La libération d’un déporté : l’exemple de Maurice de Cheveigné

La libération d’un déporté : l’exemple de Maurice de Cheveigné

La libération d’un déporté : l’exemple de Maurice de Cheveigné

Évadé de France par l’Espagne en septembre 1940, engagé dans les Forces aériennes françaises libres le 18 janvier 1941 puis passé au BCRA, Maurice de Cheveigné (1920-1992) est prachuté en France en mai en qualité de radio et travaille pour le secrétariat de la Délégation générale. Après un retour à Londres entre mars et juin 1943, il repart en France comme radio émetteur de Raymond Fassin, DMR dans la région A.
Arrêté à Lille le 4 avril 1944 par la Geheime Feldpolizei et interné à Loss, il est déporté en Allemagne le 31 août et envoyé au Konzentrationslager de Sachsenhausen-Orianenburg, près de Berlin. On l’affecte d’abord au Kommando Lehnitz, chargé de la construction de maisons, mais, grâce aux avis d’un Polonais avec lequel il s’est lié d’amitié, il obtient de rejoindre le Kommando DAW, moins pénible, qui s’occupe de la récupération de métaux pour l’effort de guerre.
Le 21 avril 1945, devant l’avancée de l’Armée Rouge, le camp est évacué. Pour les déportés, répartis par nationalité et munis chacun d’un unique pain, c’est le début d’une « marche de la mort ».

On marche d’un pas lent. […] Où allons-nous ? Nul ne le sait. À voir la position du soleil je peux dire qu’en gros c’est vers le nord-ouest. On fuit devant les Russes. Fuite inexorable : à celui qui n’en peut plus, qui s’arrête, qui tombe, un SS tire une balle dans la nuque. Les cadavres sur l’épaulement du chemin sont de plus en plus fréquents, telles des bornes qui permettraient de mesurer non pas la distance, mais l’épuisement.
Parfois on bivouaque dans un bois, parfois on campe dans une grange. Il arrive même, une fois, qu’un paysan nous donne des pommes de terre. Parfois on vole une betterave aux vaches. Le plus souvent il n’y a rien. Hormis le pain du départ – il n’en reste guère le troisième jour – aucun ravitaillement n’est prévu.
[…] On n’a plus de pain depuis déjà quelques jours. […] C’est le printemps, les bourgeons de bouleau ont éclaté. Mangeables ? Cueillette, bouillie, avec quelques pissenlits, ça fait un plat d’épinards…
Des camions nous rattrapent, s’arrêtent. Vides. C’est la Croix-Rouge suédoise. […] Ils embarquent les plus faibles et ils assurent nos SS que la guerre est perdue pour eux, qu’il y va de leur intérêt de cesser de tuer ceux qui ne peuvent marcher. Les SS comprennent. La marche reprend, les détenus qui s’affalent sur le bord de la route sont encore vivants lorsque la colonne les abandonne.
Le soir du 2 mai, on s’arrête à la lisière d’un petit bois en contre-bas de la route […].

Après une harangue aux déportés, les SS les abandonnent sur place, continuant leur avancée de nuit. Le lendemain matin, c’est la libération :

Dans ma poitrine croît et rayonne une petite boule de contentement : peu à peu je me rends compte que j’ai enfin gagné la guerre ! J’ai duré plus longtemps que ceux qui pouvaient si facilement lancer leurs chiens contre moi, me frapper, me tuer. J’ai survécu à treize mois de vie funambulesque.
[…] Une voiture sur la route s’arrête au bord de notre petit bois. C’est une Wolkswagen Feldjägger, une espèce de Jeep allemande. Il est évident que celle-ci a été capturée par les Russes : l’Armée Rouge est dedans, un chauffeur et un galonné. Hourra ! Enthousiasme délirant de ceux qui ont encore la force de le manifester. […] Discours de l’officier. […] Un interprète dit que la petite ville proche se nomme Crivitz, qu’il nous faut y aller, ceux qui peuvent marcher – on viendra chercher les autres – qu’il y a à manger.

Après s’être nourris et reposés dans la ville, les déportés reprennent leur route vers l’ouest. Enfin, ils rejoignent les lignes américaines :

Schwerin. Une ville au bord d’un lac, pas loin de la mer Baltique. […] Il faut attendre. Les camions roulent sans cesse, mais nous sommes des millions à transporter. […] Enfin des camions pour nous. Ils vont à Ludwiglust, zone anglaise, et nous débarquent à la gare. Un soldat, pulvérisateur à la main, me pompe de la DDT sous les bras et dans le pantalon : il s’agit de ne pas ramener de poux avec nous. Les Américains l’avaient déjà fait, mais il insiste pour recommencer.
[…] À partir d’ici, le chemin de fer fonctionne. Train. On traverse la Hollande, la Belgique, sans s’arrêter. Tiens, voici Lille. Le train s’arrête le temps de nous offrir à boire et à manger. Gare du Nord. Paris.
Un autobus nous emmène à l’hôtel Lutétia. Bon de ceci, bon de cela, voici un peu d’argent, un papier qui certifie que vous rentrez d’Allemagne. Le métro est gratuit pour les déportés, le poinçonneur me laisse passer. Les gens regardent ma veste à raies bleues et grises, et le numéro sur ma poitrine.

Document
Maurice de Cheveigné, Radio libre 1940-1945, Éditions du Félin, 2014, pp. 194-202.