Le quarantième anniversaire de Bir-Hakeim

Le quarantième anniversaire de Bir-Hakeim

Le quarantième anniversaire de Bir-Hakeim

La bataille qui réveilla les Français, par Pierre Messmer

Il y a quarante ans, en juin 1942, les Forces Françaises Libres – et plus précisément la 1re DFL formée par le général de Larminat – accomplissaient à Bir-Hakeim le fait d’armes qui les faisait sortir de l’ombre : « Général Kœnig, télégraphiait le 6 juin 1942 le général de Gaulle, sachez et dites à vos troupes que la France vous regarde et que vous êtes son orgueil. »

Capitaine dans la Légion Étrangère, M. Pierre Messmer était du nombre de ceux qui ont lancé ce défi insensé à Rommel, commandant en chef de l’Afrika-Korps, dont l’incursion en Libye paraissait irrésistible. L’ancien Premier ministre rapporte ici ses souvenirs.

Au moment où s’amorçait le tournant de la guerre, ce fut, dans le désert de Libye, le choc d’armées puissantes, presque égales par leurs forces, leur expérience et leur détermination. Pourtant, ni la géographie, ni l’histoire ne désignaient Bir-Hakeim pour devenir l’enjeu d’une bataille acharnée. Sur ce théâtre d’opérations, les distances sont à la dimension de l’Afrique : 2 200 kilomètres d’Alexandrie à Tripoli et, de Tripoli à Fort-Lamy, 3 000 kilomètres. Une seule route côtière, médiocre ; pour le reste, des pistes chamelières, bientôt effacées et défoncées par les convois de camions. Dans cette immensité, les grandes batailles ont eu lieu, pendant trois ans, sur une bande côtière d’une largeur inférieure à 100 kilomètres.

Le terrain est, presque partout, désertique : les populations, peu nombreuses, sont nomades, sauf dans le djebel Akdar et sur la côte tripolitaine. Les ressources naturelles sont nulles, car le pétrole n’a pas encore été découvert.

Le style des opérations est fortement marqué par cet environnement. Pour franchir de tels espaces et y manœuvrer, toutes les unités doivent être mécanisées ou motorisées ; le matériel est mis à rude épreuve par le sol et par le climat, la chaleur et les vents de sable. Le ravitaillement en armes, munitions, essence et même en vivres doit être importé d’Europe, à travers la Méditerranée pour les Allemands et les Italiens, en contournant l’Afrique par Le Cap pour les Anglais. La logistique commande la stratégie et parfois la tactique. Les pertes civiles, en vies et en biens, sont rares : la guerre du désert est une “guerre propre”, s’il peut en exister.

Depuis 1940, les mouvements motorisés se succèdent d’est en ouest, ou inversement, interrompus par des phases de stabilisation pendant lesquelles sont préparées de nouvelles opérations. En mai 1942, s’achève une phase de stabilisation dont la 1re Brigade Française Libre avait profité pour organiser la position de Bir-Hakeim depuis qu’elle s’y était installée en février.

La position a été organisée en hérisson, couvrant un espace de 16 km2 environ : c’est la surface de l’île d’Ouessant ou celle de l’aéroport d’Orly.

Les hommes et leur matériel sont enterrés, plus ou moins bien selon l’expérience des commandants d’unités et le volume du matériel à protéger : les emplacements de combat sont en général mieux traités que les garages de camions. Des champs de mines antichars très denses qui enveloppent toute la position et chaque point d’appui sont battus par le feu de 30 canons antichars de 75 mm, sept de 47 et 18 de 25 mm. Les feux d’infanterie sont puissants, dans le style « armée française, modèle 1939 » : fusils-mitrailleurs, mitrailleuses, mortiers de 60 et 81 mm. Les feux antiaériens sont suffisants contre des avions attaquant à basse altitude grâce à 12 canons Bofor de 40 mm. Les feux d’artillerie se révéleront efficaces contre l’infanterie mais inefficaces en contrebatterie, à cause de la portée insuffisante du 75, face aux calibres allemands supérieurs. Le général Kœnig a su, avec une exceptionnelle clairvoyance, préparer pendant trois mois Bir-Hakeim exactement pour la bataille qu’il faudra livrer. Il y a été puissamment aidé par les cadres et les hommes de la 1re Brigade Française Libre :

– cinq bataillons d’infanterie : deux de la 13e Demi-Brigade de Légion Étrangère, le Bataillon d’Infanterie de Marine, le Bataillon du Pacifique, le Bataillon de Marche n° 2, venant d’Oubangui, une compagnie nord-africaine ;

– un régiment d’artillerie : le 1er RA ;

– un bataillon de fusiliers marins chargé de la défense antiaérienne ;

– une compagnie du génie, une compagnie de transmissions, une compagnie du train, etc.

Cet étonnant mélange d’ethnies – Hitler dira « un affreux mélange de races » – fera preuve d’une très bonne cohésion : tous les hommes sont volontaires, en majorité professionnels. Les officiers sont jeunes : Kœnig a 44 ans, Amilakvari, qui commande la Légion, 35 ; la plupart des commandants de compagnie, moins de 30 ans. La garnison de Bir-Hakeim, 3.723 hommes, est formée presque uniquement de combattants, les services étant à l’arrière, en dehors de la position.

*

Les opérations militaires de mai-juin 1942 peuvent être divisées en quatre phases de durée inégale : la première et la dernière ne durent que quelques heures, chacune des deux autres se prolonge pendant une semaine environ.

Le 27 mai 1942, premier jour de l’offensive lancée par Rommel, les blindés de la division italienne “Ariete” tentent d’enlever Bir-Hakeim par une sorte de “charge de cavalerie”, sans appui d’artillerie ni accompagnement d’infanterie. Cette opération téméraire est sévèrement sanctionnée : de 9 heures à 10 heures, 32 chars sont détruits par les mines ou les canons et 91 Italiens, dont un colonel, faits prisonniers. Les Français n’ont eu que deux blessés légers. L’ennemi constate que Bir-Hakeim est un point dur et les Français Libres que leur position est solide. Chacun, pour ce qui le concerne, en tire des enseignements.

Dans la deuxième phase, du 28 mai au 2 juin, la garnison pratique la « guerre de course » ; des détachements formés d’une ou deux sections d’infanterie motorisées, de quelques canons antichars, avec des liaisons radio, battent l’estrade sur une vingtaine de kilomètres autour de Bir-Hakeim, dans toutes les directions. Les détachements ont été bien préparés à cette mission par les colonnes mobiles, ou “Jock Columns” des mois précédents. Ils renseignent, harcèlent, font des prisonniers, récupèrent du matériel. L’ennemi doit dérouter ou escorter ses convois, ce qui lui cause une gêne certaine et conduit Rommel à la décision d’enlever Bir-Hakeim.

Le 3 juin commence véritablement le siège. Précédé d’une sommation de capituler, dont le texte original est conservé au Service historique des armées, il est commandé par Rommel en personne, qui engage trois divisions, dont sa 90e division légère, et le groupe de choc de l’Afrika-Korps.

À la suite d’attaques de plus en plus violentes et rapprochées, le blocus devient chaque jour plus étroit.

Les bombardements d’artillerie et d’aviation sont répétés et intenses : à durée égale d’une semaine, le tonnage d’explosifs déversés par kilomètre carré sur Bir-Hakeim est comparable à Stalingrad et supérieur aux attaques de Verdun. Ils causent de lourdes pertes en matériel mais légères en personnel, grâce à la bonne organisation du terrain.

Les attaques proprement dites se déroulent selon un schéma classique : déminage, souvent de nuit, devant l’objectif choisi ; après une préparation d’artillerie ou un bombardement aérien, progression de quelques chars pour coiffer l’objectif ; enfin, assaut de l’infanterie. Rommel, après avoir tâté de divers côtés, concentre ses attaques sur les points d’appui qu’il parvient à entamer le 10 juin, dans l’après-midi.

Au soir, la position est devenue intenable. L’eau, strictement rationnée depuis plusieurs jours, va manquer ; l’artillerie a presque épuisé ses munitions. Il ne reste que 260 coups aux six canons de 75 encore en état de tirer. Et surtout, Bir-Hakeim est devenue inutile depuis que le général Ritchie, commandant la VIIIe armée britannique, a ordonné un repli général. Mais il ne vient à personne l’idée de capituler.

Le général Kœnig décide de tenter une sortie de vive force. Ses ordres sont clairs et brefs ; plus tard, il dira qu’ils ressemblent à un ordre de défilé :

– regrouper la garnison ;

– rompre l’encerclement par une attaque surprise au sud-est de la position vers 23 heures ;

– sortir en masse par la brèche ouverte ;

– retrouver, avant l’aube, l’échelon de recueil britannique, en attente à 11 kilomètres, avec des moyens de transport.

L’exécution est marquée par une inévitable confusion. Les Allemands, surpris et bousculés en pleine nuit par une attaque qu’ils n’attendaient pas et ne comprenaient pas, n’ont réalisé que le lendemain ce qui était arrivé. Les Français, dont les unités à pied ou motorisées ont été prises sous le feu ennemi, se sont dispersés par nécessité et par tactique. Ils ne réussiront pas à se reformer dans la nuit, illuminée par les fusées éclairantes, les incendies, les balles traçantes et les explosions. Jusqu’à 6 heures du matin, la bataille prend la forme de centaines de combats individuels, souvent au corps à corps, sur lesquels ne peut s’exercer aucun commandement.

La sortie a réussi parce que le général Kœnig avait donné des ordres simples qui ont été exécutés, librement par des hommes aguerris et résolus.

*

Le bilan de Bir-Hakeim se traduit d’abord, comme pour toute bataille, par un tableau des pertes en hommes et en matériel. Chez l’ennemi, le nombre des tués et blessés est inconnu. Mais des prisonniers avaient été faits : neuf officiers et 145 soldats italiens ; un officier et 122 soldats allemands. Leurs pertes en matériel étaient sensibles : 52 chars et 11 automitrailleuses détruits, cinq canons, des dizaines de camions, sept avions allemands abattus par la DCA et plus de 50 par la chasse anglaise, au-dessus de Bir-Hakeim.

Du côté français : des 3 723 hommes constituant la garnison au début de la bataille, un millier (exactement 978) manqueront à l’appel, le 1er juillet. Plus de 300 ont été tués au combat ou dans le torpillage d’un transport de prisonniers, 190 blessés graves ont été évacués vers les hôpitaux britanniques. Près de 500 prisonniers sont dispersés dans des camps en Italie, puis en Allemagne. Beaucoup s’évaderont.

Quant au matériel, sauf les armes légères, presque tout a été détruit, donc perdu.

Au prix de ces lourdes pertes, le bilan stratégique est important. La manœuvre de Rommel a subi, du fait de Bir-Hakeim, un retard irréparable : quand il arrivera à El-Alamein, les Anglais l’arrêteront avec des divisions fraîches qu’ils ont eu le temps de faire venir d’autres théâtres.

Le bilan politique est très favorable. Désormais, les Allemands ne peuvent plus ignorer les Forces Françaises Libres. Les Anglais et tous nos Alliés nous prennent en considération. Quant aux Français, beaucoup sont réveillés et encouragés par le bruit de la bataille à laquelle les radios britannique et allemande ont fait écho.

On connaît le magnifique hommage rendu aux combattants par le général de Gaulle, dans ses Mémoires. On connaît moins le jugement d’André Malraux sur la bataille : « Nous ne tenons pas Bir-Hakeim pour Austerlitz. Mais Bir-Hakeim, comme le premier combat de Jeanne d’Arc à Orléans, a été la preuve que la France n’était pas morte. »

(Le Monde – 12 juin 1982)

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 239, 2e trimestre 1982.