Le Courbet, vétéran des F.N.F.L.

Le Courbet, vétéran des F.N.F.L.

Le Courbet, vétéran des F.N.F.L.

Par l’amiral Roger Wietzel

Préambule

Le Courbet à Arromanches (RFL).

C’est vers le milieu du Second Empire que, pour la première fois, ont paru des historiques de cet être vivant qu’est le navire.

Lorsque vers la fin du XIXe siècle furent publiés les livres d’or de nombreux régiments français, la marine suivit le mouvement. Deux auteurs s’en firent une spécialité ; les commandants Maurice Loir, ancien compagnon de l’amiral Courbet et Maurice Delpeuch qui fut un des pionniers de la navigation sous-marine. Mais c’est l’œuvre de Pierre Le Conte qui constitue la base documentaire dans laquelle il faut puiser si l’on veut connaître l’âme des navires de la flotte française.

Je voudrais en passant rendre hommage à ce grand artiste et à ce fier marin dont le répertoire de navires de guerre français passe en revue les ancêtres de presque toutes les unités qui furent à flot en 1939. Pierre Le Conte était non seulement un dessinateur et un peintre que tous les amis de la mer admirent, mais aussi un historien dont les monographies resteront. Il savait voir les figures dans l’espace et en saisir immédiatement le sens : qui de nous n’a pas admiré l’aimable fantaisie de sa plume ? Mais combien savent qu’il fut un maître-imprimeur dont les presses ont honoré le Livre français. L’Homme d’autre part dominait l’écrivain et l’artiste. En dépit d’une santé précaire, il revint de la guerre 1914-1918 avec quatre citations et la Légion d’honneur.

Témoin des derniers combats soutenus par la marine à Cherbourg, Pierre Le Conte, qui était un des notables de la ville, répondit à l’appel du général de Gaulle en continuant la lutte. Le 2 août 1941, il était arrêté par la Gestapo, condamné aux travaux forcés et déporté à Rheinbach et Siegburg.

Il devait succomber quelques mois après son retour en France.

Familier des héros de la mer évoqués dans ses écrits et dans ses œuvres, il fut animé de la même flamme qui le guida sur la route du devoir et sur celle de la gloire.

Ses paroles ont été des paroles d’action.

Parmi les cent monographies consacrées par lui à la marine nationale, l’une des premières était consacrée au Courbet. C’est à cet historique, grossi de documents nouveaux, que j’ajoute quelques pages sur la vie du second Courbet, du 3 septembre 1939 au 6 juin 1944.

I

Un brave navigateur mobilisé en 1914, voyant disparaître par un dernier et fatal engagement avec l’ennemi son chalutier chasseur de sous-marins, s’écriait au moment de l’engloutissement : “Mon pauvre navire, il ne lui manquait que la parole”.

Prolongement de la pensée créatrice de l’homme, organe perfectionné pour dominer la nature, communauté obéissant aux ordres d’un animateur, le navire se comporte comme un être vivant. Il n’est pas nécessaire de le couvrir d’un pavillon pour révéler sa nationalité aux yeux des marins ; son aspect, son comportement, ses facultés manœuvrières, son origine caractérisent sa personnalité.

Le bateau-usine d’aujourd’hui est resté dans la tradition, comme au temps où les dieux du paganisme et les saints de jadis le couvraient de leur protection, il semble que le nom fatal ou propice qu’il porte détermine son destin. Il y a des noms malheureux comme ceux des deux Soleil-Royal, tragiquement incendiés ; comme ceux des animaux rampants, si redoutés des matelots britanniques que l’amirauté a souvent hésité à les maintenir sur les listes de la flotte. Chez nous aussi, la Serpente, la Méduse, la Gorgone, éveillent un écho funèbre de catastrophe maritime.

À diverses époques, les Gloire, Jean-Bart, Dugay-Trouin, Suffren, ont été de la classe des navires heureux.

Les deux Courbet semblent avoir partagé les difficultés de la vie de leur patron, dont la carrière de marin fut une longue croisière, vent debout, malchanceuse et sans éclat, jusqu’à l’heure de l’apothéose.

Amédée, Antoine Courbet, originaire d’Abbeville, était sorti de Polytechnique lorsqu’il fit ses débuts dans la marine en 1849.

Par une longue suite de mauvaises fortunes, il n’avait pris aucune part active aux nombreuses campagnes de guerre du Second Empire.

Il stationnait dans le Levant au cours de la guerre de Crimée et n’eut pas la possibilité d’obtenir un embarquement pour les campagnes d’Italie, de Chine et du Mexique.

En 1870, il était affecté à la station des Antilles avec le grade de capitaine de vaisseau. Ce grand chef, qui renouvela à des milliers de milles de sa base d’opération et devant un déploiement de forces bien plus perfectionnées et beaucoup plus considérables les gestes légendaires de Roussin et de Farragut, Courbet ne reçut le baptême du feu qu’aux derniers jours de sa carrière, à 56 ans. Il devait mourir deux ans plus tard, après avoir détruit les forces navales de l’ennemi et l’avoir contraint à signer la paix. Sa mort fut un deuil national.

Cette vie, longtemps appréciée de ses seuls chefs, plus de trente années passées obscurément dans l’accomplissement du devoir quotidien, étaient le prologue d’un drame où l’amiral agit avec une pondération, une précision et une hardiesse façonnées à l’image de sa longue patience. Tout chez Courbet est l’aboutissement d’une vie exemplaire.

La vie des deux cuirassés qui reçurent son nom semble avoir été comme un reflet de sa carrière obscure et glorieuse.

Le premier fournit trente ans de services sans participer à une opération de guerre. Le second, encore neuf en 1914 accomplit les plus dures missions. En 1940, malgré son grand âge, il participa à la défense du territoire et poursuivit la lutte en Angleterre.

Le rôle qu’il joua au débarquement, dans les dernières heures de son existence fut d’une grande importance.

Le nom de Courbet illustre à jamais ce que signifient les interminables heures de la vie du service du bord, les veilles, les quarts, les humbles travaux d’entretien, la monotonie des rades, l’automatisme des exercices, l’exercice de la patience et la maîtrise de soi-même. Combien d’hommes et de navires, usés dans le métier, méritent d’être associés au renom de celui qui, avant le sacrifice final, mesura la portée de son action, laissa à son pays une œuvre, à tous les marins du monde, un exemple.

II

Aussi tout le pays se réjouit-il quand, en 1912, le ministre de la Marine décida de donner le nom de l’amiral Courbet, mort en Chine à bord du Bayard, à l’un des plus puissants bâtiments de ligne alors en service. Avec ses 23.000 tonnes de déplacement et avec son armement de 12 canons de 305 mm et de 22 canons de 138 mm, ce bâtiment était une force importante dans la flotte de combat de la guerre 1914-1918.

Il porta, si mes souvenirs sont exacts, la marque du commandant en chef en Méditerranée : le vice-amiral Boué de Lapeyrère.

Après la guerre, le Courbet fut modernisé à plusieurs reprises, en particulier dans le domaine de l’artillerie principale et de la défense antiaérienne : à la déclaration de guerre, en 1939, il possédait en plus de l’armement déjà cité une batterie de cinq pièces de 37 mm A.A., une mitrailleuse quadruple et un grand nombre de mitrailleuses.

La drôle de guerre surprit le Courbet à Brest où il servait d’école de canonnage avec 600 jeunes apprentis à bord.

La vie à bord s’écoulait, monotone, routinière avec une discipline de couvent qui remplissait d’aise, professeurs, instructeurs et élèves.

Aussi ce fut un beau coup de théâtre quand, un jour de mai 1940, alors que les nouvelles du front devenaient de plus en plus angoissantes, l’ordre arriva de l’amirauté française d’armer d’urgence à effectifs de combat le beau bâtiment qui s’assoupissait trop indolemment depuis tant d’années dans la douce quiétude de la vie estudiantine ! Ce fut même un coup de tonnerre, car certains instructeurs et certains professeurs, pour qui cette vie scolaire était devenue une fin en soi, ne purent voir sans un serrement de cœur l’invasion de leur beau bâtiment par 600 nouveaux matelots, réservistes de 30 à 40 ans qui ne ressemblaient en rien à leurs 600 enfants de chœur déjà installés à bord. Car c’était une troupe bizarre de joyeux corsaires que le dépôt de Brest venait d’envoyer au Courbet : Malouins aux visages tannés par l’Atlantique Nord, titis parisiens toujours moqueurs, Alsaciens têtus, disciplinés et travailleurs, Bretons silencieux et décidés, Boulonnais au langage vert, bref tous les produits de la faune marine française !

Tout cela arrivait pêle-mêle à bord par vagues successives, amenés par des flottilles de remorqueurs : toute cette gent ahurie, abasourdie, mais non étonnée, débarquait de la coupée sur un pont encombré où il fallait se frayer un passage parmi les caisses à munitions, les barriques de vin, les sacs de farine et de haricots, les caisses de vivres, les armes de toutes sortes, les caisses de tabac, les fournitures de la coopérative, les fournitures de papiers, les malles, les valises et sacs de tous qui s’entassaient sur le pont dans un désordre indescriptible, qui paraissait sans espoir.

Comment tout ce monde et tout ce matériel fit son trou à bord sans désordre, comment chaque être et chaque chose put gagner le coin qui lui était assigné, comment surtout chaque matelot, chaque sous-officier put connaître sans défaillir son poste de combat, son poste de veille, son poste de manœuvre, son poste de propreté, son poste de plat, son poste de couchage, son poste de sécurité, son poste d’évacuation, cela fait partie des traditions de la marine dont le génie semble être d’organiser la pagaille la plus spectaculaire. Quarante-huit heures après l’embarquement de tout ce beau monde, il y avait un état-major et un équipage capables de prendre la mer pour le combat, non pour les exercices académiques du temps de paix, mais pour le combat réel, celui où l’on donne des coups et où l’on en reçoit.

Le 25 mai 1940, le Courbet mouillait et s’embossait à Cherbourg.

Tous les soirs, à la tombée de la nuit, par un ciel étoilé, clair comme en Méditerranée, les hydravions allemands venaient mouiller à l’entrée de la rade et dans la rade elle-même leurs mines magnétiques alors inconnues des techniciens !

L’équipage et l’état-major du Courbet passaient leurs nuits aux postes de combats : tous les soirs, c’était un feu d’artifice d’obus fusants blancs et rouges qui dessinaient des trajectoires vers les objectifs que des centaines de projecteurs essayaient d’accrocher dans le ciel.

Quel fut le résultat de ce duel ? Chi lo sa ?

On estime à quatre ou cinq le nombre des avions abattus ! Par contre quatre navires dont un magnifique cargo britannique de 7.000 tonnes sautèrent sur les mines magnétiques au moment de la réserve du courant de la marée !

Puis ce fut la ruée allemande vers la Seine, et le Courbet reçut l’ordre d’arrêter à partir de la rade de La Chapelle les colonnes motorisées allemandes qui remontaient, vers le Nord de la presqu’île du Cotentin par la route Carentan.

Cent-quinze coups de 305 mm furent tirés contre les colonnes de la division Rommel qui durent rebrousser chemin et prendre une route plus à l’intérieur des terres… Cherbourg était perdu et l’amiral Nord ordonna au Courbet de rallier Portsmouth.

Les officiers qui avaient animé ce beau bâtiment de leur ardeur combative ne doutaient pas en ralliant l’Angleterre que le combat continuerait bientôt sous une autre forme ; ils savaient qu’ils apporteraient dans la lutte un instrument de combat qui avait fait ses preuves !

Hélas, les paroles défaitistes de l’armistice devaient éteindre la flamme de ces belles ardeurs ! Tout n’était plus que quiproquo, dégoût, honte en face de nos Alliés, désespoir ! À la bataille des canons et des bombes succédait la bataille atroce des consciences !

Inutile d’exposer ici l’angoisse et la lutte intérieure de tous ces officiers, de tous ces hommes qui, sous le même pavillon, avec une même ardeur et une science incomparable, avaient bataillé contre l’ennemi de la patrie.

Il semblait monstrueux à beaucoup d’hommes de cœur que l’on put songer à composer avec l’ennemi qui occupait la France.

Pour beaucoup d’officiers et de marins du Courbet, cela semblait impossible. Quelles que fussent les fautes de nos Alliés acculés à une impasse shakespearienne de : To be or not to be ! il y avait un fait d’une importance historique, c’est que le destin de la France était en jeu. À l’arrogante affirmation de Hitler, déclarant en juillet 1940 que le sort de l’Europe était désormais fixé pour mille ans, il n’y avait qu’une fière réponse : le combat, continuer le combat et non pas accepter par un esprit de discipline complaisante une défaite qui consacrait l’esclavage définitif de notre patrie. Il était évident pour qui savait observer que la “France avait perdu une bataille mais n’avait pas encore perdu la guerre !”

Et ce fut une raison pour laquelle un grand nombre d’officiers et de marins du Courbet rallièrent le général de Gaulle.

Il fallait faire face immédiatement au plus pressé. La Grande-Bretagne, dernière forteresse libre dans l’Europe, devait à tout prix être protégée de l’invasion. L’auteur de cet article, ancien commandant adjoint du Courbet à Portsmouth et le Paris (frère du Courbet à Plymouth) pourraient constituer en cas d’invasion des forteresses admirables. En les mouillant par petits fonds ces bâtiments avec leurs 12 pièces de 305 mm capables de battre les flottes d’invasion à près de 20 kilomètres de distance, avec leurs 22 pièces de 138 mm capables de tirer sur toutes les flottilles légères jusqu’à distance de 10 kilomètres, avec leurs batteries antiaériennes capables d’infliger de rudes pertes à tous les avions attaquants, ces bâtiments, dis-je, rendraient certainement des services inestimables si les Allemands se lançaient dans la grande aventure. Ainsi fut décidé le sort du Courbet qui fut attaché à Portsmouth.

Nul n’ignore ce que fut la vie des grandes villes et des ports anglais sud, en particulier pendant l’automne et l’hiver 1940, jour et nuit pendant cette terrible bataille d’Angleterre, les escadrilles allemandes survolaient la Grande-Bretagne dans l’espoir d’anéantir les derniers éléments matériels de la résistance britannique. Portsmouth eut sa bonne part de la pluie de bombes qui s’abattit sur le pays.

Le Courbet, armé avec des éléments tout neufs des Forces Navales Françaises Libres, put, comme d’habitude, sans entraînement préalable, prendre sa part dans la bataille dont dépendait le sort du monde et par conséquent celui de la France. Jour après jour, nuit après nuit, pendant que Londres subissait sans arrêt 82 nuits de blitz féroce et sanglant, le Courbet fit face à l’ennemi aux côtés des navires britanniques basés à Portsmouth. Il y eut des hauts et des bas, tantôt l’ennemi marquait des points, tantôt les Alliés. Certaines nuits, le Courbet eut l’honneur de constituer la cible centrale des bombes allemandes, mais jamais il ne fut atteint si ce n’est par les bombes incendiaires que les équipes de sécurité eurent vite fait de maîtriser. Par contre, cinq avions allemands furent abattus par son artillerie antiaérienne.

L’amirauté britannique fut la première à reconnaître le rôle important joué dans la défense de Portsmouth par le Courbet armé par des pêcheurs, des élèves de l’École navale, de jeunes apprentis et des officiers d’origine des plus variées.

Telle fut l’œuvre essentielle du Courbet en Grande-Bretagne.

Il remplit plusieurs autres offices, de 1940 à 1943, entre autres celui de servir de but aux avions de la Fleet Air Army. Il semblait que son sort fut d’être définitivement mis à la ferraille au fond de quelque baie désolée de la côte écossaise où le sort l’avait mené. Mais les mânes du vieil amiral Courbet veillaient sur son cher navire. Il avait encore de grands jours à vivre : sa destinée était liée à l’épopée française !

*

Un jour du mois de février 1944, l’auteur de cet article, alors capitaine de vaisseau, était en congé de convalescence dans une petite ville du Cheshire. Il reçut l’ordre de l’amiral d’Argenlieu, commandant des Forces Navales Françaises Libres en Grande-Bretagne, de rallier immédiatement Londres. Lorsqu’il se présenta à l’amiral, celui-ci lui dit :

– Vous avez exprimé à plusieurs reprises le désir de participer personnellement aux opérations d’ouverture du deuxième front. J’ai décidé de vous confier le commandement du Courbet qui doit participer à ces opérations.

« Vous aurez à saborder le bâtiment à proximité de la côte ennemie pour en faire une digue et une forteresse. Allez vous mettre à la disposition des autorités navales de Plymouth où se trouve le Courbet pour préparer l’expédition. L’amirauté a décidé, pour diminuer les risques, que l’opération se ferait avec 50 hommes, commandant et officiers compris !

Le nouveau commandant du Courbet regarda l’amiral d’un air interloqué et lui dit :

– Cinquante hommes seulement pour manœuvrer un bâtiment de ligne de 23.000 tonnes, alors qu’en 1940 il y avait 1.200 hommes à bord !

– Vous étudierez les ordres, vous préparerez l’expédition dans tous ses détails et vous exécuterez votre mission, répondit simplement l’amiral.

– À vos ordres, Amiral !

Le lendemain, le commandant retrouvait à Plymouth le Courbet qu’il avait quitté depuis 1940, mais ce n’était plus le Courbet brillant et vivant des combats d’alors, ce n’était plus le beau lutteur fringant, mais un être fatigué, marqué par les ans. Il avait toujours sa coque solide, son artillerie et ses cuirasses. Bien mené, il pouvait constituer une digue et une forteresse de 23.000 tonnes d’acier qui défierait la mer et le feu de l’ennemi.

Le commandant commença par constituer son équipe de 50 “sacrifiés” : il importait d’avoir des hommes aux bons réflexes marins et surtout “très gonflés”. Il prit en particulier comme adjoint le capitaine de frégate Le Floch, marin breton, solide comme un roc, ayant une grande expérience de la mer (1).

Puis il fallut étudier le problème de plus près : saborder un bâtiment de cette taille n’est pas chose aisée. On s’aperçut, en faisant des calculs de stabilité, que le bâtiment n’avait pas une grande réserve de stabilité. Si l’on introduisait de l’eau dans les fonds en grande quantité, on risquait de voir l’eau se répartir très mal et s’accumuler d’un bord ou d’un autre et provoquer le chavirement du navire, ce qui eut été une catastrophe, non seulement pour le personnel, mais surtout pour le succès de la mission imposée. On répartit donc huit charges de poudre de 50 livres chacune dans les fonds du bâtiment et dans l’axe de l’avant à l’arrière. On devait faire exploser ces charges au moyen d’un circuit électrique dont le commutateur se trouvait dans le blockhaus de combat à la disposition du commandant. Ce commutateur était dans une boîte de fer fermée à clé et la clé était dans la poche du commandant.

Pour permettre à l’eau de se répartir le plus vite possible dans le bâtiment après l’explosion des charges et d’une façon parfaitement uniforme, toutes les portes étanches furent ouvertes d’une façon permanente et de nombreuses ouvertures furent percées dans toutes les cloisons à la partie inférieure. Enfin, il importait que le bâtiment se présentât parfaitement droit à 1/10e de degré près au moment de l’explosion ; des mouvements de poids furent effectués pour obtenir ce résultat.

Avec ces charges à bord, ces trous dans les cloisons, et les portes étanches ouvertes, il était d’une importance extrême pour le succès de la mission que le bâtiment n’ait pas la moindre voie d’eau pendant la traversée de la Manche. La moindre invasion d’eau eut été fatale au navire. Aussi la remise en état du circuit magnétique du bord pour neutraliser les mines magnétiques absorba-t-elle les soins du personnel électricien. D’autre part, il fallait se prémunir contre les attaques aériennes et sous-marines : un effort intensif permit de mettre au point ces deux entraînements.

Après un mois et demi de travail le Courbet était fin prêt pour le suprême sacrifice auquel il était destiné. Tout le monde à bord ignorait la date et l’endroit de l’attaque. Inutile de dire que les commentaires allaient leur train. D’aucuns pensaient que l’on allait peut-être attaquer l’Allemagne par la baie d’Heligoland, d’autres croyaient qu’on essaierait d’occuper le Schleswig comme une tête de pont vers le cœur de la Prusse, un certain nombre avait prévu juste et avait parié pour la Normandie.

Parfois dans cette veillée d’armes, où la patience des marins était mise à une rude épreuve, il y avait des alertes : surtout la nuit, des avions allemands venaient parfois survoler la rade. La D.C.A. était aussi abondante que peu précise.

Le 5 juin au soir, alors que le commandant avait déjà pris connaissance du pli secret qui lui prescrivait sa mission pour le lendemain, les marins qui ignoraient tout et qui baguenaudaient sur le pont entendirent un bruit immense d’avions. C’était l’armada aérienne des parachutistes qui s’envolait de Grande-Bretagne à destination de la France, et qui passait juste au-dessus du Courbet.

Le sort était jeté. Le temps était médiocre, mais la lourde machine s’était mise en marche et rien ne pouvait plus l’arrêter. L’on vit alors un spectacle étonnant, grandiose et rassurant : de tous les points de l’horizon, comme sur le coup de baguette d’un enchanteur, des navires de toutes dimensions émergeaient avec une régularité mathématique. Des bâtiments de ligne, des porte-avions, des croiseurs, des destroyers, des frégates, des corvettes, des dragueurs, des chasseurs, des transports de troupes, des pétroliers, des cargos, des remorqueurs, des citernes, des vedettes rapides, sortaient du cercle lointain de l’horizon, venant aussi bien de l’Est que de l’Ouest.

Ces milliers de navires faisaient route vers le Sud par des chenaux dragués et sûrs. Qui n’a pas vu ce spectacle ne peut se rendre compte de l’impression fantastique de puissance qui se dégageait de cette flotte en action.

C’était le nombre des navires qui était surtout impressionnant : la concentration en ordre de marche de 3.000 navires.

Je me souviens, en avril 1918, avoir vu arriver sur rade de Brest 53 navires chargés de troupes américaines : la rade en était littéralement encombrée, et l’impression de force qui se dégageait de cette armada était réconfortante. C’était plus qu’une impression de réconfort qui se dégageait des flottes qui se dirigeaient dans cette nuit du 5 au 6 vers la côte de Normandie. Le soldat le moins averti des choses de la mer se disait : “Même si l’ennemi coule des navires, il en restera un si grand nombre à flot que l’échec est impossible”.

Le sentiment le plus intense après celui de cette certitude du succès résidait dans la perspective de délivrance que cette attaque (enfin la grande, la vraie attaque si décriée par Radio-Paris) allait produire dans les cœurs des 200 millions de prisonniers de la forteresse Europe. Nous pouvions dans cette veillée d’armes active imaginer tous les commentaires, tous les espoirs qui allaient s’épanouir dans toutes les villes et dans tous les villages de France. L’esprit des croisades nous animait. C’est ce qu’a si bien noté le généralissime Eisenhower quand il a donné à son livre de souvenirs le titre de “Croisade en Europe“.

Au petit jour ce fut la découverte de la France !

Qui nous aurait dit qu’un jour les paroles de l’Émigré ou la complainte de Marie Stuart trouveraient un tel écho en nos cœurs, cette terre de France que les officiers et les hommes du Courbet avaient perdu de vue par ce bel été de 1940 avec peu d’espoir de la revoir jamais, reparaissait devant leurs yeux.

Pour le commandant, ce retour était une belle revanche du sort, car le Courbet avait repris quatre ans après, presque jour pour jour, la route exactement inverse : la bissectrice de la baie de la Seine.

Dès que la terre fut en vue, le commandant donna l’ordre de hisser à la corne un grand pavillon tricolore et au sommet de la tour, au-dessus du mât tripode, le pavillon de beaupré à croix de Lorraine, pavillon de beaupré composé d’après le modèle du pavillon de la Première République qui comportait alors la devise : “La liberté ou la mort”.

Dans la fourmilière de navires et d’embarcations de toutes sortes qui s’agitaient de Sainte-Mère-Église à Ouistreham, chacun avait sa mission nette à remplir. Le Courbet devait être sabordé en face d’Hermanville à l’extrémité de l’aile gauche des armées alliées pour constituer le port qui devait alimenter l’offensive en direction de Caen. Le sabordage n’eut pas d’histoire. Quand le bâtiment fut au point précis où il devait finir sa carrière, le commandant fit monter tout le monde sur le pont. Chacun était muni d’une brassière de sauvetage. Les hommes furent répartis, après s’être tous dénombrés, sur les superstructures, les remorqueurs et les embarcations furent éloignés, et le commandant entra seul dans le blockhaus.

Il ouvrit avec la clé la boîte de fer où se trouvaient les accumulateurs qui devaient alimenter le circuit, des charges et mit les fils au contact des pôles. Une énorme et sourde explosion monta des doubles fonds du navire et le secoua. Il y eut quelques secondes d’attente : tous savaient que le bâtiment ne devait pas prendre de bande en coulant sous peine de chavirement : il coula droit et bientôt sa large quille touchait le fond et creusait sa souille dans la plage.

À ce moment précis, l’état-major et l’équipage entonnèrent La Marseillaise.

La digue et la forteresse étaient créées et bien solidement. Pendant la terrible tempête de la seconde quinzaine de juin le Courbet remplit son rôle admirablement et sauva d’un naufrage certain tous les petits navires qui opéraient en face de Ouistreham. La mission avait été remplie et exécutée sans perte d’hommes… Mais ce qui remplissait le plus de joie le commandant et l’équipage, c’était le fait d’avoir été les premiers à planter le pavillon français sur le sol de la patrie libérée.

Ils accomplissaient ainsi le rite que les magnifiques commandos de la marine, sous les ordres du commandant Kieffer, n’avaient pas eu le temps d’accomplir sous les rafales des canons et des mitrailleuses boches.

Quelques heures plus tard, sous les rafales de mitrailleuses de huit Messerschmitt, des mottes de terre de la France libérée furent recueillies dans un champ pour le général de Gaulle.

Depuis, le Courbet a été malheureusement livré aux démolisseurs et aux ferrailleurs par la marine !

Il ne reste que sa coque submergée.

Les habitants d’Hermanville ont recueilli et entretenu le souvenir de cette grande action.

Quand la marine redonnera-t-elle de nouveau le nom de Courbet à une grande unité nouvelle ? Les anciens F.N.F.L. attendent, avec un certain scepticisme à l’égard des hommes qui n’ont rien compris à la magnifique leçon d’Histoire écrite par le général de Gaulle.

Le souvenir des ports préfabriqués demeure, car ils ont constitué la surprise technique, clé du succès du débarquement de Normandie.

Le Courbet a travaillé pour “l’honneur et la gloire des armes de la France”.

Combattant puissant de la guerre 1914-1918, combattant actif de 1940, passé à la glorieuse dissidence, il est venu finir ses jours sur les côtes de Normandie dans la plus formidable épopée de l’Histoire dont aurait rêvé son animateur, l’amiral Courbet, mort en service commandé à bord du Bayard, dans les mers de Chine.

(1) Le commandant Le Floch a été promu contre-amiral en novembre 1946.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 69, juin 1954.