La guerre du petit cotre, par Jean Dousset

La guerre du petit cotre, par Jean Dousset

La guerre du petit cotre, par Jean Dousset

6 mars 1943

 
Les Anciens Combattants aiment toujours raconter leur guerre. Mais lorsqu’il s’agit d’un petit cotre de Carantec, qui a abandonné la pêche pour le combat clandestin, le bavardage devient épopée. Une épopée qui s’est terminée sur le toit du musée Jean Moulin de Bordeaux…
Aujourd’hui, installé confortablement sur le toit du musée Jean Moulin, je suis heureux. De là-haut, je me sens plus près du bon Dieu et la vue est superbe. Par bonne visibilité, j’aperçois la rivière de Morlaix, celle de Penzé et l’anse de Carantec. Je ne m’ennuie jamais ! Ils sont des milliers à venir me rendre visite. J’en suis fort honoré. Quant aux intempéries, c’est fini ! Elles viennent toutes, impuissantes, buter contre les parois de la vitrine qui me protège, en plein air. J’veux pas dire, mais il n’y a que les gens de mer pour avoir des idées aussi folles. Ils sont les seuls à pouvoir aimer de la sorte. Merci bien, les amis !
Mes collègues, nobles navires de bois disparus à jamais, doivent m’envier. Tous les langoustiers, chalutiers, ligueurs, caseyeurs de mon temps, se souviennent de moi. Surtout avec mon nom : S’ils te mordent(1).
Depuis ma naissance, en 1913, je n’ai pas changé de caractère. Je suis comme on dit « un fils de famille ». Voir le jour chez Pauvy-le-Chantier, c’était venir au monde avec des lettres de noblesse… Racé, je l’étais. Et robuste. Et rapide comme le cormoran. De la quille à la corne, j’étais fort, taillé en finesse. Avec mon long « bec », je passais dans la mer comme l’orphie !
Et puis, les années ont passé. Je me suis retrouvé abandonné, misérable. Planté bout à la vase, dans la rivière de Morlaix, côté rive gauche, face au village de Locquenolé. Mes bordés bâillaient d’ennui. Gast ! Sale époque pour nous, les bateaux de pêche. Depuis 1940, les Allemands, vainqueurs, nous contrôlaient, et les autorisations de sortie de mer étaient rationnées. J’étais aux portes de la mort, mangé par les vers, quand, un jour de février 1943, mon destin a viré lof pour lof. Une plate à moteur est venue me chercher. Elle m’a pris en remorque et conduit dans l’anse de Carantec, chez Ernest Sibiril. Quelle surprise, quelle émotion ! Je retrouvais la même ambiance chaleureuse que chez le père Pauvy. Je ressuscitais !
Mon nouveau patron était breton. Il avait 17 ans, et s’appelait Gwenn Aël. Pour m’acheter, il avait vendu son cheval, une belle jument baie anglo-arabe répondant au nom de Crevette ! Le programme de navigation du jeune homme me surprit : rallier l’Angleterre avec son cousin Marc et sept compagnons. Excusez du peu mais, pour moi qui n’avais jamais quitté la côte de vue, la Manche c’était l’Atlantique, sinon le Cap Horn ! J’appris ainsi que j’étais devenu un petit cotre clandestin. Information rassurante : trois de mes collègues (2) avaient déjà fait la traversée en vingt et une heures. J’espérais faire mieux !

À la barbe des Allemands

Gwenn Aël, son cousin et ses amis sont arrivés aujourd’hui à la gare de Morlaix. Une vieille camionnette à gazogène les attend. Ils s’y entassent tous les neuf, derrière quelques caisses et cageots. En cours de route, un contrôle allemand ! Voix rauques, bruits de bottes. Longues minutes où les garçons ne respirent plus. Eugène, le chauffeur, présente ses papiers. Pratique du coin, il est connu, reconnu. Il sourit aux hommes vert de gris. Il sourit à la chance. Les Allemands laissent passer. Ils ne vérifient pas la « marchandise ». « On est passé cette fois encore ! », murmure Eugène en embrayant. Le soir même, je sors tout armé de mon hangar. Nous sommes le 6 mars 1943. Le clocher sonne les neuf coups du soir. Nous dînons : les petits plats de Louise (épouse d’Ernest) – soupe de poisson, maquereau, lieu – réconfortent l’équipage et le vin réchauffe les coeurs. Hospitalité inoubliable où le fumet de la saine cuisine et le feu de cheminée font oublier un instant le danger partagé en commun (3).
À 23 heures, Louis Leven, le pêcheur de l’île Callot (prononcer Callotte), embarque, en cinq voyages, mes compagnons dans sa plate. Dans le noir, personne ne dit mot. Je sens les gars tendus, attentifs. Ils se déplacent sans bruit. Dans cette nuit sans lune, c’est à peine si l’on me distingue à couple du gros chalutier, La Jeannette, un vieux fécantois échoué là, sur la plage, depuis des années. Cette grande et vénérable épave masque les manoeuvres d’embarquement. Ernest, à mon bord, met la dernière main aux préparatifs. Écoutes et drisses sont en ordre. Toutes les poulies soigneusement suiffées ainsi que le mât et la corne. Mon aviron de godille voit son chiffon huilé autour de la taille. Ma grand-voile cachou est soigneusement ferlée sur la bôme immobilisée. Ma coque gris sombre est un modèle de discrétion. Le vent fraîchit. Tant mieux ! Les Allemands n’auront pas envie de sortir leur vedette. Ils vont rester au chaud. D’autant plus qu’une « âme charitable » leur a fait parvenir une caisse de vin. Seule la patrouille passe régulièrement sur la plage. Les hommes parlent entre eux, leurs bottes crissent sur le sable. « Des vieux pas trop vicieux », dit Alain Sibiril, 12 ans, fils d’Ernest. À chaque départ, Alain est de faction. Embossé dans un renforcement de mur, il veille, prêt à donner l’alerte.
Le jusant pousse fort, c’est une marée à gros coefficient. Dans un quart d’heure, il sera à son maximum. 23 h 30, tous mes garçons sont à bord. Les deux jeunes pêcheurs de Riec-sur-Belon sont montés les derniers. En me découvrant, ils ont murmuré : « On va traverser avec ça ? » Malgré l’aspect péjoratif de la réflexion, je ne suis pas loin d’être de leur avis !
Louis Leven, un grand gaillard maigre comme une trique, prend sa godille. Il jette un coup d’oeil pour vérifier l’amarre de sa plate prise en remorque. Un autre coup d’oeil à Robert et à Bertrand pour larguer tout. C’est parti ! Les hommes sont couchés dans mes fonds avec leur bagage : chacun une petite valise. La plus grosse d’entre elles est pleine de papiers importants et compromettants : le courrier de Londres. Je suis désolé de donner si peu de confort à mes passagers. Ils sont mal équipés, vêtus comme des citadins, avec manteaux, chapeaux, chaussures basses. Ils vont crever de froid. En plus, ils n’ont rien à manger, seulement trois pains noirs peu appétissants. Seuls Bertrand et Marc ont des bottes. Marc a emporté un compas et une flasque de cognac. Gwenn Aël s’est chargé de trois bouteilles de lambic. Avec sa « drogue », son nom et sa folle jeunesse, mon patron va nous porter chance. Gween Aël, en breton, veut dire ange blanc !
À bord, chacun se tait. Pas question d’allumer une cigarette. La godille dans son chiffon gras tourne en silence. Le courant de la rivière Penzé (4) nous prend en charge. Dans les ténèbres, Jeannette a disparu sur sa plage. Au chaud dans leur blockhaus, les Allemands n’imaginent pas qu’un petit cotre s’évade ce soir. Malgré tout, je me fonds le mieux possible dans cette nuit sans lune, sans phare, ni feu. À terre, pas le moindre lumignon : c’est la guerre. Dans ce black-out total, je me fais le franc-bord modéré, le mât circonspect. Je me veux aussi anonyme qu’une bûche en dérive !
« On peut envoyer la trinquette. » Louis s’est penché vers Bertrand. Elle s’établit à la demande, sans bruit. Ernest n’a pas lésiné sur le suif. J’entends grogner Robert et Marc. Dame, il y a ces bons dieux de coques qui se forment spontanément sur l’écoute en chanvre. « Attention, chère trinquette, ne fasseye pas ! » Nous sommes à mi-parcours du chenal. Le sud-ouest forcit, le clapot grandit. Il me pousse au cul, merci. Ma voile d’avant me tire vers la sortie. Nous allons quitter la baie comme dans un fauteuil. De son long aviron de godille, Louis gouverne. Il se penche à nouveau vers Marc : « Dans un quart d’heure, je débarque à la pointe de l’île. Vous serez parés des dangers. Un peu d’est pour déborder le plateau des Duons. Ensuite, plein nord, et envoyez la toile. Le moteur plus tard. La polaire vous guidera. » Marc hoche la tête. Il connaît la carte par coeur. Les cent milles pour Plymouth, Marc les a parcourus dix fois avec Ernest Sibiril. Ernest y a pointé les postes de guet des Allemands. Il y en a tout le long de la côte.
Louis est sur le point de nous quitter avec sa plate. Bertrand largue la bosse. Notre ami rejoint, dans l’île Callot, sa petite maison de Port-en-Illis. Il serre la main de Marc : « Il y aura de la mer ! » Il embrasse Bertrand : « Bonne route! » Debout maintenant, dans sa « plate dérisoire », comme dit Gwenn Aël, il attaque de face le clapot creusé par le vent. Tout à l’heure, en abordant la plage, il devra se méfier des patrouilles allemandes (5). Marc tourne la tête pour voir une dernière fois ce bonhomme de légende rentrer tranquillement chez lui. Louis j’en suis sûr pense qu’il a fait aujourd’hui une « bonne marée »… (6). Tout en poussant fort sur son aviron, il doit nous regarder. Il devine plus qu’il ne voit ma grand-voile s’établir. Il sent le vent forcir, mais il sait qu’il restera portant (7) et que moi, je suis un bon bateau. Il ne se trompe pas ! Le S’ils te mordent, sorti ce soir à tâtons de caillou en caillou, ira en Angleterre ! Question d’honneur, je ne veux pas décevoir mon pilote clandestin, connu ici comme le loup blanc. Leven, dans le coin, tout le monde l’appelle simplement Louis. Il n’y en a pas deux comme lui. Louis, un gars ouvert, gai, respecté. Toujours paré à rendre service. Merveilleux marin, capable de passer au milieu des « pavés » sans vraiment les voir. L’eau est son élément. Les nuages, la houle n’ont pas de secrets pour lui, Louis n’est pas terrien !
Des terriens, j’en ai quatre à mon bord et ils sont bien malheureux. Ils découvrent tout en même temps. La voile et le voilier, le froid et le mal de mer, l’inconfort et l’angoisse. Terrassés dans mes fonds mouillés, ils vomissent à chaque instant. Mon patron est dans le même état. Les deux pêcheurs de Riec aussi. Faut dire que ça creuse et que ça roule fort. Quant à la température, elle est rude (8). Pour la sécurité, j’aimerais voir mon prélart déroulé sur ses barrots. Mais je comprends mes malades. Ils veulent de l’air et un plat-bord à portée de la main. Heureusement, Marc garde l’oeil clair. Il jette un regard sur son compas en masquant la lumière de sa lampe torche. Hélas, l’instrument est malade aussi… de la proximité du moteur. Bénie soit la polaire !
« Sortez le petit foc ! », demande Marc. Il a raison. Je pars au lof. Travers à la lame, j’ai ramassé mon premier coup de mer. Pas de petit foc ! Bertrand et Michel, avec les moyens du bord, arrisent le grand foc aux deux tiers. Ça souffle un bon 7 maintenant. Ma grand-voile au bas ris souffre. Mon boute hors dans la plume, je file quand même six noeuds. « Ne lancez pas le moteur avant trois heures… »,. avait recommandé Louis. Ça ne risquait pas ! Mon Ballot quatre cylindres n’a jamais voulu se mettre en route (9) ! Avec un nom pareil !
Le vent est là et ça torche. Pas un temps à mettre dehors une vedette des fritz ! La mer est vide. Seuls les cumulus cavalent avec nous.
2 heures du matin : ma grand-voile se déchire aux garcettes de ris. Il faut choquer les gars ! Mes voiles d’avant me suffisent ! Si ce n’est pas du 7 ou 8 qui me souffle sur le travers, je ne m’appelle plus S’ils te mordent. Marc fait maintenant du noroît. Il se méfie du courant. Atterrir sur Guernesey serait dramatique. Les Allemands y sont. À l’aube, je fais route plein nord. Le gris plombé du ciel va bien avec l’aspect de la mer. Les déferlantes, toutes dents dehors, m’attaquent. Ces grosses garces ne savent pas comment je m’appelle ! Elles croient me tenir. Je cours, je leur montre mon cul ! Quand je pars sur la crête, je bats tous les records de vitesse ! Vingt dieux ! pour un navire de mon âge, ça va vite. Je préfère ne pas me retourner…
Marc frigorifié gouverne au mieux. Mon long « bec » est rarement au-dessus de l’eau. C’est dans l’après-midi que l’une de ces maudites vicieuses est montée à bord. Six cents litres d’un coup ! J’ai eu l’impression de m’arrêter.
« Oh ! les gars, faut vider », crie Marc. Moi j’ajoute :
« Debout les morts… » Les pauvres, ils sont dans un triste état. Je suis désolé. Rien pu faire ! Marc non plus. lls ont de l’eau jusqu’aux genoux. Deux seaux et des chapeaux pour écoper. Allez, les gars, courage ! Donne-leur un coup de lambic, Gwenn Aël. À peine remis de ce coup de fatigue, voici qu’une autre de ces dévoreuses m’éclate dessus. D’un coup, ma course est à nouveau stoppée. Ce supplément de lest, atrocement mobile, me porte au coeur. J’ai le cul dans les bottes. Mes gars et moi luttons pour la vie. Je refuse d’aller au fond. Allez, les enfants, videz-moi tout ça ! Si nous revenons un jour, je jure de réclamer au chantier Sibiril une pompe de cale…
Il n’y a pas eu de troisième déferlante. Nous sommes restés dans notre monde fantastique plein de bruits, de vent, de vagues, d’embruns… avec 10 centimètres d’eau au-dessus du plancher.

Terre !

Vers 17 heures, le vent tombe un peu. Marc est toujours à la barre. Je l’entends calculer à mi-voix : « Seize heures de route à 5-6 noeuds, ça fait bien dans les 80 milles. On devrait bien apercevoir quelque chose. La visibilité est bonne… » Les yeux brûlés de mon skipper ne voient plus rien. Il s’adresse aux jeunes pêcheurs. «Vous ne voyez rien devant ? » Eux ont l’habitude de regarder la mer et de repérer leurs flotteurs de casiers. « Il y a comme un trait blanc vertical », dit l’un d’eux en tendant la main sous la trinquette. « Sans doute un phare, fait Marc, allons-y voir ! »
À la tombée de la nuit, nous en sommes tout près. Têtes au-dessus du plat-bord, les hommes scrutent la longue bougie éteinte. « Eddystone ! », lit Michel. Il n’y a pas de carte à bord. Je sens Marc à bout de forces. Il doute de sa navigation. « Et si nous nous trouvions quelque part en mer d’Irlande ? » pense-t-il. Nous continuons d’avancer dans la nuit.
« La côte !… Là, des ballons ovales en l’air, comme des saucisses ! Avec cette protection aérienne, c’est sûrement un port important. Gardons le cap ! C’est peut-être Plymouth ? » « Non, non, fait Martin, il ne faut pas approcher ! Les Anglais mettent des filets pour bloquer les navires. C’est dangereux de s’y aventurer… » Marc n’est pas convaincu. « Avec notre tirant d’eau, on peut passer au-dessus. C’est pour les bateaux de guerre. On peut atterrir quelque part sur la côte. Il y aura bien une plage, même avec des cailloux. On se mettra à l’eau. On trouvera bien une ferme, une maison, on se fera connaître. Le bateau mourra de sa belle mort, mission accomplie… »
Non mais, vous l’entendez ? Il en prend à son aise le bougre ! Et mon « ange blanc » qui ne proteste pas ! Ça alors, il me sacrifierait comme ça, sans un mot, sur la ligne d’arrivée ? Heureusement, Martin signale le danger d’aborder les plages : elles sont couvertes de champs de mines. Après vingt-deux heures de barre, Marc n’en peut plus. « Demain, il fera jour, le vent est tombé, on met en panne ! » Et, sans un mot de plus, il s’assied dans les 10 centimètres d’eau et s’endort comme un plomb.
Nous sommes le 7 mars 1943, au matin. Calme blanc. Le jour se lève sur un brouillard compact. On ne distingue pas mon boute hors. Le « Ballot » se fait injurier sans résultat. Cette bourrique refuse tout service.
Marc refait surface. Il a dormi. Il a oublié un instant le froid humide de la nuit. À mi-voix, je l’entends effectuer un calcul : « Avec le courant, nous sommes partis six heures d’un côté et six heures de l’autre. On devrait être au même endroit… » Dans la purée de pois, je devine des sirènes de brume et des bruits de moteurs de navires et d’avions sans doute. « C’est peut-être un autre port que celui d’hier, pense Marc, doutant toujours de sa navigation. L’essentiel est que ce soit un port… Godiller dans ce coton, il n’en est pas question, on attend. » Et mon dévoué barreur se rassied dans mes 10 centimètres d’eau.

Une armada

À 10 heures, comme un rideau de théâtre, le brouillard se lève sur une impressionnante armada de navires de guerre et de cargos. « C’est le débarquement, ils partent en France, sans nous », crie le pêcheur de Riec (10). « Non, répond Michel, c’est un convoi, faut leur montrer que nous sommes là ! » Mes gars se mettent à gueuler. Ils agitent les bras, amènent les voiles. L’un d’entre eux met en place la godille. « Allons-y, approchons », nous dit Marc. Un bâtiment nous a vus, il vient vers nous. Il nous interpelle avec son haut-parleur : « Qui êtes-vous ? »
« Français ! hurle Marcel. Nous avons quitté la France hier au soir. Le moteur est en panne. Il n’y a pas de vent, on voudrait entrer dans le port. Au fait, c’est quel port ? » « Plymouth ! répond l’Anglais. Accostez à l’échelle de coupée ! Marc a le sourire, sa « nav » était bonne… « Montez à bord, continue l’officier, nous partons pour les États-Unis mais, dans une heure, nous croiserons un autre convoi venant du Canada. Avec lui, vous entrerez à Plymouth… »
À couple de ce monstre gris, je me sens très fragile. Marc m’a sans doute compris et regrette d’avoir voulu me briser sur la plage. « Je reste à bord du cotre, dit-il, je ne peux l’abandonner. Il nous a conduit à bon port. Nous avons souffert ensemble. » « Ok, fait l’officier, je mets un matelot dessus. Nous marchons à quatre noeuds, la mer est plate. Il ne risque rien, montez ! »
Pendant que je me laisse traîner par ce gros tas de ferraille, mes garçons se sèchent et se réconfortent. Ils mangent du pain blanc et du beurre. Ils boivent du chocolat chaud. Une heure après, je les retrouve avec de grands sourires. Maintenant, le pêcheur de Riec godille sec vers l’autre convoi, ça devient une habitude… Un escorteur a stoppé, il nous attend pour nous mener à terre. « Et lui, que va-t-il devenir ? » demande Gwenn Aël en me regardant.
«Ne vous inquiétez pas, lui répondent les Anglais, il sera bien soigné. »
C’est vrai, je me suis retrouvé à Penzance avec des Bretons de l’île de Sein. Ils m’ont dorloté. Ceux qui étaient trop âgés pour faire la guerre pêchaient et s’occupaient de moi. Je suis resté là deux ans, jusqu’au jour où, la guerre finie et gagnée par mes garçons, Ernest et son fils Alain sont venus me chercher. Ils ont fait plusieurs voyages pour retrouver tous leurs enfants ! Chacun de nous était en excellente santé. Il ne nous manquait pas une seule garcette de ris (11).
De retour au pays, Gwenn Aël m’a fait connaître sa Bretagne sud, les Glénan, l’île du Loch, l’Odet… De vraies retrouvailles d’amoureux ! Deux ans plus tard, mon « ange blanc », croyant que je m’ennuyais, m’a fait vivre une autre aventure. Celle-ci fut entièrement terrestre. Il m’a mis dans un camion et m’a emmené à Paris, aux Invalides ! Et là, il m’a béquillé à côté de vieux canons à boulets ! Génial, non ! Je vous l’ai déjà dit tout à l’heure : il n’y a que les gens de mer pour avoir des idées aussi folles et pouvoir nous aimer de la sorte !
Merci les amis !
Et maintenant, je suis heureux de retrouver le toit du musée Jean Moulin où je trône dans ma vitrine, à frôler les étoiles du ciel, toutes mes bonnes étoiles.

L’équipage de S’ils te mordent, 6 mars 1943

Gwenn Aël Bolloré, 17 ans. Engagé Forces Navales Françaises Libres dans la marine. Ensuite, dans les commandos franco-anglais. Débarquement en France le 6 juin 1944 à Ouistreham. Après la guerre, le vice-président des papeteries Bolloré et PDG des éditions de La Table Ronde.

Michel Fourquet, 29 ans. Engagé Forces Aériennes Françaises Libres. Commandant de l’escadron « Lorraine ». Après la guerre, chef d’état-major des armées cinq étoiles.

Bertrand du Pouget, 30 ans. Aviateur engagé dans les Forces Françaises Libres. Après la guerre, PDG d’industrie.

Marcel Jassaud, 20 ans. Frère d’Alfred Jassaud, responsable du réseau Alliance, exécuté par les Allemands. Engagé dans l’armée de terre. Campagne d’Italie. Après la guerre, cadre commercial.

Robert Guyader, 23 ans. Marine marchande. Engagé dans le BCRA (deuxième bureau de renseignements). Mission en France. Capturé et déporté dans un camp de concentration.

Marc Thubé, 23 ans. Étudiant. Engagé dans l’armée de terre comme motocycliste. Ensuite, rejoint son cousin Gwenn Aël au commando. Après la guerre, fait de l’import-export en Afrique.

Étienne Coulion, 22 ans. Marin-pêcheur. Engagé dans les Forces Navales Françaises Libres. Après la guerre, de nouveau marin-pêcheur. Périt en mer en mars 1951.

Valentin Souffez, 22 ans. Cousin de Couliou. Engagé dans les Forces Françaises Libres. Après la guerre, de nouveau marin-pêcheur. Périt en mer en novembre 1954.

Martin, 25 ans environ. Nulle trace de lui après le passage au camp de triage anglais (Patriotic School).

(1) Devise de la ville de Morlaix : « S’ils te mordent, mordilles ! ».
(2) La Monique, l’Andrée et l’Yvonne avec René, le frère de Gwenn Aël, à son bord.
(3) Quarante ans après, un pilote américain est même venu les embrasser. Il voulait leur redire sa gratitude. Quant à la soupe de poisson, le cœur du Texan n’avait pas oublié. Ils furent 197 Anglais, Canadiens, Américains, Français à s’asseoir à la table des Sibiril.
(4) L’estuaire de la rivière Penzé est situé dans l’anse de Carantec.
(5) Les Allemands pensaient que les évasions partaient de l’île Callot, celle-ci étant plus proche de l’Angleterre de trois milles.
(6) Il était interdit aux pêcheurs de rentrer après la tombée du jour.
(7) Il était hors de question de traverser en tirant des bords.
(8) Gween Aël a eu une main gelée. Marcel, les deux pieds. Bertrand se souvient avoir laissé des lambeaux de peau dans ses chaussettes.
(9) Avant le départ, Ernest l’avait fait tourner dix secondes.
(10) L’idée de croiser en mer la flotte transportant les troupes de débarquement obsédait nos évadés.
(11) Les Anglais dressaient un inventaire de chaque bateau. Le retour de S’ils te mordent s’est effectué en remorque. Ce jour-là, ils étaient neuf derrière une jolie goélette islandaise, la Manou, et deux sur le pont. Ils sont tous revenus en France.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 262, 2e trimestre 1988 (publié avec l’autorisation de «Voiles et Voiliers », n° 185 de juillet 1986).