Opération Jéricho (18 février 1944)

Opération Jéricho (18 février 1944)

Opération Jéricho (18 février 1944)

Montée, effectuée et réussie par la Royal Air Force, cette opération aérienne reste néanmoins une énigme. Ni les organismes de la Résistance, ni les états-majors des Forces Françaises Libres de Londres n’ont été informés des buts réels de l’opération Jéricho.
La consultation des archives du War Office britannique, sans doute, pourrait éclairer d’un jour nouveau le pourquoi de ce raid. Malheureusement pour les historiens, (et le grand public), la période de « non-consultation » des archives anglaises a été repoussée de cinquante à cent ans. C’est pourquoi nous ne pouvons relater l’événement que tel que les survivants l’ont vécu.

par Claude Kahn
Il est midi, le 18 février 1944. La France meurtrie, ruinée, à demi affamée, grelottante de froid, occupée par les troupes nazies, attend, espère dans une angoisse interminable sa prochaine délivrance.
Il est midi ; le ciel est gris ; il neige sur la région. À la prison d’Amiens, c’est l’heure réglementaire de la soupe parcimonieusement distribuée, que les gardiens répartissent à grand renfort d’injures et de cris, dans le bruit de bottes, de portes brutalement ouvertes et refermées, dans le lourd cliquetis des clefs et des verrous.
Il est midi ; soudain, les sirènes mugissent ; une alerte, comme tant d’autres, qui laisse indifférents les hommes affamés attendant leur maigre pitance. La canonnade s’intensifie, la « Flak » se déchaîne ; toute proche, la chasse allemande prend l’air. L’opération Jéricho est commencée.
Tout va se jouer en quelques minutes, quelques brèves et ahurissantes minutes : en deux vagues successives, les avions anglais, les avions alliés, déversent leurs bombes sur la prison qui est leur objectif. Le jour disparaît, l’obscurité se fait dans un nuage de poussière et de fumée, dans un fracas d’écroulement effrayant.
Le nuage se déchire enfin, et le jour réapparaît lentement. Tout est écrasé, démantelé… Les murs d’enceinte, infranchissables il y a encore quelques minutes, sont béants ; le poste de police est anéanti ; des formes étranges fantomatiquement poudreuses se déplacent dans les décombres…
Dans le silence apparent qui succède au temporaire assourdissement, à l’ahurissement apocalyptique, des appels de détresse, des cris déchirants, des hurlements de douleur montent des bâtiments disloqués, de l’amoncellement de gravas, de décombres, de ferrailles tordues…
L’opération Jéricho est terminée.
Quatre-vingt-treize morts parmi les emprisonnés, un avion anglais abattu au moment où il repassait pour filmer les dégâts causés, celui du chef d’escadrille Group Captain Pickard, DSO 2 bars, DFC, dont le sang et celui de son navigateur viennent symboliquement se mêler à celui des autres victimes. Un nombre indéterminé de captifs a retrouvé la liberté… mais la mort a consacré son œuvre.
Tous les corps qui jonchent les décombres, tous les cadavres retirés à grand-peine de leur gangue de briques, de plâtre et de béton par une partie des survivants et les secours rapidement venus de l’extérieur, sont rassemblés dans une salle de bal voisine ; ce lieu d’amusement se trouve transformé du même coup en un sanctuaire improvisé de la dignité, de la noblesse, de l’honneur retrouvés, où le même feu a entretenu l’esprit puis consumé la matérialité des gisants.
C’est à partir de ce lieu sacré que la Résistance peut être mieux appréciée dans son concept et dans ses aspirations, et qu’on peut mieux expliquer et essayer de faire comprendre aux générations qui montent l’esprit des résistants rassemblés avant le départ pour le calvaire des camps de concentration, pour un enfer que Dante, lui-même, n’avait pas imaginé, pour le Golgotha de la déportation où tout vacillait, où tout finissait. Car tous ces morts, citoyens simples et honnêtes, s’étaient dressés contre une forme de vie qui leur répugnait, avec le courage d’hommes qui, ayant pris conscience, ayant opté, avaient accepté la responsabilité suprême de se sacrifier pour défendre un idéal librement choisi.
Les cérémonies annuelles du souvenir, si elles pouvaient faire écho à ces données fondamentales dans le coeur des générations qui s’affirment, honoreraient pleinement ceux qui sont disparus, identifiés aux porteurs de la lumière dont ils voulaient éclairer le monde.

André Cozette

Ancien déporté (Dora), président des anciens déportés de la Somme
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 285, 1er trimestre 1994.