feu des 7,62.
Nos véhicules sont maintenant échelonnés sur toute la ligne droite. Partout des cadavres, partout des mourants… le spectacle est hallucinant.
– Allo tous… ici Astuce. Halte au feu. Faites le restant prisonnier. Succédant à ce bruit d’enfer, un silence impressionnant règne maintenant sur ce coin de terre de France où 100 Allemands viennent de laisser leur vie. Je me prépare à pousser jusqu’au village voisin lorsque survient Savary, accompagné du capitaine Maître, qui fut en Tunisie notre instructeur en cavalerie. Maestro comme nous l’appelions – déborde de joie :
– Bravo, me crie-t-il… une véritable charge à la Murat.
Je laisse Charpentier rassembler les prisonniers et fouiller le bois et je continue, avec la patrouille Durand. Nous tiraillons sur quelques fuyards et arrivons doucement à Commarin. Au moment, où le véhicule de tête se présente à un coude de la route, un canon antichar se dévoile sur la gauche. L’obus ricoche sur l’extrême arrière du véhicule Tripoli où, justement, le comte de Ch… est assis. Le frottement de l’obus sur le blindage fait jaillir une longue étincelle qui me fait supposer que mon brave guide est tué. Pendant que Le Terrier manœuvre son véhicule pour échapper à un coup, Tripoli me fait signe qu’il n’y a pas de casse.
Comme la nuit tombe rapidement, nous faisons demi-tour et rejoignons Charpentier qui m’annonce avoir recensé une quarantaine de morts dans le bois et ramassé une cinquantaine de prisonniers que je fais empiler sur nos véhicules.
Puis nous reprenons la direction d’Arnay-le-Duc pendant que les civils des environs font la cueillette des vélos abandonnés.
En passant auprès du château de Ch…, nous vidons quelques bonnes bouteilles et je dis adieu à ce brave garçon qui, toute l’après-midi, a risqué sa vie avec une simplicité tranquille.
À l’hôtel d’Arnay-le-Duc un repas du tonnerre nous attend.
Officier principal des équipages Colmay
1) Colmay, officier en second de l’escadron et chef du 1er peloton.
2) Burin des Roziers, chef du 2e peloton.
3) Savary, commandant le 2e escadron.
4) Châtel, chef du 3e peloton.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 63 et 65, décembre 1953 et février 1954.