Mission de protection

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Dessin de P. L. (RFL).

Droit devant, au-dessus des vagues courtes que le souffle puissant des hélices effrangeait, la ligne sombre de la côte de France venait d’apparaître. Nos 12 Spitfire, qui depuis Beachy Head glissaient au ras de l’eau, se cabrant brusquement, commencèrent leur montée.

Tout de suite derrière nous, les Néo-Zélandais de l’escadre et, plus loin à droite et à gauche, les groupes de Northold et de Tangmere peuplèrent soudain l’espace de dards en grappes, silhouettes nettes et dures sur le bleu pâle du ciel.
À chaque mètre gagné l’horizon découvrait de nouvelles étendues. La simple indication de la côte entrevue tout à l’heure s’était changée en un paysage de vert et de bistre inondé de soleil, et qui se fondait au Sud dans la brume irisée.
Le groupe « Alsace » servait aujourd’hui de guide aux trois escadres chargées de protéger le retour du groupe « Lorraine » opérant dans la banlieue parisienne. Pour la première fois de cette guerre la chasse et le bombardement des Forces aériennes françaises libres allaient se battre côte à côte.
À 11 heures du matin, lorsque le « tannoy » nous avait appelés à la salle de briefing, nos chasseurs étaient loin de se douter de la mission qui allait nous être confiée. Cette protection de camarades dont tant de figures nous étaient familières et dont nous connaissions tant de noms était comme la révélation nouvelle d’une fraternelle amitié qui jusqu’à présent n’avait jamais eu l’occasion de se manifester au combat. Et maintenant dans le ciel de France, courant au devant de ceux qui venaient de porter un coup puissant à l’ennemi, nous aurions voulu qu’ils sachent notre fierté.
Très rapidement les 3.000 mètres qui nous avaient été fixés comme altitude d’opération furent atteints. La côte passée entre Le Tréport et Cayeux nous avait salués de quelques maigres salves aux fumées rapidement éparpillées. À notre droite, la Bresle maintenant courait dans la campagne le long de la forêt d’Eu, et bientôt impossible à confondre, Crèvecoeur, le point de rendez-vous, défila sous nos plans.
Le commandant Dupérier qui, à la tête du groupe « Alsace », dirigeait l’escadre de Biggin Hill, annonça brièvement au contrôle que le dispositif était en place, tandis qu’il amorçait un vaste mouvement circulaire.
Quelques instants passèrent avant que la réponse ne vint nous apprenant que la chasse allemande s’était élevée des terrains de la Basse-Normandie et se rassemblait entre Rouen et Dieppe. Immédiatement les Spitfire, prenant leur formation de combat, se déployèrent face à l’ennemi formant ainsi un écran protecteur à la zone que devaient traverser nos bombardiers.
Il était 14 h 20 et tout permettait de penser que dans quelques minutes nous allions voir apparaître dans la brume légère les croix noires au devant desquelles nous nous portions, mais l’adversaire, ayant eu vent de notre manoeuvre s’était déplacé vers l’Ouest lui aussi. Ayant dépassé Forges-les-Eaux, sans rien voir, et pour ne pas laisser découverte la route de retour de nos camarades, nous fîmes demi-tour, maintenant ainsi sous notre contrôle étroit la voie de sortie du « Lorraine ».
À 14 h 30, la section capitaine Martel annonça soudain deux Boston très près du sol et faisant route au Nord. Quelques instants plus tard, une information nous parvenait du contrôle signalant que le dernier de nos bombardiers avait passé la côte et que, notre rôle terminé, nous pouvions prendre le chemin du retour.
Continuant à nous maintenir entre la chasse ennemie et les avions du groupe « Lorraine » maintenant sur la Manche, nous quittions la côte près de Cayeux lorsqu’un nouveau message du contrôle nous fit savoir qu’un Spitfire d’une autre escadre aux prises avec les fritz entre Poix et la côte demandait de l’aide. Nous avions désormais liberté de manoeuvre, instantanément le groupe « Alsace » fit demi-tour se portant au secours de l’avion en détresse, dans l’espoir aussi d’accrocher enfin l’insaisissable ennemi qui se dérobait depuis le début de l’opération.
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Dessin de P. L. (RFL).

Les trois sections conduites par le commandant Dupérier, le capitaine Boudier et le capitaine Martel achevaient à peine leur manœuvre lorsque soudain apparurent dans l’Ouest à la même altitude plusieurs formations de Focke-Wulf. Eux aussi se dirigeaient vers Poix et, dans l’intention de les intercepter, le commandant Dupérier, mettant plein gaz, fit prendre à sa section toute la vitesse dont elle était capable. En quelques secondes la distance qui nous séparait des Allemands fut franchie et, prononçant des attaques individuelles, le lieutenant Laurent, le lieutenant Lents, le sous-lieutenant Chevalier et le commandant Dupérier se trouvaient déjà en position de tir quand un regard jeté en arrière révéla à ce dernier l’arrivée sur le théâtre du combat de 12 Messerschmitt. Abandonnant à regret un ennemi déjà plusieurs fois touché, il jeta à ses coéquipiers l’ordre de dégager. Mais déjà le lieutenant Laurent avait abattu un autre Focke-Wulf et le lieutenant Lents, lancé à la poursuite de l’adversaire qu’il avait choisi, avait disparu au Sud-Est dans la brume.

Plaqués sur leur siège par un virage en montant d’une brutalité extrême, le lieutenant Chevalier et le commandant Dupérier avaient réussi à passer derrière les Messerschmitt et volaient maintenant au ras de sol, poursuivant trois appareils à croix noire qui cherchaient à leur échapper, sautant arbres et talus en direction d’Abbeville. Soudain. l’un des Messerschmitt, au passage d’une ligne de peupliers, accrocha les plus hautes branches et s’écrasa au sol dans un nuage de poussière et de fumée, mais déjà l’avion brisé laissé loin en arrière, les deux Français gagnant mètre par mètre sur leurs adversaires, se préparaient à ouvrir le feu lorsqu’ils débouchèrent au milieu du terrain d’Abbeville. En l’espace d’une seconde le ciel parut rempli d’avions ennemis. De toutes parts convergeaient des sections de Focke-Wulf au nez jaune se jetant comme une meute sur les deux Spitfire marqués de la croix de Lorraine. Leur nombre heureusement les faisait se gêner, ce qui n’était certes pas le cas pour les deux Français seuls après avoir semé, dans l’ardeur de la poursuite, tout le reste du dispositif allié. En plein guêpier et à un contre dix il n’y avait guère d’alternative possible, aussi, montant vers le soleil en une spirale serrée, les deux appareils perdirent très vite, dans la brume de la baie de Somme, Focke-Wulf et Messerschmitt moins bons pour cette manœuvre que le Spitfire IX.
À 15 h 30 ils étaient de retour à Biggin Hill, se posant les derniers, et apprenaient qu’outre le Messerschmitt qui s’était abîmé devant eux, le lieutenant Laurent avait remporté une victoire certaine tandis que le groupe Néo-Zélandais, de son côté, avait également inscrit à son tableau de chasse un appareil allemand, mais deux pilotes Néo-Zélandais manquaient à l’appel, un troisième, forcé de sauter en parachute au-dessus de l’eau, devait être recueilli quelques instants plus tard par un hydravion de l’Air Sea Rescue.
Dans les rangs du groupe « Alsace » il y avait aussi un vide, le lieutenant Lents n’avait plus donné signe de vie après qu’il eût disparu à la poursuite des premiers Focke-Wulf. Son absence toutefois devait être courte ; moins de dix jours plus tard notre camarade était de retour en Angleterre ayant battu tous les records de ce genre d’escapade puisqu’en ce court laps de temps, abattu près de Saint-Valéry, il avait réussi à rejoindre l’Angleterre en passant par l’Espagne. Sa première soirée en terre de France s’était d’ailleurs déroulée de la façon la plus cocasse. Rapidement escamoté par les fermiers auprès de la maison desquels il s’était posé, train rentré, il s’était en effet transformé sur-le-champ en paysan picard et avait bu le soir même fortes pintes au café du village avec les officiers allemands de la Luftwaffe venus examiner l’épave de son appareil.
Il n’entre pas dans le cadre de ce court récit de raconter comment deux appareils du groupe « Lorraine » avaient été abattus au cours de leur expédition, mais les pilotes du groupe « Alsace » avaient la fierté, le soir du 10 octobre 1943, d’avoir accompli pleinement leur mission en protégeant leurs camarades bombardiers sur toute la zone dont ils avaient la charge et en compensant un peu les pertes subies par la destruction totale de trois Focke-Wulf et la destruction partielle d’un quatrième.
B. D.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 49, juin 1952.