Marine marchande et F.N.F.L. au canal de Suez

Marine marchande et F.N.F.L. au canal de Suez

Marine marchande et F.N.F.L. au canal de Suez

Les Français Libres, dans le numéro de janvier de leur revue, ont exprimé leur gratitude aux Britanniques qui les ont aidés et réconfortés en Angleterre. Hors du Royaume-Uni, d’autres « Free French » ont bénéficié d’une même assistance.
Qu’il soit permis à l’un deux, suivant le voeu exprimé par le comité directeur de l’A.F.L., d’évoquer quelques souvenirs d’années qu’il a vécues en Égypte, en contact étroit avec nos plus fidèles amis.
Le canal de Suez fut certainement l’un des points du globe où « l’entente » franco-britannique fut la plus « cordiale » dès avant la guerre, et la plus complète pendant celle-ci.
Les excellents rapports avec l’Angleterre étaient de tradition à la Compagnie du canal depuis que Ferdinand de Lesseps, avec une prescience géniale de l’avenir, avait introduit dans le Conseil huit administrateurs, représentants du Shipping britannique. Après Munich, des personnalités comme celles de Lord Hankey, de Sir Harrison Huges, de Lord Cromer n’avaient cessé de prévoir l’éventualité de la guerre et, avec leurs collègues français, de préparer les mesures, à prendre « in case of emergency ».
Le président du Suez, le marquis de Vogüé et le directeur général, M. Georges Edgar-Bonnet étaient en 1939 respectivement président et vice-président du comité France-Grande-Bretagne. Tout le personnel du canal avait conscience de travailler dans l’intérêt des deux pays dont les destinées étaient intimement liées.
Aussi ce fut avec une grande joie qu’à la déclaration de guerre, on vit arriver à Ismaïlia l’amiral Pipon et un état-major de la Royal Navy, chargés par l’amiral Cunningham des questions maritimes dans la région du canal.
Dans ce petit centre de société française, ils furent accueillis comme des hôtes de choix et installés dans les maisons de nos compatriotes, rendues libres par la mobilisation de ceux-ci.
Tant dans le domaine privé que dans les affaires de service, les relations les plus amicales s’établirent immédiatement. Et, par la suite, jamais aucun heurt d’amours-propres, jamais aucun conflit d’attributions ne se produisit.
La défense et la sécurité du canal, en liaison avec l’armée, la visite des navires au large des ports d’accès, les priorités de passage étaient du ressort direct de la Royal Navy.
En revanche, l’exploitation et l’entretien du canal restaient entre les mains des agents de la compagnie. Il se créa ainsi un modus vivendi facile, basé sur une confiance réciproque qui devait faire ses preuves aux heures les plus difficiles de l’avenir.
Au cours de la première période d’hostilités réduites, les Français de l’isthme fixés depuis longtemps dans le pays, très pénétrés des souvenirs glorieux de la première guerre, vivaient sous l’impression d’une sécurité totale dont les éléments étaient moins représentés par les troupes britanniques réduites qui stationnaient en Égypte que par le potentiel militaire de l’armée Weygand en Syrie et des forces françaises en Tunisie.
Cette puissance française paraissait si évidente que, lorsqu’en mai 1940, pour parer aux risques d’un débarquement italien possible et à l’action éventuelle de la 5e colonne, un organisme de défense locale, le C.A.I.S. (Corps allié de l’isthme de Suez), fut formé avec des volontaires de l’isthme, l’armement – fusils, mitrailleuses et munitions – fut fourni, en accord avec l’amiral Pipon, par l’armée de Syrie.
La signature de l’armistice, qui sortait la France de la guerre en portant un coup terrible à son prestige auprès de nos Alliés, risquait de briser cette amitié si féconde entre Français et Britanniques.
La compagnie du canal coupée de sa direction de Paris, corps sans tête, était tiraillée dans les sens les plus divers. Quelques rares individus, soit sollicités par des représentants trop zélés du gouvernement de Vichy, soit découragés par une radio tendancieuse, crurent la partie perdue et ne souhaitèrent que leur retour en France. D’autres, plus nombreux, redécouvrirent que la compagnie du canal était une compagnie égyptienne et jugèrent que le moment était venu de la coiffer d’un tarbouche, tandis qu’eux-mêmes, à l’exemple du général Mittelhauser en Syrie et de l’amiral Godfroy à Alexandrie, se réfugièrent dans une neutralité sans honneur. Par bonheur, une majorité d’hommes de coeur, fouettés par la défaite, comprirent immédiatement que la guerre continuait et que leur devoir, puisque la providence leur en laissait les moyens, leur commandait d’y prendre part de toutes leurs forces auprès de leurs Alliés.
Du côté britannique, la situation paraissait singulièrement critique. C’était la période où l’Angleterre se trouvait seule en face du péril allemand, celle où tous les affolements étaient possibles, celle hélas ! qui vit la triste affaire de Mers-el-Kébir, celle enfin où le général Wawell, privé des soutiens français de Syrie et d’Afrique du Nord, était menacé par des forces italiennes dix fois supérieures en nombre aux siennes. Certes, des esprits chagrins pouvaient craindre une défection des éléments français de l’isthme et même, de la part de quelques fanatiques, des sabotages qui auraient entravé la navigation sur le canal.
Malgré les difficultés, des deux côtés jouèrent l’amitié et la confiance réciproques. Dans leur isolement et leurs épreuves, Français et Anglais sentirent le besoin de s’appuyer les uns sur les autres. Chez les Français galvanisés par la déclaration du 18-Juin du général de Gaulle, renaissait l’espoir des victoires futures. Quatre-vingt pour cent d’entr’eux adhérèrent au mouvement de la France Libre. Chez les Anglais, chargés de la défense du canal, c’était l’assurance de trouver sur place, en un point si vital, une aide matérielle et un dévouement accrus, par les circonstances adverses.
Cette fusion des énergies s’opéra de part et d’autre sans manifestation spectaculaire, sans récrimination, avec un tact parfait. Le général Wawell lui-même pria le commandant du C.A.I.S. de conserver ses armes et son activité. Et, pour éviter toute équivoque, les membres de ce corps furent enregistrés comme d’ « able seamen » dans la R.N.V.R.
D’ailleurs les volontaires français des diverses parties du monde affluaient dans l’isthme, reçus avec enthousiasme et, le 25 août 1940, le 1er Bataillon d’infanterie de marine défilait à Ismaïlia derrière le drapeau français et l’Union Jack qui lui avait été confié à Chypre. En même temps qu’en Angleterre, se reconstituait sur les bords du canal une force militaire française.
Simultanément, dans le secteur maritime se créait une marine marchande française libre. Au moment de l’armistice, plusieurs de nos navires de commerce se trouvaient immobilisés dans les ports du canal. L’amirauté britannique décida de les réquisitionner tandis que, suivant les instructions de l’amiral Godfroy, tous les commandants et la plus grande partie des états-majors et des équipages abandonnaient leurs bateaux pour rentrer en France. En face de cette situation déplorable, le représentant du comité national français dans l’isthme obtint de l’amiral Pipon que le commandement de ces navires fut confié à des capitaines au long cours français, pilotes de Suez qui n’hésitèrent pas à reprendre la mer après de nombreuses années passées au canal et que les états-majors et équipages fussent complétés par des éléments en majorité français, recrutés sur place. Ainsi, grâce à la bonne entente des « Free French » et de la Royal Navy, fut évitée une main-mise anglaise brutale sur des navires français.
Malgré l’intervention du consul de Suez et le geste de protestation symbolique du représentant des compagnies de navigation, la passation de service se fit sans heurt avec la plus grande correction. Il nous souvient même qu’un officier de la Royal Navy, le lieutenant Astor R.N.V.R., membre du parlement, vint à bord d’un des navires et, dans le meilleur français, exhorta avec beaucoup de tact les équipages à continuer la lutte, malgré les sollicitations de Vichy, aux côtés des Britanniques. C’est ainsi que furent réarmés le Félix-Roussel, le Président Doumer, le Cap-Saint-Jacques et, un peu plus tard, l’Espérance qui depuis lors portèrent le pavillon français à croix de Lorraine sur l’océan Indien et l’Atlantique. Le Félix-Roussel devait s’illustrer au moment de l’évacuation de Singapour, et le Président Doumer coula dans l’Atlantique sous le commandement du capitaine-pilote Jean Mantelet, marin exemplaire qui périt sur sa passerelle après avoir assuré l’évacuation en bon ordre de son bâtiment.
Tous ces efforts de guerre furent accomplis, tous ces résultats pratiques furent obtenus grâce à l’ardeur des Français et à une admirable sympathie des Britanniques. On démarra dans l’enthousiasme sans se soucier des textes juridiques. Ce n’est que plus tard, quand des contacts purent être établis avec Londres, que fut connu en Égypte le statut de la marine marchande libre, et que ses représentants dans la zone du canal furent officiellement accrédités auprès du Ministry of War Transport.
Pendant toute la guerre, les buts militaires communs, l’estime et l’amitié réciproques créèrent le climat favorable qui permit de résoudre aisément bien des problèmes. Quand, en juillet 1941, les raids de l’aviation allemande rendirent périlleuse la navigation dans les eaux du canal, les remorqueurs de la compagnie, chargés d’assister les navires transiteurs furent soumis à une telle épreuve qu’il fut nécessaire de les armer militairement, la Royal Navy ne songea pas à les confier à ses marins. Elle n’hésita pas à faire appel à la marine française libre. Le secteur Égypte des F.N.F.L. fut créé et les équipages de ses cinq puissants remorqueurs firent un rude travail dans les eaux que n’épargnèrent, à cette époque, ni les mines, ni les bombes.
L’amiral Pipon, dont les origines familiales remontaient aux îles anglo-normandes, fut si heureux d’avoir sous ses ordres des marins français qu’il voulut venir à bord de l’Atlas leur donner lui-même la consécration de son autorité. Il tint à s’adresser à eux dans leur propre langue. Ses paroles qui venaient du fond du coeur furent entendues avec émotion.
Ces relations, qui, du plan officiel du service, étaient passées sur celui d’une affectueuse collaboration, se continuèrent jusqu’à la fin de la guerre. Qu’il nous soit permis, en terminant, d’adresser encore notre hommage à la mémoire de deux grands disparus dont la bienveillance à l’égard de nos compatriotes fut sans défaut. À l’amiral Harewood, vainqueur de La Plata, successeur de l’amiral Cunningham, qui lors de l’avance de Rommel appela à Alexandrie le commandant Kolb-Bernard et moi-même pour solliciter notre avis et qui, si compréhensif des problèmes français, se garda vis-à-vis de la force X de gestes irréparables. À l’amiral Halifax, successeur de l’amiral Pipon qui, à la même époque, se pencha avec tant de sollicitude sur le sort réservé aux Français libres, en cas de réussite des plans allemands et qui, peu de jours avant sa mort, apprécia avec tant de gratitude les efforts accomplis par les Français.
À tous les échelons de la hiérarchie, entre « Free French » et Britanniques, sans aucune distinction de nationalité, ni de grade, s’était établie une véritable fraternité d’armes.
Il serait dommage qu’elle fut oubliée.
Paris, le 28 janvier 1954.
Louis Lucas

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 66, mars 1954.