Les Russes

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Les Russes

Extrait du livre de Jean Brilhac, « Retour par l’U.R.S.S. », Calmann-Lévy éditeur

« Londres, 12 septembre 1941. – On annonce l’arrivée en Angleterre d’un groupe d’officiers et de soldats français qui se sont évadés des camps de concentration allemands, en passant par la Russie. Ils vont se joindre aux troupes du général de Gaulle. »

Ce texte laconique, cet entrefilet de trois lignes, annonçait le retour à la vie de 186 hommes. Un destin particulier finissait : nous rentrions dans la norme, pour autant que l’armée de de Gaulle représentait alors la norme, et, de l’odyssée qui nous avait menés des vallons de l’Île-de-France aux plaines d’Allemagne, de Pologne, de Russie et jusqu’aux terres arctiques, ne restaient plus que nos souvenirs, l’obsession de la France et la pensée de nos camarades laissés « là-bas ».

Dès le début de notre captivité, quelques manifestations de résistances plus sérieuses troublèrent l’ordre public de l’Oflag.

La première fut une conférence du capitaine Billotte. Breveté de l’École de Guerre, commandant d’une compagnie de chars lourds pendant la bataille de France, décoré de la Légion d’honneur pour avoir détruit une dizaine de chars allemands, le capitaine Billotte était une des personnalités de son block. Vers le 15 août 1940, il soumit à l’approbation de la kommandantur un sujet de conférence apparemment inoffensif : « Quelques problèmes tactiques » ; le colonel Gerhardt donna son visa. Le problème tactique que traita le capitaine Billotte fut le suivant : « Pourquoi, dans les conditions actuelles, un débarquement de vive force en Angleterre est impossible ».

L’initiative parut d’autant plus intempestive au colonel Gerhardt qu’il nous croyait réduits à puiser nos raisons d’espérer dans Nostradamus : avec cette monstrueuses intolérance qui impose des autodafés à l’Europe du XXe siècle et ne supporte pas que l’univers ne pense pas nazi, il priva le capitaine Billotte de courrier et lui interdit de donner d’autres conférences. Le capitaine Billotte riposta en faisant, quelques jours plus tard, une causerie privée, au cours de laquelle il traita exactement des mêmes « problèmes tactiques » et à laquelle assistaient 400 officiers.

Le troisième signe d’insoumission française, le plus douloureux pour le colonel Gerhardt, fut les premières évasions. La saison s’ouvrit, le 15 août 1940, sur un coup d’audace de l’aspirant Rosère : il échoua par malchance, fut repris près de Halle, mourant de faim, mais le signal était donné. Peu après, à une réunion de Saint-Cyriens de son block, le capitaine Billotte lançait l’exhortation suivante : « Le règlement français, Messieurs, prescrit à tout prisonnier de guerre de se soustraire au pouvoir de l’ennemi par tous les moyens : le devoir de tout officier d’active est de s’évader et de reprendre la lutte ».

Bientôt, on apprit, par les journaux allemands, la mort du colonel d’Ornano, tué le fusil à la main devant Mourzouk, puis l’audacieux et héroïque coup de main du général Leclerc sur Koufra. Ainsi, les Français se battaient encore ! C’est alors que plusieurs prirent leur décision. « Si nous sommes encore ici le 15 mars, c’est que nous serons des salauds », dit Boissieu à son ami Branet, et, évoquant ce souvenir, Boissieu ajoute : « Si le 15 mars nous avions encore été à l’Oflag, vraiment, je n’aurai pas pu croiser son regard sans être forcé de penser « Nous sommes des salauds ! » Quel soulagement d’être parti à temps, mon Dieu ! »

Dès lors les tentatives devinrent plus nombreuses. L’esprit public évoluait. L’évasion de Rosère avait presque soulevé la réprobation ; il y avait alors eu des voix pour grommeler : Nous faire ça, à nous ! On va encore avoir des embêtements à cause de ce blanc-bec ! » Une autre tentative avait échoué en octobre-novembre, au milieu de l’indifférence presque générale, et à cette occasion le colonel Andréi, notre porte-parole, ne s’était pas gêné pour désapprouver ouvertement les évasions. Six mois plus tard, l’échec des dix premières tentatives n’avait pas suffi à décourager la soif de liberté, bien au contraire, et le problème de l’évasion prit suffisamment d’urgence pour qu’un syndicat d’évasions dût se fonder en vue de fixer le calendrier des départs. Enfin, en février 1941, deux équipes, dont celle du capitaine Billotte, disparurent coup sur coup et ne purent être reprises.

Le colonel Gerhardt couva longtemps sa vengeance, il la couva un an. Au printemps 1942, deux équipes d’officiers creusèrent un tunnel par lequel elles convinrent de sortir à quelques heures d’intervalle. La première équipe prit le départ, mais une patrouille repéra presque aussitôt la sortie du tunnel et alerta Gerhardt. Lorsque le lieutenant Rabin, homme de tête de la deuxième équipe, déboucha à son tour du souterrain, un projecteur se braqua sur lui, une volée de balles de fusil-mitrailleur lui cribla à bout portant la tête et la poitrine ; ses deux camarades étaient derrière lui dans le tunnel : ils y furent abattus à coups de grenades.

Assurément, il n’est pas donné à tout le monde de s’évader de la sorte et nous connaissons même un Français pour témoigner qu’une fois sur 220, il est à peine besoin d’initiative pour s’évader : je veux parler de Testeil, dit « Framageol » qui, rééditant à sa façon le mythe de la nymphe enlevée par un taureau, se laissa enlever, lui, par une vache.

Cela commence comme un conte : il était une fois un berger, un troupeau de vaches et la frontière… pour tout dire, la frontière russe formait la limite de pâturage dans lequel le berger Testeil paissait son troupeau, et cette frontière, comme dans les fables antiques, n’était marquée que par un sillon. Testeil, impressionné par les racontars de son patron qui, pour le retenir, lui parlait à longueur de journée des atrocités bolcheviques, en était encore à se demander s’il sauterait le pas. Il se contentait, de temps à autre, d’aller mettre les pieds en Russie – oh ! même pas tout le pied, juste le talon ! – et de pisser sur l’Allemagne : cela le soulageait. Or, certain jour, une vache piquée par la tarentule, viola la frontière russe. Fromageol attendit cinq bonnes minutes, la vache ne revenait pas : tranquillement installée à 20 mètres de sa patrie, elle broutait un superbe buisson soviétique. Après moult réflexions, pâtre consciencieux, il résolut d’aller la chercher. « Si tu dois rester de l’autre côté, se dit-il, c’est que le ciel a voulu que tu t’évades ». Et il enjamba le sillon. Il l’avait exactement passé d’un mètre quand trois énormes gaillards surgirent d’une haie, se saisirent de lui, l’allongèrent par terre et, tandis que l’un d’eaux lui pointait sa baïonnette sur le nombril, le second se mit à tirer en l’air. Les trois gaillards étaient des soldats rouges.

Les coups de feu eurent pour effet la prompte apparition, côté allemand, d’un garde-frontière à croix gammée : c’était bien ce qu’on attendait. Le nouveau venu ne savait pas plus le russe que les Russes ne savaient l’allemand, mais, apercevant le Français dans sa singulière position, il comprit tout, et de crier, avec de grands gestes : « Komm, Franzose, komm! » – « Niet ! Niet ! », répondirent très poliment les Russes, la baïonnette toujour sur le nombril de Testeil. « Komm, komm ! » insistait l’Allemand. Finalement, on s’entendit pour couper la poire en deux, si l’on peut dire : les Russes rendirent la vache, mais gardèrent Testeil. Et voilà comment celui-ci est aujourd’hui soldat du général de Gaulle.

J’ai hésité à raconter cette histoire qui a de quoi faire pâlir de rage, s’ils ne savent en rire, tous ceux qui ont acheté leur succès au prix de déboires répétés. Mais tels sont les aléas : la tentative la plus improvisée réussit, quand la plus minutieusement préparée avorte.

En vérité, il n’y a pas d’évasions modèles ; les seules évasions modèles seraient les évasions sans histoires : elles sont rares. Malgré Testeil, ce n’est pas une entreprise simple que de s’échapper d’un pays en guerre. La difficulté est généralement tout autre qu’on ne se la représentait, mais elle n’est pas moindre. Les chiffres le prouvent. Seulement 186 prisonniers français ont atteint l’Angleterre via la Russie ; la proportion paraîtra encore plus infime quand nous aurons dit que 13 seulement étaient partis du centre de l’Allemagne ; que, parmi les tentatives à longue distance en direction de l’U.R.S.S. (j’entends, par longue distance, 400 kilomètres ou plus), la première couronnée de succès n’est pas antérieure à janvier 1941, et que ses auteurs étaient les premiers Français, non seulement de leur camp (lequel groupait 43.000 hommes) mais de toute la Poméranie, à avoir atteint un pays neutre ; que lorsque le capitaine Billotte quitta l’Oflag 11 D, en février 1941, pour ne plus y revenir, dix équipes, avant la sienne, sur un camp de 6.000 officiers, avaient tenté de s’évader sans y réussir et que, par la suite, en l’espace de huit mois, une seule a répété la tentative avec succès. Sur cinq équipes qui, parties de Prusse orientale ou de Pologne, eurent à couvrir à pied plus de 150 kilomètres, une seule est arrivée au complet : l’équipe Touya-Tuyaret-Largerie ; de chacune des autres, il ne reste qu’un homme : Mafféi, Boutoul, Claye et Grillet. Sept d’entre nous firent deux ou même trois essais avant d’atteindre leur but.

Les Russes (M. Chauvet)C’est le jour où l’évasion de Billotte fut découverte que Boissieu, Branet et Klein décidèrent de creuse leur tunnel. L’évasion du capitaine Billotte, la première qu’eut encore réussie l’Oflag 11 D, remontait à trois jours : le 1er février, à deux heures de l’après-midi, comme chaque jour à l’heure réglementaire de la promenade, quelques dizaines d’officiers s’étaient assemblés en colonne par cinq devant la grande porte de leur block : « Bar Zine », avaient crié les sentinelles. Comme par hasard, chacun des trois officiers les plus petits de la colonne s’était trouvé placé à côté d’un officier de puissante carrure, drapé dans une de ces vastes capes telles qu’on en portait en 1940 dans certaines unités; puis, dans la pagaïe qui préside à tout rassemblement, les trois petits officiers s’étaient glissés subrepticement – oh ! avec une discrétion admirable – sous la cape de leur important voisin ; lorsque les sentinelles avaient fait le compte des présents, les trois équipes tandem avaient pris la précaution supplémentaire de « lever les pieds du milieu », comme disait Grelo – et ce n’est pas une sentinelle allemande qui aurait remarqué que certains pieds étaient dépareillés. Ainsi 80 prisonniers, qui étaient en réalité 83, étaient sortis pour la promenade. Le détachement s’était étiré indéfiniment. À bonne distance du camp, profitant de ce qu’aucune sentinelle ne couvrait les flancs de la colonne, trois officiers s’étaient débarrassés de leur capote militaire, s’étaient coiffés d’une casquette civile, avaient déboîté des rangs ; tranquilles comme de bons Poméraniens aux champs, ils avaient remonté la colonne et avaient adressé, au passage, un joyeux « Heil Hitler » aux sentinelles d’arrière-garde ; puis le capitaine Billotte, le capitaine de Person et le lieutenant Bozel étaient allés prendre le train à la gare de Rœdritz cependant qu’un détachement de 80 prisonniers réintégrait l’Oflag sans histoire, trois tom-pouce trottinant allègrement dans l’ombre de trois colosses.

Tout compte fait, en l’espace de deux mois, quatre équipes jumelles totalisant 12 Français se sont évadées des camps de Poméranie et ont atteint la filière d’Eydkau, après un trajet en chemin de fer de 500 kilomètres. Sans doute, chacune de ces évasions eut ses traits distinctifs. Mais n’ayant beaucoup différé ni par leur itinéraire ni par leur rythme, ni même par leur tonalité, leurs péripéties sont presque interchangeables : que le train dans lequel se trouvait l’équipe Billotte ait eu un retard de sept heures et que pendant sept heures les trois conjurés, dont un seul savait l’allemand, aient dû faire front aux assauts de compagnons de voyages trop loquaces ; que l’équipe Boissieu soit entrée pour commander une tournée de schnaps dans une Weinstube à l’heure où s’y tenait une réunion du parti hitlérien, ou qu’arrêtée par des gardes-frontières, elle ait été tirée d’affaire grâce à Klein qui, parlant en allemand comme un Allemand, se donna pour un jeune paysan chargé d’escorter jusqu’à la ferme paternelle deux travailleurs italiens et exhiba à l’appui de ses dires, deux certificats rédigés dans un italien approximatif, dont il avait pris la précaution de se munir à son départ de l’Oflag ; que l’équipe Millet, rééditant à sa façon le quatrième acte de l’Aiglon, se soit retrouvée au petit matin sur le plateau de Friedland, alors qu’elle s’était égarée pendant une nuit de marche, ou qu’elle ait dû, pour passer le fleuve frontière, y chercher un gué à l’époque du dégel, c’est tout juste si chaque équipe ne pourrait pas se prévaloir des aventures des autres.

Les évasions polonaises

Cet homme qui passe dans la rue, tandis que vous rentrez du travail escorté de votre sentinelle, est un Polonais ; il ne vous regarde pas ; il ne vous parle pas ; demain il sera peut-être matraqué à mort par quelque feldwebel, demain ses enfants, qu’il n’a pas vus depuis trois ans, seront peut-être condamnés à casser la glace à coups de barre à mine dans un camp de Prusse orientale ; pour lui, la bataille de Pologne continue ; c’est une bataille de tous les instants ; pour lui, le mot collaborer n’a qu’un sens : lutter aux côtés de ceux qu’anime la même haine ; pour lui, les anciennes alliances sont toujours valables. Faites-lui un signe d’intelligence, il vous semble qu’il n’a rien vu ; ce soir ou demain ou dans huit jours vous le verrez surgir à votre côté. Par lui, vous saurez que, mis à part ses traîtres et ses profiteurs, tout un peuple est prêt à vous aider. Lui avez-vous parlé d’évasion ? Un soir, dans l’ombre, quelqu’un vous met sous le bras un vêtement civil ou le pain blanc qui vous manquaient pour partir. Un dialogue chuchoté derrière un mur, et tel ouvrier de Cracovie ou de Bromberg glisse dans votre poche un papier, vos nouvelles pièces d’identité fabriquées dans quelque officine de Posnanie et transmises de main en main sous la surface dormante des provinces « pacifiées ». Un geste, un coup d’œil et parfois c’est assez : un Polonais vous offre sa vie comme gage de la vôtre.

Mitchourine

Enfin, on l’avait franchie, cette frontière, le long de laquelle tant de drames s’étaient joués ! On s’était soustrait au pouvoir d’Hitler ; c’était avec allégresse qu’on se jetait dans l’inconnu et cet inconnu signifiait la liberté. Ainsi, chaque semaine ou au moins chaque quinzaine, en un point quelconque de la ligne symbolique qui séparait les deux empires, un jour à Memel, le lendemain à Ostrolenka, parmi les landes et les marais, la plupart du temps dans la neige ou dans la boue, un homme, quelques hommes, échappaient à l’enfer allemand, pareil à ces bulles qui remontent par instant à la surface d’un bourbier.

Alors s’ouvraient devant eux les portes d’une prison.

L’ironie du sort est cruelle. Cette liberté tant convoitée, les Russes nous en refusèrent provisoirement le bénéfice, précisément parce qu’ils s’en étaient faits les champions. Le gouvernement soviétique s’attendait à être impliqué dans la guerre ; l’exemple de tant de pays où la cinquième colonne avait exercé ses méfaits lui avait servi de leçon ; tout ce qui venait d’Allemagne, à plus forte raison en contrebande, lui était suspect par principe. On hésitait donc à nous renvoyer à Vichy dans la crainte qu’un espion se fût glissé parmi nous. Quant à nous laisser rejoindre l’armée de Gaulle, comme la plupart d’entre nous le demandaient, son souci de neutralité le lui interdisait. Il nous garda.

Ici s’ouvre un nouveau chapitre de notre vie. Nos expériences de captivité en Allemagne ne nous avaient pas appartenu en propre, nous les avions partagées avec l’immense armée des prisonniers ; ce que nous avons vécu en Russie, au contraire, est à nous, à nous seuls. Sans doute, en nous évadant, avions-nous déjà rompu avec le sort commun, mais nous n’étions encore que des isolés, poursuivant des buts parallèles ; une fois en Russie, nous fûmes un groupe lié par un destin unique. L’histoire de chacun des évadés s’arrête à la frontière allemande ; au delà, commence l’histoire d’une communauté d’évadés.

Le stage en prison, je m’empresse aussi de l’ajouter, était transitoire. Après des chances variables qui permettaient à certains favorisés d’apprécier les délices équivoques des prisons moscovites, tandis que d’autres devaient se contenter de la Centrale de Smolensk ou même en Lithuanie ou en Pologne de geôles de villages (ô Krétinga ! ô Toragué !) les nouveaux arrivants étaient réunis à ceux qui les avaient précédés dans un camp d’internement. Le gouvernement soviétique avait pris la décision de ce regroupement dès octobre 1940 ; le premier noyau d’évadés, qui comprenait notamment Fauvelle, Gaud, Taxil, Delaye, Claye, Boutoul, les aspirants Michelier et Cornillet, et le Warrant Officer anglais George Briggs, fut de la sorte grossi progressivement de tous les « nouveaux », jusqu’au jour où l’invasion de la Russie ferma aux prisonniers en Allemagne les routes de l’est.

Le lieu où l’on nous regroupa s’appelle Mitchourine. Mitchourine est situé à côté de Kozielsk, à 300 kilomètres environ au Sud de Moscou, dans cette région comprise entre Kalouga et Orel qui a été, au cours de l’hiver 1941-1942, le théâtre de combats acharnés.

Cent, cent cinquante ou deux cents Français dans une île déserte ! En Allemagne, c’était une armée qui était prisonnière ; elle avait ses cadres, ses habitudes, son résidu de discipline. À Mitchourine, il fallut tout organiser. Le phalanstère eut ses hauts et ses bas, ses passions, ses haines, ses drames, ses bonnes et ses mauvaises heures. Tout cela se racontera plus tard. Cependant chaque jour marqua un progrès vers une vie mieux ordonnée, surtout à partir du moment où, dans le courant d’avril 1941, le capitaine Billotte se fut fait reconnaître pour notre « Starchi », c’est-à-dire notre représentant permanent et notre porte-parole.

L’air du large

Le dimanche 22 juin fut un jour pluvieux, un orage survenu dans la matinée avait détrempé le terrain de basket-ball et le gymkhana prévu pour l’après-midi avait dû être ajourné : même pour ces oisifs professionnels que sont des prisonniers, rien de plus morne qu’un dimanche creux. Le drame de Syrie rendant plus poignant l’anniversaire des pires jours de 1940, nous balancions entre la rage et le dégoût ; chacun maugréait dans son coin, les parties d’échecs languissaient et des tomes de Karl Marx que nul n’avait plus le courage de lire s’empoussiéraient sur les tables.

À l’improviste, vers 2 heures, notre interprète (Moscou nous avait officiellement attaché un interprète) se présenta au portillon de l’enceinte et demanda à parler au capitaine Billotte ; ce dernier vint le recevoir dans la « salle de jeux » où Merlin et Taxil, seuls, jouaient au billard.

L’interprète était blême, il ravala plusieurs fois sa salive, puis, d’une voix gutturale et comme titubante, il lâcha la nouvelle : « Depuis ce matin, notre pays est en guerre avec l’Allemagne : les brigands ont attaqué notre frontière, ils ont bombardé Kronstadt, Kaunas, Kiev et Sébastopol. Il y a des morts… »

– Le capitaine Billotte… va vous parler…, articula péniblement le président.

Dans la salle surpeuplée, un tel silence se fit qu’on n’entendit plus d’autre bruit que le froissement des dentelles de papier qui encadraient les fenêtres et que le vent de pluie balançait. Le Starchi des Français prit la parole – et aussitôt, à l’annonce de la nouvelle, une clameur répondit : comme par un réflexe identique, ce 22 juin 1941, jour du gymkhana manqué, s’imposait à nous comme la charnière de la guerre et le prélude à notre délivrance. Le capitaine de Person, incapable de maîtriser un grand mouvement d’amour, se précipita vers l’interprète pour lui serrer les deux mains : « Monsieur, dit-il, nous sommes contents, bien contents… » Le capitaine Billotte enchaîna. Avec la même componction et la même vigueur d’optimisme que s’il eût communiqué à Staline un message de sympathie du gouvernement de la République, il pria notre interprète de transmettre au « Natchalnik » du camp les sentiments d’indignation que nous inspirait l’agression allemande ; puis il affirma sa certitude que la force mécanique alliée finirait, tôt ou tard, par écraser l’Allemagne. Il avait plusieurs fois développé cette argumentation devant des officiers de l’Armée Rouge, et ceux-ci lui avaient chaque fois opposé la réserve polie empreinte de scepticisme que leur dictaient tout ensemble leur souci de neutralité et un respect inavoué, mais obsédant, de la puissance allemande. Ce 22 juin 1941, que les temps étaient changés !… Écrasés par l’événement, un officier, un fonctionnaire soviétiques remercièrent une poignée de rescapés de la bataille de France de ne pas douter de la victoire…
De fait, maintenant que les Russes étaient en guerre aux côtés de l’Angleterre, plus rien ne s’opposait à ce que nous servions dans l’armée de la France Libre. Dès le 22 juin, nous l’avions compris, nous l’avions proclamé, un message collectif de sympathie à Staline avait été rédigé, et, le lendemain, quatre lettres étaient parties à l’adresse de Staline, Molotov, Vorochilov et Timochenko, leur rappelant notre désir si souvent manifesté de combattre avec de Gaulle. Puis d’heure en heure, la fièvre s’était élevée parmi nous ; tout délai à notre départ avait semblé insupportable ; en outre, bien que peu renseignés, nous avions pressenti la rapidité foudroyante de l’avance allemande sur Minsk et sur Smolensk : que faire si, à l’approche des Panzers, les autorités soviétiques ne prévoyaient pas notre repli ? Dans la matinée du 26 juin, l’état-major du camp se réunit à l’appel du capitaine Billotte et décida qu’en cas de péril imminent nous évacuerions Mitchourine et tenterions de gagner Moscou par nos propres moyens ; notre troupe fut répartie en cinq sections, un plan d’opérations provisoire fut dressé ; nous possédions quelques cartes établies à grand-peine, on dressa les itinéraires de repli ; on procéda au recensement général des vivres.

Fin du voyage

À ceux de la Force III

Quelque part sur la mer Blanche, un cargo russe vogue dans le brouillard, deux dragueurs de mines assurent le chenal devant lui. Le bateau emporte vers leurs destinées sa cargaison d’évadés. L’eau est étonnamment calme, par instant, à travers la brume épaisse, transparaît la silhouette d’un navire de guerre, puis elle s’évanouit, les dernières avancées de la côte russe sont depuis longtemps effacées. Les 186 sont sur le pont, les yeux tournés vers l’avant. Et soudain, là où nul n’attendait rien, comme si un aimant nous avait mystérieusement guidés vers elle, une forme gigantesque surgit à 50 mètres à tribord. On s’interroge de tous côtés : « Quel est son pavillon ? Qui voit son pavillon ? » Le capitaine de Person, grand seigneur, promet une bouteille de champagne à qui verra le premier l’Union Jack. « Le drapeau anglais ! » ripostent des voix fusant de partout. Oui, c’est bien l’Union Jack : ce bateau nous attend ! Lentement, nous nous approchons de lui. D’abord, l’émotion nous tient muets : elle est donc arrivée, cette minute tant espérée ? Peut-on s’en persuader ? Nous n’osons pas y croire et l’énormité du navire nous assomme. Nous nous regardons sans parvenir à comprendre que pour nous, pour nous seuls, ce paquebot – car c’en est un – soit venu jeter l’ancre au fond de la mer Blanche. Puis la joie balaie tout : une grande clameur monte de 186 poitrines, à laquelle répondent les exclamations folles de centaines d’officiers et de soldats anglais et canadiens qui, penchés sur toutes les rambardes, du premier au quatrième pont, saluent notre arrivée ; c’est un délire où nul ne se connaît plus et où les cris de joie s’entremêlent aux trépignements. Certains dansent la sarabande, certains s’embrassent, certains pleurent : de tels bonheurs ne peuvent se dire. Alors s’élève, grave comme elle ne le fut jamais, insolite au milieu de cette mer perdue aux confins du monde des vivants et pourtant nécessaire, La Marseillaise. Comme elles résonnent étrangement les paroles anciennes et que leur sens est neuf : « Allons enfants de la Patrie… » – Oui, nous voici prêts à répondre aux appels de la France mutilée – « Le Jour de gloire est arrivé… » – Nous nous soucions bien de la gloire ! Mais jour de lumière ! Jour de gloire ! Et l’aube de la libération resplendit devant nous. – « L’étendard sanglant est levé… » – Cet étendard-là, nous l’avons vu flotter sur nos villes, sur nos maisons, sur les camps où deux millions des nôtres sont réduits à l’esclavage. Tandis que nous chantons, les deux colonels russes présents sont figés au garde-à-vous ; tout le bateau anglais reprend en chœur le refrain : « Aux armes, citoyens, formez vos bataillons… »

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 119, juin 1959.