Missions spéciales, par le colonel Livry-Level

Missions spéciales, par le colonel Livry-Level

Missions spéciales, par le colonel Livry-Level

Royal Air Force

Les missions spéciales continuent à avoir le privilège d’être enveloppées de mystère et par là même de rester à peu près inconnues. Essayer de raconter en quelques pages l’organisation des missions spéciales est une tâche difficile car, huit ans après la fin d’une guerre, quelle que soit la bonne foi de l’auteur, les souvenirs personnels se sont déformés et, je le crains, améliorés. Par ailleurs, les missions spéciales sont moins basées sur le vol que sur une organisation mettant en œuvre de nombreux services et surtout les mouvements de Résistance en pays occupé.
Ayant un culte pour la vérité je ne raconterai donc pas de souvenirs personnels, mais je veux essayer de faire comprendre surtout ce qu’a été l’œuvre de la Résistance dans ces missions spéciales qui lui étaient indispensables pour vivre.
Aucune mission n’était entreprise avant qu’elle n’ait été entièrement mise au point entre les Résistants en France et les bureaux en Angleterre. Les équipages recevaient des ordres précis, connaissaient parfaitement, non seulement leur route et leurs objectifs, mais toutes les difficultés qu’ils pouvaient rencontrer et n’avaient à exécuter leur voyage que comme un quelconque cross-country avec évidemment les risques de guerre en plus.
Par contre, en raison de leur importance, la Royal Air Force n’épargnait aucun effort pour que ces missions réussissent. Les escadrilles étaient dotées des avions les mieux adaptés. Je ne reviendrai pas sur leur entretien et me contenterai de dire que j’ai volé 750 heures sur l’ennemi sans jamais avoir le moindre incident mécanique. La météorologie était particulièrement soignée et pratiquement les conditions atmosphériques se sont toujours révélées être celles qui nous avaient été indiquées avant le départ. Notre protection était poussée dans tous les détails. Je n’ai jamais volé de nuit en mission spéciale sans avoir les signaux de reconnaissance allemands en usage pendant la période où j’étais en l’air. Nous avions à notre disposition la carte détaillée et tenue a jour des positions allemandes de canons et de mitrailleuses antiaériens. La seule difficulté réelle était d’éviter d’être pris en chasse par l’ennemi car nos avions étaient lents et avaient peu de moyens de se défendre contre les chasseurs et, nos voyages se faisant en isolés, nous étions des proies faciles. Très vite, il est apparu que la seule tactique permettant d’éviter ces rencontres était le vol à très basse altitude. Nous volions par clair de lune, à moins de 100 mètres au-dessus du sol et par nuit obscure à moins de 200 mètres.
Nous évitions ainsi non seulement le radar et les avions de chasse ennemis mais aussi les canons antiaériens. Par contre, nous étions très vulnérables aux mitrailleuses antiaériennes. Le risque le plus important résidait dans la moindre erreur de navigation qui pouvait amener un dénouement fatal par la rencontre d’une colline. Les pertes en missions spéciales ont été élevées. En 1944, le 161e squadron, d’un effectif de 21 avions, a perdu 47 avions en neuf mois, mais plus des trois quarts d’entre eux l’ont été du fait des mitrailleuses légères ou de collisions avec un obstacle au sol.
En dehors de ces risques, les voyages, d’une façon générale, donnaient plus l’impression d’un voyage pacifique que d’une action de guerre.
Je voudrais insister sur le contraste qui existait entre les aviateurs et ceux pour lesquels ils travaillaient. Nos champs d’aviation étaient, comme chacun sait, confortables et les missions ne duraient que quelques heures, huit au maximum, et au retour nous retrouvions nos chambres bien chauffées avec des lits confortables, nos salles de bains, etc. Par contre, nos clients, eux, pouvaient se diviser en deux catégories différentes ; il y avait d’abord ceux qui nous attendaient au sol en France et qui avaient organisé la réception, à savoir : découvert les champs les plus appropriés loin de tout poste allemand, loin en principe de tout village, dans lesquels ils installaient le triangle de lampes électriques qui devaient nous servir de repère. Ces hommes et ces femmes, pour la plupart, n’avaient pas de domicile fixe, vivaient où ils pouvaient et comme ils pouvaient.
Avant toute opération, ils avaient dû reconnaître le terrain, en lever le plan, en informer les services en Angleterre, se mettre d’accord sur la date, sur la fameuse phrase de reconnaissance à la B.B.C. indiquant que l’opération aurait lieu ce soir-là. Lorsque tout était décidé et la nuit choisie, ils devaient, pendant des heures, attendre l’arrivée de l’avion, arrivée qui souvent n’avait pas lieu pour des causes qu’ils ignoraient, comme un banc de brume sur l’Angleterre ayant empêché le décollage. Lorsque l’avion n’était pas venu, il fallait qu’ils recommencent le lendemain, puis le surlendemain jusqu’à ce qu’il arrive. Si, par contre, l’opération s’était bien déroulée nous leur avions parachuté, en dehors d’agents spéciaux, jusqu’à 18 cylindres pesant plus de 100 kilos chacun suspendus à d’énormes parachutes et contenant des armes, des munitions, de l’essence, enfin tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Il faut alors réaliser ce qu’était l’effort de ces gens qui, dans la nuit, entourés d’ennemis aux aguets, avaient non seulement à faire disparaître toutes traces de ce parachutage mais à convoyer jusqu’à un lieu sûr les deux ou trois tonnes de cylindres et les centaines de mètres carrés de parachutes. La plupart du temps ils ne pouvaient y arriver dans la nuit du parachutage et devaient commencer par les cacher sur place et revenir ultérieurement.
Si je regarde par ailleurs ceux qui étaient nos clients à bord de l’avion, je ne peux m’empêcher d’avoir un sentiment d’admiration toujours renouvelé pour eux qui quittaient un pays en guerre c’est vrai, mais où la sécurité régnait, pour entrer dans une lutte clandestine dans laquelle il n’y avait pas un instant de répit, où ils menaient un combat qui, à peu près certainement, devait se terminer pour eux au poteau d’exécution ou dans un camp de déportés.
Parmi les 87 clients que j’ai transportés, je pense à ce directeur d’un hôtel de Londres qui pendant des mois a travaillé en France. Il avait passé l’âge de se battre et malgré cela il n’avait pas hésité à partir ; je revois un de mes camarades aviateurs, le capitaine Larat qui, n’étant plus apte au vol, est parti en France et pendant des mois, a assuré la réception dans la région de Lyon, jusqu’au jour où il a été pris et est mort glorieusement. Je revois mon ancien collègue Daniel Mayer qui, après un court séjour en Angleterre, et malgré un aspect physique qui ne trompait pas, s’est fait déposer par moi près de Lyon et a mené à bien une tâche magnifique qui a porté ses fruits.
Je termine cette courte énumération en saluant la mémoire héroïque de cette jeune fille anglaise que j’ai parachutée. Pendant près d’une année, elle a été l’âme d’un réseau puis, traquée et prise, elle est morte à Ravensbrück.
Ce sont là les héros des missions spéciales. La guerre ne se juge pas seulement aux dangers courus, mais elle se juge aussi à l’effort constant. Nous, les aviateurs, comme les chevaliers d’autrefois, nous avions une armée d’aides à notre disposition pour faciliter notre tâche. Le danger existait évidemment pour nous, mais il était toujours bref alors que pour ceux qui luttaient avec nous, il était permanent.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 49, juin 1952.