La libération de Strasbourg

La libération de Strasbourg

La libération de Strasbourg

Le fort de Koufra (RFL).
Le fort de Koufra (RFL).

Le 1er mars 1941, au pied du mât de pavillon de la forteresse de Cufra d’où l’on venait d’amener les couleurs italiennes pour hisser le drapeau tricolore à croix de Lorraine, victorieux pour la première fois depuis « les honteux armistices », les compagnons de Leclerc furent, à prêter le Serment fameux, une poignée, une modeste poignée d’hommes.

Émus et passionnés ils éprouvaient intensément l’ampleur de leur geste. Par delà leurs personnes ils venaient d’engager tous les Français libres. Et, au-delà encore, tous ceux qui, les armes à la main, s’élanceraient en des jours de sainte colère par les chemins de la France asservie, vers la fière capitale alsacienne dont la pierre gravée de l’un de ses ponts proclamait : « Ici commence le pays de la liberté ».
Quatre ans plus tard, le 23 novembre 1944, le général Leclerc conduisait aux portes de l’Alsace sa terrible meute d’acier et de fer. Dans une charge dont presque tous les instants furent des défis à l’art militaire traditionnel, il enlevait Strasbourg. Sur la flèche de la cathédrale, il amenait le pavillon nazi et y déployait le drapeau français.
Certes cette page d’histoire n’est pas l’apanage des seuls Français libres, ils y prirent cependant, du général Leclerc au dernier des soldats du Tchad, la part prépondérante. À grands traits elle est ici esquissée.
Depuis le 13 novembre la 2e D.B. pataugeant dans la neige, s’acharne à crever dans son secteur la ligne de défense des pré-Vosges qui barre Saverne, le Donon, les cols de la Schlucht et du Bonhomme.
Badonviller est enlevé le 17, Cirey le 19. Dans ces deux opérations menées de vive force, les Français libres ont à leur habitude lourdement payé. Anciens de Cufra, les capitaines Geoffroy, Dubut et Maziéras sont tombés, les deux premiers d’une balle dans la tête, le troisième d’un éclat fiché en plein cœur.
Leclerc pressent à Cirey qu’il faut prendre de vitesse l’ennemi et qu’approche l’instant pour lequel jusque-là tout a été mis en œuvre : le difficile moment du lâcher.
Quatre colonnes blindées sont formées. Chacune reçoit un itinéraire particulier et attend impatiemment le signal du rush. Donné trop tôt, ce signal, c’est la meute arrêtée aussitôt découplée par un obstacle trop dur après lequel elle ne rattrapera plus sa lancée. Donné trop tard, elle ne saisira plus cet instant fugitif où l’ennemi perd sa balance, où la violence et la vitesse prennent soudain tous les droits.
La meute n’attendra pas trop longtemps. Le 20 au matin, un bataillon blindé du Tchad, à base de F.F.L. du Tchad et du corps franc d’Afrique, taille en pièces les « Gebirgsjager » venus d’Autriche défendre les Vosges et fait sauter à Lafrimbolle les barrages antichars au pied de la montagne. Dans le passage ouvert la colonne Massu s’engouffre.
En trombe, elle va y faire d’une seule traite, sans qu’aucun autre des nombreux barrages tout préparés contre elle n’ait le temps de jouer, plus de 20 kilomètres.
D’abord une zone vide qui succède immédiatement à la bataille. Bientôt, le spectacle s’anime. En abordant une épingle à cheveux qui va chercher un fond de vallée pour revenir sur le versant en face, la Jeep de tête voit disparaître la queue de la colonne ennemie. Au virage suivant, la distance a diminué. Les 88 motorisés ont filé devant ou se sont garés sur les traverses (d’où quelques-uns essaieront encore de faire feu à bout portant), et c’est maintenant l’artillerie hippomobile, 105 et 150, qui est à la traîne. Les braves chevaux galopent tant qu’ils peuvent : ils gagnent encore un virage, puis, sous le tac-tac des mitrailleuses, se voient abandonnés en un clin d’œil des servants et des conducteurs.
L’attelage à la dérive se voit remonter par le char, qui se garde bien de l’immobiliser en travers de la route. La route, avant tout, il faut la garder libre. Le char double donc sans tirer, puis, d’un coup de queue, bascule pièces et bêtes dans le fossé.
Une quinzaine de pièces y passent avec leurs trains, en tout au moins 50 attelages. Cadavres d’hommes et de chevaux échelonnés sur la route, les quelques rares restés au milieu impitoyablement broyés. Les voitures, les camions, les canons tractés sont rejoints à leur tour, mis en flammes aux orées des villages. La colonne poursuit son fracas, sans un coup d’œil en arrière.
Les colonnes de la 2e DB dans la charge sur Strasbourg (RFL).
Les colonnes de la 2e DB dans la charge sur Strasbourg (RFL).

Elle ne s’arrêtera qu’à la nuit, au carrefour de Rehtal où le groupement tactique du colonel de Guillebon, enfourné lui aussi par le général sur cet axe, rejoindra après minuit.

Le 21 au petit jour, le mouvement reprend, Massu en tête, suivi par tout le groupement de Guillebon. Minjonnet passera ensuite, et le groupement Langlade, séparé ainsi en deux tronçons, ne se recollera que dans la plaine.
Le pont d’Azelbourg, les défenses de Dabo sont vides (nous trouverons à Saverne l’ordre de les garnir d’urgence), Dabo même est atteint après un tout petit combat. Une batterie de 88 qui retraite a cependant barré la route à la sortie de la clairière : les deux heures de répit que lui laisse le dégagement des arbres vont-ils lui permettre d’esquisser une parade, ou au moins de mettre en œuvre les destructions qui risquent de retarder considérablement la descente ?
La petite chapelle papale qui a vu sur cette route les moyenâgeuses vicissitudes des évêques et des comtes domine de son assise rocheuse le groupe de sapeurs qui scient les grands sapins couchés et qui en mettent un coup, je vous le jure. D’un geste de sa canne, Massu remet la colonne en marche vers l’Alsace.
Et, l’après-midi, les nouvelles s’échelonnent. La colonne filiforme descend encore 20 kilomètres de raides lacets dans la forêt, débouche et s’étale aux premières clairières sur la plaine. Birkenwald, Reinhardsmunster, Dimbsthal, Allenwiller. À Singrist, elle coupe la grande route entre Marmoutier et Wasselonne, où de nombreuses voitures militaires qui circulent, l’esprit en repos, tous phares allumés, viendront buter et se faire massacrer à nos bouchons. La défense allemande se referme entre les murs qui ont sur place leur garnison ; ailleurs, les villages alsaciens retrouvant les nôtres s’essaient à reparler leur français.
Et parce que le vocabulaire est rare, que les mêmes mots sont répétés, cette rencontre garde un air grave. Elle en est plus dense de tout ce qui n’est pas exprimé, plus solide derrière la pudeur des gestes inachevés.
Les premiers quartiers sont pris dans toute l’austérité de la guerre.
*
Sur le chemin de la capitale alsacienne, une fois la Vosge franchie il reste encore un bastion puissamment fortifié : Saverne. Ville et défenses seront attaquées à la fois par le Nord, le Centre et le Sud. Saverne tombe dans la journée du 22 novembre.
En fin de soirée le général donne enfin ses ordres pour Strasbourg : les colonnes abordent les défenses extérieures par le nombre maximum d’itinéraires, sur ceux qui se révéleront plus faciles on déviera les autres. Encore une fois les ordres sont d’aller de l’avant sans perdre une seconde, de ne pas s’attarder à désarmer l’ennemi et à le renvoyer sans escorte à l’arrière, de traverser Strasbourg en y laissant les seuls éléments indispensables et de marcher droit sur le pont de Kehl.
Le général a fixé quatre itinéraires avec latitude, pour une colonne (Guillebon) d’un cinquième. Ils convergent sur Strasbourg par Schiltigheim, Mittelhausbergen, Cronenbourg, Kœnisgshoffen. Comme pour une course et comme pour surprendre l’ennemi partout à la fois, le franchissement de la ligne est imposé à 7 h 15, au lever du jour aux commandants de colonne.
*
Voilà donc, le 23 au matin, l’affaire lancée. À leur débouché les colonnes livrent quelques escarmouches avec de petites garnisons. La plaine est franchie au grand galop. Mais des résistances se dévoilent à la ceinture des forts qui couvrent Strasbourg, et tiennent sous leur feu les fossés antichars qui barrent les routes d’accès. Trois groupements blindés commandés par des Français libres peinent dur : Cantarel devant le fort Pétain, Putz devant le fort Kléber, Massu devant le fort Foch. Pour ce dernier la situation est très difficile. Sa route est en effet, truffée, et bien avant l’ouvrage principal d’où peuvent tonner de puissantes batteries, d’ouvrages secondaires garnis de troupes bien armées. Camouflés dans les houblons et les fossés du bord de la route, des tireurs d’élite, des grenadiers antichars dotés de Panzerfaust.
Le premier de ces ouvrages est enlevé par surprise et le nettoyage au canon rapidement fait. Mais les bruits du combat ont alerté le fort principal. Les chars de l’avant-garde qui avaient repris leur progression, évoluent prudemment sous une avalanche de coups de mortiers et de fusées antichars. Le brouillard encore accroché au sol ne facilite rien. Le sol trop gras des prairies et vallonnements voisins où s’engluent rapidement chenilles des chars et roues des véhicules condamne la colonne à rester sur la route bombardée avec une précision agaçante.
La progression est lente. Le commandant de l’avant-garde et ses officiers circulent à pied entre les engins qui avancent doucement. Des coups de feu claquent à brève portée. Trois hommes sont tués d’une balle en pleine tête. Un peu plus loin et en moins de dix minutes trois officiers sont abattus, trois Français libres. L’aspirant Yung d’abord, Strasbourgeois évadé par l’Espagne et ancien du C.F.A., de deux balles explosives dans le corps, le capitaine Sorret ensuite, échappé de France en 1940 par Royan, ancien du Tchad, d’une balle au pied. Le commandant de l’avant-garde enfin, Alsacien, venu du Tchad, frappé dans le dos d’une balle qui le traverse de part en part. D’officier alsacien, Français libre, il n’en reste plus qu’un dans cette colonne, c’est un Strasbourgeois, avocat de son métier, qui aura la joie d’aller jusqu’au bout.
Brusquement à 10 h 30 tous les postes radio de commandement annoncent : « Tissu est dans iode ». En clair : la colonne Rouvillois est entrée dans Strasbourg. Plus heureuse cette colonne passée très au Nord s’était rabattue sur Strasbourg par la nationale 63 miraculeusement vide de défenseurs et s’était engouffrée dans la ville par surprise, fonçant comme ordonné sur le pont de Kehl.
La colonne Massu quitte alors son axe si meurtrier et se raccroche à l’itinéraire libre qui la fera entrer dans Strasbourg.
La ville s’offre dans une brume grise. La flèche y lance une pointe sombre et imprécise sur laquelle flotte déjà le drapeau français. Dessous, les rues sont vides, sauf de quelques carcasses de voitures, de quelques rares cadavres et de passants encore plus rares qui rasent les murs.
Le fracas de Rouvillois est passé. Devant lui, la vie normale de la ville s’est arrêtée. Il a mitraillé sur son passage les officiers qui allaient faire leurs valises, les chauffeurs au volant des voitures hâtivement rangées au coin des rues, les soldats qui essayaient encore de faire face. Puis il a disparu vers Kehl.
D’un seul élan il a atteint le port, franchit intacts les ponts des écluses, force le Petit Rhin. Il est à 600 mètres du pont de Kehl.
Là, la garnison allemande s’est ressaisie : un poste est installé sur le pont pour mitrailler les fuyards. Maison par maison, elle lutte, bientôt soutenue par des mortiers et l’artillerie. Les blockhaus sont garnis et les officiers sont certainement en place qui, des casemates de Kehl, sont responsables de la mise à feu. Nous n’entrerons pas par surprise en Allemagne.
De larges emprunts ont été faits à l’ouvrage « La 2e D.B. en France ». Nous remercions nos camarades de l’autorisation aimablement donnée (RFL).
De larges emprunts ont été faits à l’ouvrage « La 2e D.B. en France ». Nous remercions nos camarades de l’autorisation aimablement donnée (RFL).

Et l’extrême pointe de cette charge est marquée pour nous par un deuil profond. L’aumônier de la division, le Père Houchet, le missionnaire de Kindamba, dont la solidité revêtue de tant d’humaine indulgence, de rayonnante humeur et de camaraderie était devenue à tous notre recours, y est touché mortellement en ramassant son chauffeur blessé sous le feu.

Ce temps durant, la colonne Putz, sous les feux incessants du fort Kléber, franchit en force avec les sapeurs du génie le fossé antichars et file sur Kœnigshoffen suivi par la colonne Cantarel qui nettoiera les quartiers Sud-ouest. Putz défile devant Kœnigshoffen, traverse les faubourgs au Sud de l’Ill, où les casernes se sont transformées en îlots de résistance, et à Neudorf vient providentiellement épauler Rouvillois, sur les arrières duquel éclatent de trop nombreux coups de feu.
Les artilleurs de leur côté arrivent à la rescousse. Par leurs itinéraires à eux, tant il est difficile de maintenir ouvert et bien net un passage, ils arrivent et s’installent dans la ville, qui se bat. Leurs observateurs et leurs chefs d’escadrons filent avec leurs radios vers l’avant.
La colonne Guillebon déborde par le terrain d’aviation de Neudorf et entrera dans la ville vers 18 heures. D’autres mouvements par le Sud ont lieu, et à la fin de la journée, Leclerc, responsable de la ville, dans le silence tragique rythmé par les canons, s’occupe de rétablir l’ordre et l’autorité française.
Le Serment de Cufra était tenu.
*
L’action française libre ne devait pas, au profit de Strasbourg, s’arrêter là. En effet lorsqu’en janvier 1945, l’offensive de Von Rundstedt mettait en péril la capitale alsacienne, ce fut à nos camarades, de la 1re D.F.L. qu’il appartint de conserver Strasbourg à la France.
Et Leclerc put télégraphier ce jour-là à son camarade de promotion, le général Garbay :
« Bravo ! Mon Vieux.
En somme la 1re D.F.L. aura probablement sauvé Strasbourg après que la 2e D.B. l’aura prise…
Félicite tout le monde de notre part. »
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 33, décembre 1950