Le Tombouctou, par le commandant Yves Grébert

Le Tombouctou, par le commandant Yves Grébert

Le Tombouctou, par le commandant Yves Grébert

C’était un vieux rafiot né trop tard pour faire la guerre, de 1914, qui avait vu le jour à Belfast en 1918. Son nom de baptême le Belley Gally Head, devenu depuis le Tombouctou.
Il jaugeait 8.000 tonnes de port en lourd plus ses soutes, était muni de citernes à huile de palme dont il pouvait prendre 1.800 tonnes.
Ses deux cabines donnaient place à quatre passagers, d’une vitesse de dix noeuds quand la coque était propre, quand les chaudières venaient d’être ramonées, quand le charbon était bon, et qu’on ne regardait pas à la dépense, tel était le matériel.
Son état-major : un commandant, quatre officiers au service radio : trois opérateurs un Français chef de poste, et deux Anglais.
Son équipage : 11 hommes au pont, 19 à la machine, sept au service hôtel, sept canonniers A.M.B.C.
Sauf les deux opérateurs britanniques, tout l’équipage était Français libre.
Six passagers hétéroclites avaient embarqué pour ce voyage. Notamment, un capitaine de corvette espagnol (ex-colonel de cavalerie… tout arrive…) et son fils aspirant. Un ingénieur mécanicien de la marine de guerre. Un ingénieur venu étudier le port de Douala et qui prenait l’a première occasion maritime pour aller plus vite ! Un Anglais d’une maison de commerce de Libreville, pas très pressé, quant à lui.
À l’époque, en décembre 1942, les nouvelles étaient meilleures ; le débarquement avait eu lieu en Afrique du Nord et avait été réussi.
Quelle mission attendait le Tombouctou ; partir de Freetown, en Sierra Leone, 300 milles, au sud de Dakar ; et, rejoindre l’Angleterre. Les escorteurs faisaient défaut, ils étaient tous au débarquement d’Afrique du Nord ; l’amirauté britannique réunit cinq navires. Trois chalutiers armés nous accompagnaient… au moins quelque temps !…
Ceci nous valait un misérable « au revoir mon pauvre vieux » du commandant Fontagnères, commandant la corvette Estienne d’Orves, informé des ordres que nous avions reçus. Vingt-quatre heures d’escorte par les trois chalutiers, puis direction île de la Trinité dans, les Antilles. Durée du voyage, 20 jours environ, puis New York ou Halifax, puis l’Angleterre ; la ligne droite comme disait Lozach, le vieux graisseur, la ligne droite comme mon bras quand je me mouche.
Nous voici partis première constatation désagréable malgré un lest de fond de cale de 1.500 tonnes de lingots de cuivre, la pontée de bois d’okoumé est trop forte. Les documents pour étudier la stabilité du navire manquent, sans doute détruits, par nos prédécesseurs à bord, avant de rejoindre la France occupée et son maréchal…
Le roulis est de 22 secondes ; c’est le charbon chargé dans le château qui ruine notre stabilité ; déjà il faut penser débarquer quelque part 200 tonnes de pontée, car au départ de New York ou Halifax, le coup de torchon peut arriver bien vite.
Bref, nous sortons de Freetown, le lendemain soir nous recevons l’ordre du commodore du convoi de poursuivre notre route sur Trinité.
Trois quarts d’heure après avoir quitté le convoi, alerte, un des navires qui était encore dans le convoi signale une torpille…
La nuit tombe heureusement, les zigzags commencent, route plein sud pour s’éloigner du convoi.
Et notre beau voyage d’isolé commence.
Dix-huit jours sans voir un autre navire, 18 jours reliés au reste du monde seulement par radio ; les abords de l’Île Trinité sont particulièrement veillés par les sous-marins. Le jour de Noël 1942, je décide de ne plus quitter la passerelle ; 26 avis de sous-marins sont reçus dans cette simple journée. Le chef de poste radio, Marcel Grieu, un gars qui n’avait pas 19 ans en 1940, toujours souriant, toujours aimable et qui, dernièrement, « périt en mer » dans le drame du chalutier Duc de Normandie, vient m’apporter le petit papier qui donne la position du sous-marin repéré ; aussitôt, on porte sur la carte cette position et on trace des cercles de 50, 100, 200 milles et dans ce jour de Noël, nous entrons dans cinq cercles de 50 milles, le désastre pouvait arriver d’un moment à l’autre ; les zigzags deviennent plus compliqués, la veille est doublée, les passagers qui y participent depuis notre navigation isolée, commencent à ne plus trouver cela très drôle ; le canon était chargé, le rocket gun aussi, ainsi que les mitrailleuses.
La nuit suivante, nous traversons des lacs de pétrole ; évidemment un pétrolier gisait quelque part par là, les sinistres succédaient aux sinistres ; un jour, notre indicatif secret était sur la liste des appels généraux ; un télégramme pour nous ; Grieu décode ; notre destination est changée ; nous devons aller à Charleston, dans la Caroline du Sud. Soulagement réel, mais complications ; pas de cartes, pas d’instructions nautiques pour nous rendre à Charleston. Grieu, toujours notre bon Grieu, est là pour nous dépanner ; il avait installé un poste émetteur ondes courtes, au premier appel lancé, Londres distant de 5.000 kilomètres nous répond et reçoit notre message codé ; l’amirauté britannique est prévenue, l’amirauté britannique nous aidera on peut respirer.
Les jours se passent, on transforme un vieux pavillon de Libéria en pavillon américain, on y peint 48 étoiles, il doit sans doute manquer quelques bandes, nous avons fait pour le mieux ; à nous l’Amérique !
On arrive dans les parages de Charleston, la seule carte que nous ayons représente l’Atlantique Nord sur 70 centimètres. La machine est requise de nous signaler un changement brusque de la température de l’eau de mer ; le Gulf-Stream en large de 40 à 50 milles à cet endroit. Vers minuit, on me signale une augmentation de 5°, on fait des routes bizarres pour attendre le jour.
Vers 9 heures, le lendemain matin, un petit avion vient nous survoler ; vite le pavillon français, le pavillon de beaupré à croix de Lorraine, et le pavillon américain.
L’avion s’obstine et s’approche, il se décide, vient sur nous, on voit parfaitement deux bombes sous ses ailes, il passe au-dessus du bord et nous lance une petite boîte blanche, elle manque le bord et tombe à l’eau ; sans aucun doute les documents demandés !
L’avion revire de bord et nous envoie une autre boîte qui arrive à bon port ; on se précipite, on la prend, on l’ouvre ; juste un petit papier : « Hissez votre signal d’identification ou je vous bombarde » M… !
Dans notre joie, nous avions oublié ce signal, mais tout de même les « Ricains » sont un peu durs.
Et puis toujours pas de documents.
Une heure plus tard, un patrouilleur apparaît. Projecteur, laïus,… avez-vous nos cartes ?… Il ne comprend rien : il est en patrouille et ne peut nous aider ; nouvelle attaque par projecteur, re-laïus, plus sec… Il est désolé, il ne peut rien Re-re-projecteur, re-re-laïus, langage employé tout à fait incorrect, mais la réponse arrive : suivez-moi. On arrive à une bouée. Route au 283 me signale-t-il, le pilote est au bout. « Many thanks, good luck ». Cette traversée est finit.
Huit jours dans cette ville de Charleston. Les Américains nous font plutôt grise mine ; défense de sortir à terre, chaque jour un officier de Navy Intelligence vient à bord, il est supposé ne parler qu’anglais, mais quelques whiskies bien tassés arrivent à le faire chanter Alouette… L’équipage est autorisé à passer deux heures à terre en trois bordées, mais les passagers sont consignés à bord. L’ingénieur qui venait de Douala ne devait pas me le pardonner ; un an après, j’en avais encore des échos amusés par le chef du personnel officier de la marine marchande, le commissaire Raulin.
Ah ! ces passagers !… car l’ancien colonel de cavalerie, devenu capitaine de corvette, se met à jouer au commandant d’armes ce qui n’arrange rien.
Charleston puis New York. Dans cette ville, séjour agréable d’une semaine ; huit jours de repos bien employés. Puis départ pour traverser la mare…
Temps épouvantable, la mer la plus mauvaise que je n’aie jamais vue ; une bille de bois essaye de rentrer dans la machine, de nuit par 10 °. Douchés, trempés, gelés, on lui fait entendre raison, et on la remet à sa place ; quelques instants après, c’est le tour de deux embarcations de sauvetage qui veulent reprendre leur liberté.
Et tout, ceci n’a pas d’importance.
1.800 tonnes d’huile de palme, 1.000 tonnes de palmistes, 1.500 tonnes de cuivre, 500 tonnes de caoutchouc, 1.500 tonnes de cacao, 1.500 tonnes de bois, sont arrivées sains et saufs en Angleterre.
C’était notre manière de faire la guerre.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 54, janvier 1953.