Récit des événements vécus pendant la guerre, par Richard Townsend

Récit des événements vécus pendant la guerre, par Richard Townsend

Récit des événements vécus pendant la guerre, par Richard Townsend

Après l’armistice de juin 1940 et l’occupation des deux tiers de la France, dont la totalité des côtes de la Manche et de l’Atlantique, les services de renseignements britanniques et de la France Libre entreprirent de recueillir à la source des informations sur la situation des forces ennemies.

Dans ce but, l’envoi d’agents en zone occupée commença dès le mois de juillet 1940 et, parmi les moyens utilisés pour leur acheminement et leur retour, les liaisons maritimes clandestines eurent un rôle éminent (1).

Ces liaisons furent en grande partie assurées par des navires de pêche bretons qui avaient rejoint l’Angleterre et furent adaptés à leur nouvelle mission.

Richard Townsend, jeune officier de la Réserve volontaire de la Marine royale (RNVR) fut second puis commandant de plusieurs de ces unités.

Ses souvenirs constituent une relation très vivante de ce qui fut une aventure exceptionnelle en liaison directe avec la Résistance française.

Introduction

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Richard Townsend (coll. particulière).

J’ai vécu une guerre bien singulière.

Après 10 mois passés au Service des informations de la BBC, je rejoignis ma sœur et son mari qui transportaient de la gélinite sur un yacht de 15 tonnes à travers le Pentland Firth. Cet explosif servait à construire des réservoirs souterrains de combustible à la base de Scapa Flow.

Peu de temps après, notre activité prenant de l’importance, je pris le commandement d’un fileyeur à moteur de la côte est de l’Ecosse, long de 20 mètres, qui acheminait des cargaisons variées à travers le Firth.

En 1941, à la fin de cette activité, mes capacités en langues étrangères m’amenèrent à entrer à l’« Intelligence Corps » (2). Après avoir fini mon entraînement à Winchester (3) et alors que j’attendais une affectation, le commandant adjoint reçut une lettre du Ministère de la Guerre demandant si j’étais intéressé par un contact en vue d’une affectation à la mer de nature confidentielle.

Je me rendis à Londres et au Ministère je fus mis en présence d’un capitaine de vaisseau aux yeux bleus perçants. Il s’agissait du commandant Slocum, chef de la section chargée des transports clandestins.

Je ne me souviens guère de l’entretien. Le commandant ne me donna certainement pas une idée précise de l’affaire concernée et, autant que je puisse m’en souvenir, ne m’interrogea pas sur mes compétences maritimes ni sur mes connaissances en langue française. Cependant je dus lui faire bonne impression car il m’offrit d’effectuer un essai d’un mois à l’issue duquel soit je recevrais une commission d’enseigne de vaisseau soit je serais reversé à l’Armée de terre.

Embarqué sur le N51

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Le chalutier concarnois Le Dinan ou N51 (coll. particulière).

Ce fut pour moi un grand soulagement de quitter Winchester et son lot de frustrations. Au mois de février je fis route vers Dartmouth pour rejoindre la Marine comme caporal sans solde sur Le Dinan ou N51 ou encore MFV2020 (4).

Le N51 était un chalutier concarnois de 20 mètres, construit avec des bordés de chêne de 5 centimètres d’épaisseur, fixés sur des membrures elles-mêmes en chêne ; un bateau très solide et merveilleux à la mer.

Son robuste moteur diesel lui donnait une vitesse de 7 nœuds et il possédait un treuil de chalutage actionné par une transmission à courroie.

Le N51 avait deux mâts, le mât principal avec grand’voile et foc et le mât de misaine avec un tape-cul que nous utilisions régulièrement à la mer. Le bateau était équipé de tout le matériel nécessaire au chalutage.

Le poste d’équipage se trouvait à l’arrière, la cuisine sur le pont derrière la timonerie tandis que la cale à poisson avait été dégagée et convertie en local pour les officiers.

Par gros temps le carré était terriblement secoué alors que l’équipage bien qu’à l’étroit était beaucoup plus tranquille à l’arrière.

L’équipage était au nombre de six, le patron, un premier-maître mécanicien responsable de la machine, un chauffeur, un matelot, un cuisinier et un radio.

Le tout formait une équipe expérimentée qui avait déjà effectué une opération appelée Anson sur La Brise partie des îles Scilly le jour de Noël 1941.

Le commandant était un officier de réserve de la Royal Navy, originaire d’Aberdeen, son second était l’enseigne de vaisseau Daniel Lomenech un français engagé dans la Royal Navy. Daniel connaissait dans le détail les conditions sur la côte bretonne, étant lui-même dans l’industrie de la pêche et né à Pont-Aven au sud de Concarneau. Je crois que le but de l’opération Anson était de débarquer du matériel sur les îles de Glénan à l’ouest de Lorient. Malheureusement cette première mission finit en désastre. Le commandant fut tué sur le trajet de retour à la suite d’un accident survenu à une caisse de grenades à main et Daniel ramena La Brise de la pointe de Penmarc’h en Angleterre. Cependant cette mission apporta la preuve que ce type de bateau pouvait traverser la Manche de nuit et atterrir sur la côte bretonne de jour en sécurité.

A l’entraînement sur le N51

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Le chalutier concarnois Le Dinan ou N51, autre plan (coll. particulière).

Un lieutenant de vaisseau de réserve reçut le commandement du N51 et on nous ordonna d’effectuer un parcours d’essai de Dartmouth aux îles Scilly. La traversée se fit de jour par temps clair ; il n’y eut donc pas de problèmes de navigation et nous mouillâmes devant Ste Mary. Le lendemain nous fîmes route au moteur et jetâmes l’ancre devant l’île Sampson. Le youyou fut mis à l’eau et, avec Jasper (le patron Arthur Lawn) et moi-même aux avirons, le lieutenant de vaisseau X à l’arrière, nous fîmes cap sur la terre. Comme nous approchions, le lieutenant de vaisseau X prit un Tommy gun (5) et vida un chargeur entier en direction du rivage, tirant au ras de mon oreille, en me rendant sourd par la même occasion.

Les heures qui suivirent virent un gaspillage énorme de munitions sans but apparent et certainement des interrogations dans l’esprit des habitants de Ste Mary qui sans nul doute avaient entendu le vacarme. Le lieutenant de vaisseau X compromit par la suite notre sécurité en allant boire dans les pubs avec le Tommy gun en bandoulière et affublé d’autres armes.

Après cet épisode insensé de l’île Sampson, nous devions rentrer à Dartmouth de nuit. Pour des raisons inconnues, il nous fallait d’abord rallier un point à 5 milles du cap Lizard puis à l’aube poursuivre vers Dartmouth. Nous arrivâmes au point tournant vers minuit ; le lieutenant de vaisseau X stoppa alors le moteur et dit à Jasper “Hissez l’écoute de grand’voile”. Jasper et moi nous nous regardâmes et sans un mot nous fîmes une jolie couronne avec l’écoute et nous la hissâmes sur la drisse des signaux. X n’était pas content. A l’aube, il redémarra le moteur et nous fit prendre un cap supposé nous faire atterrir quelque part aux environs du Lizard. Avec une visibilité médiocre, nous continuâmes pendant une heure ou deux, mais sans signe de la terre et tous nous savions que quelque chose n’allait pas du tout. X me demanda alors : “Connaissez-vous quelque chose en navigation ?” “Un peu” lui répondis-je, ce qui était en dessous de la vérité car j’avais une bonne expérience des longues traversées sur petit bateau.

Je vérifiai ses éléments de navigation et me rendis compte qu’il avait commis une erreur de base. Je fis remarquer qu’avec le cap actuel nous finirions à la côte française et que le mieux était de faire route au nord pour atterrir. Ainsi nous rentrâmes à Dartmouth, bouillants de rage et ayant perdu toute confiance en notre commandant.

Ma période d’essai d’un mois était maintenant terminée et je me rendis à Londres où devait se décider mon avenir. Je dus faire l’objet d’un bon rapport car on me demanda de rester et une commission me fut proposée. Je savais que toute cette affaire correspondait à mes possibilités et de plus j’avais été très heureux à bord, me sentant totalement intégré avec les gars. Mais subsistait le problème avec X. N’écoutant que mon courage, je déclarai que j’aurais été très heureux de rester mais que je n’étais en aucun cas prêt à servir sous les ordres de X. Il y eut un silence pesant et je pensais avoir peut-être parlé à mauvais escient, cependant on m’écouta de manière sympathique lorsque je racontai ce que je viens de décrire. Finalement X fut muté ailleurs et je reçus ma commission d’enseigne. Je n’avais pas reçu d’instruction navale ; c’était peut-être un avantage dans cette tâche spéciale consistant à mettre en œuvre des bateaux de pêche mais cela me causa des difficultés du côté administratif, en particulier lorsque j’obtins moi-même un commandement.

Un nouveau commandant et une nouvelle base

Peu après ces événements nous quittâmes notre base de Dartmouth pour Falmouth, Daniel Lomenech fut désigné comme commandant et moi-même comme son second. De toute évidence Daniel était fait pour ce métier et nous avions tous beaucoup de respect pour ses qualités de marin et de chef. L’équipage lui était entièrement dévoué et aurait tout accompli avec lui à bord. Les relations étaient très libres et faciles. Les officiers et l’équipage s’appelaient par leur nom sans nuire à l’efficacité qui était totale. Chaque membre de l’équipage connaissait son travail et le faisait au mieux de ses capacités. Pour des raisons de sécurité nous prîmes l’appellation de “Patrouille côtière” et le N51 fut peint en gris comme un quelconque bâtiment de guerre.

Mais sur la côte française nous devions avoir l’allure d’un bateau de pêche local avec le numéro d’immatriculation de notre quartier maritime peint en grosses lettres flamboyantes à l’avant ; chaque quartier avait d’ailleurs son style et il convenait d’avoir le bon et de choisir un numéro qui soit crédible. Les pêcheurs bretons qui s’étaient évadés et travaillaient à Newlyn furent pour nous une source de renseignements très utiles à cet égard.

La flotte de pêche restée en France était naturellement très pauvre en matériel, particulièrement en peinture, et les bateaux semblaient incroyablement peu soignés et usés.

Nous devions donc peindre nos bateaux avec les couleurs brillantes, chères aux Bretons, mais en même temps cacher que cette peinture était neuve.

C’est étonnamment difficile d’utiliser une peinture fraîche qui paraisse ancienne et je pense qu’à notre première traversée nous avions plutôt une apparence de neuf.

Avec le temps, nous travaillâmes à de nombreuses techniques pour obtenir cet aspect de vieillissement dû aux intempéries, indispensable pour parvenir à une véritable ressemblance. Une recette particulièrement efficace consistait à projeter de la limaille de fer sur la peinture mouillée puis à l’arroser au jet avec de l’eau salée. Le jour suivant, on obtenait une superbe surface rouillée. Nous dûmes aussi peindre un pavillon français sur chaque côté de l’étrave pour satisfaire aux réglementations allemandes.

Mais tout comme le navire, nous aussi devions être ressemblants. Nous reçûmes des pantalons de toile, des vareuses et des casquettes à visière qui nous donnaient plus ou moins l’allure de pêcheurs bretons.

En cas de sommation, Daniel serait capable de répondre en français et mon propre français était assez bon pour tromper la plupart des Allemands. De surcroît nous devions pouvoir nous comporter comme des pêcheurs ; c’est ainsi que régulièrement nous mettions le chalut à l’eau, le relevions, le nettoyions et le rangions, en somme nous faisions tout ce qu’un vrai bateau de pêche devait faire. Nous jugions qu’au cas où nous deviendrions suspects à un navire allemand nous devions immédiatement mouiller le chalut pour le persuader que nous étions réellement ce que nous prétendions être. Nous étions bien sûr peu armés. Nous disposions de mitrailleuses Lewis et Hotchkiss servant d’armes contre avion lorsque nous n’avions pas de couverture aérienne ; celle-ci nous était normalement assurée au départ jusqu’à la nuit tombée et au retour dès l’aube. Nous étions aussi équipés de Tommy guns, de revolvers Colt, de grenades à main et de poignards de commando, etc. Notre seul espoir en cas d’arraisonnement était de se mettre bord à bord avec le navire ennemi, d’abattre ses antennes, de lancer des grenades dans le local radio, la passerelle et la machine et de prendre le navire d’assaut. Heureusement nous n’eûmes jamais à mettre ce plan à l’épreuve et en réalité s’il n’avait aucune chance de réussir du moins il fit quelque chose pour notre moral toujours sous pression en opération à cause de l’impression permanente d’isolement et de manque de secours.

En cas de capture, nous étions sensés être en mission pour recueillir un groupe d’aviateurs survivants. L’essentiel était de cacher aux Allemands qu’il s’agissait en fait d’une liaison permanente pour convoyer des agents et des renseignements et ce à un rythme particulièrement important en 1942-43, avant que la RAF ne perfectionne sa technique d’atterrissage de nuit.

Nous ne pensions pas que les Allemands se laisseraient prendre à cette histoire d’aviateurs et le quartier général à Londres n’avait rien fait pour nous entraîner à résister à un interrogatoire. Nous espérions seulement qu’en cas de capture nous aurions à faire plutôt à la Kriegsmarine qu’à la Gestapo. On pensait à tort ou à raison que la Gestapo avait armé un chalutier semblable aux nôtres pour surveiller la flotte de pêche française. En faisant ce que nous faisions nous ne violions pas les règles de la guerre sur mer. Contrairement aux règles du combat sur terre, il n’est pas obligatoire de porter un uniforme à bord ou de montrer son véritable pavillon, sauf dans l’éventualité d’une ouverture du feu. Nous avions une enseigne blanche (6) à portée pour la hisser dans un tel cas d’urgence.

Opération « Pillar west »

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Mise en place d’une boîte aux lettres sur une bouée de navigation au cours de l’opération Pilar West, sur Le Dinan (N51), avril 1942 (coll. particulière).

Notre première opération au mois d’avril 1942, appelée “Pillar West”, avait pour objectif d’installer des “boîtes à lettres” pour poster du courrier en des endroits variés de la côte. Nous reçûmes des conteneurs submersibles en acier munis de chaînes pour les arrimer aux bouées qui balisent les passages principaux le long de la côte française. Au cours de cette opération nous suivîmes un parcours qui par la suite devint la règle. L’important était de passer de nuit à 20 milles au large d’Ouessant. En été cela impliquait qu’au crépuscule nous étions loin au sud de nos côtes dans une situation inconfortable, mais nous avions alors une couverture aérienne, en général un ou deux Beaufighters, qui nous prenait en charge à environ 30 milles du phare de Bishop Rock au coin sud-ouest des îles Scilly. Au petit matin nous devions nous trouver au phare d’Armen à l’extrémité ouest de la chaussée de Sein et dans l’après-midi atteindre une zone à l’ouest des Iles de Glénan où se situait le rendez-vous avec un petit bateau venant de Port-Manech. Cette première fois nous suivîmes donc cette route bien qu’il ne fut pas question de rencontrer un autre bateau car les dispositions correspondantes n’avaient pas encore été prises en Bretagne.

Sur le parcours nous accostâmes deux ou trois énormes bouées qui signalaient des dangers. Le temps était exceptionnellement beau et l’arrimage des conteneurs se fit sans difficulté. Avec de la houle l’opération eut été dangereuse et probablement impossible. En plus des conteneurs, nous devions déposer à terre un coffre en acier d’une capacité d’environ 20 litres dont le couvercle était maintenu par des nœuds qu’il fallait défaire dans un certain ordre, faute de quoi une charge explosait, assez puissante pour détruire le colis et tuer les manipulateurs. C’était en quelque sorte une « poste restante » pour le matériel de renseignement. On nous rapporta par la suite que cette charge tua deux pêcheurs locaux qui avaient trouvé le colis et tenté de l’ouvrir, imaginant que le contenu avait de la valeur.

L’idée du moment était de cacher le coffre sur l’île verte, un îlot situé à environ trois kilomètres de Port-Manech ; Jasper et moi nous fûmes désignés pour le déposer. Le N51 se tenait, tourné vers la côte, à environ mi-chemin entre la terre et les îles de Glénan. Nous mîmes l’annexe à l’eau, hissâmes la voile et fîmes route. C’était une magnifique journée ensoleillée et il y avait quantité de petits bateaux alentour, nous supposions qu’il s’agissait de vacanciers. Inévitablement nous dûmes passer très près de certains d’entre eux et échangeâmes des signes amicaux, alors qu’en réalité nous étions inquiets car notre embarcation était indubitablement de type anglais très différent de celui des embarcations locales. Cependant tout alla pour le mieux et nous rejoignîmes le N51 qui mit le cap sur la bouée marquant la Chaussée de Sein puis nous rentrâmes aux îles Scilly. L’opération avait été un succès complet et avait apporté la preuve qu’une traversée aller et retour était faisable. Toutefois les boîtes “poste restante” se révélèrent sans intérêt et ne furent plus utilisées.

L’évasion de la famille Rémy

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Évasion de Rémy et de sa famille sur Le Dinan. De gauche à droite, Alex Leger, Edith Renault, Ted Nash, Michel Renault, Daniel Lomenech et Rémy (debout), en juin 1942 (coll. particulière).

Pendant ce temps, il se passait beaucoup de choses en France. Rémy, le chef du réseau avec lequel notre organisation était en relation, voulait mettre sa femme et ses quatre enfants en sécurité car les Allemands commençaient à le menacer de près.

Il prit des dispositions pour qu’un bateau de pêche de Pont-Aven assurât la liaison entre nous et la terre. Ce bateau appelé Les Deux Anges, long d’environ huit mètres, possédait un abri, un local machines, une cale à poissons et un compartiment pour les voiles. Les autorités allemandes avaient pour habitude de fouiller les bateaux entrant dans les ports ou en sortant. Ces contrôles étaient effectués par des soldats qui n’avaient aucune notion de construction navale. Ils inspectaient l’abri, le local machines et la cale à poisson, ne réalisant pas qu’un espace manquait à leurs investigations. Un filet ou quelque chose d’approchant placé sur l’écoutille cachait en effet l’accès à la soute à voiles qui mesurait environ 45 centimètres de côté et 1 mètre de hauteur au maximum.

Ce bateau de pêche devint un maillon essentiel de notre dispositif et transporta en cachette un grand nombre d’agents avec leur courrier et leur matériel entre juin 1942 et l’automne 1943 qui vit la réussite de notre dernière opération. Les trois membres de l’équipage des Deux Anges se comportèrent de manière absolument magnifique et prirent d’énormes risques pour eux-mêmes en établissant le contact avec nous par tous les temps. Nous exfiltrâmes notre agent, le célèbre Rémy, et sa famille en juin 1942. Dans ses Mémoires d’un agent secret de la France Libre, Rémy donne une description complète de l’opération dans laquelle figure le fac-similé du compte-rendu de sa fille aînée lors de la traversée.

C’était donc par une belle journée de juin 1942 ; les nuits étaient courtes et les conditions de passage à Ouessant nous causaient du souci. Cependant tout se passa bien et nous fûmes au rendez-vous le lendemain de notre départ. Nous embarquâmes Rémy, sa femme Edith et les quatre enfants (Catherine, Jean-Claude, Cécile et Michel) âgés de 10 ans à 18 mois. Il y avait aussi un jeune homme qui, je crois, revint en France, fut arrêté et exécuté par les Allemands (7).

L’équipage, au comble de l’excitation d’avoir des enfants à bord, était aux petits soins pour eux. J’ai gardé de charmantes photographies de ces moments dont l’une du cuistot Nash tenant le bébé dans ses bras. Comme nous étions survolés par des avions et que des bateaux de pêche pouvaient s’approcher de nous, Edith et les enfants devaient rester dans les fonds jusqu’au crépuscule, ce qui leur était d’autant plus pénible que, comme à l’accoutumée, le bateau bougeait beaucoup. Le lendemain matin alors que nous faisions route au nord à travers la Manche, ils purent gambader sur le pont et s’amuser.

Mais tout fut gâché par le crash de l’un des Beaufighters de notre escorte.

Il était piloté par un aviateur belge qui, comme beaucoup de ceux qui nous escortaient, passait au ras de nos mâts, pour rompre la monotonie, puis dégageait par un virage serré en montant. Mais cette fois l’avion était trop bas et l’extrémité de l’aile toucha l’eau ; l’appareil fut projeté en l’air puis plongea dans les flots. Nous allâmes immédiatement dans la direction du point où il avait disparu mais nous ne vîmes que deux roues flottant à la surface.

Finalement nous arrivâmes aux îles Scilly et la famille embarqua sur une MGB (8) pour rejoindre Dartmouth.

Nous avions non seulement rapatrié nos passagers mais aussi plusieurs gros paquets de documents qui contenaient des informations de premier ordre sur les forces allemandes. De nombreux renseignements de même importance furent acheminés par la Patrouille côtière et parmi eux un plan des défenses côtières de France. Celui-ci avait été soustrait au Quartier général allemand par un décorateur qui l’avait caché dans un rouleau de papier peint puis transmis à Rémy qui lui-même le fit parvenir à Londres par l’un de nos navires.

Arrivée du P11 (MFV2021)

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La pinasse P11 (coll. particulière).

Au début du mois de décembre 1942 un nouveau bateau de pêche rejoignit la flottille. Il s’agissait du P11 (MFV2021), une pinasse du Guilvinec longue d’environ 13 mètres avec en poupe un tableau carré ; le petit abri de timonerie était à l’arrière.

Pour ce qui est du chalut, les potences étaient bien là mais le treuil manquait. Le moteur, un diesel Kevin 88 autorisait une vitesse de 8 à 9 nœuds, nettement supérieure à celle du N51.

La cale à poisson avait été supprimée permettant de disposer d’installations très simples pour la vie courante : des couchettes, deux réchauds primus à pétrole pour cuisiner, mais dans mon souvenir il n’y avait pas de poulaines (9).

Le bateau étant destiné aux opérations d’été, son supplément de vitesse présentait alors un avantage tandis que la précarité des conditions de vie à bord avait moins d’importance.

Nous étions dans l’attente d’une nouvelle mission et impatients de faire marcher le bateau à la mer. Il restait cependant le problème de trouver un treuil adapté. Celui-ci fut finalement découvert à Newlyn et acheminé aux chantiers de Falmouth par camion. Nous arrivâmes à destination un dimanche après-midi alors que les chantiers étaient fermés. Nous nous trouvâmes alors devant l’obligation de récupérer le treuil, le camion ne pouvant attendre jusqu’au lendemain. Or, sur le quai il y avait de grandes grues à vapeur montées sur rails et l’une d’elles, utilisée depuis peu, était encore sous pression ; aussi nous décidâmes de la réquisitionner.

Le chef Fryer et moi-même grimpâmes dans la cabine et commençâmes à manipuler les nombreux leviers. A force d’essais et d’erreurs (surtout d’erreurs) nous parvînmes à actionner la grue ; le treuil s’éleva gracieusement du camion et fût déposé sur le pont du P11, où nous le fixâmes. Nous pensions que c’était là une grande réussite. Mais le lundi matin, nous reçûmes la visite d’un officiel de l’Amirauté chargé des travaux au chantier, au comble de la fureur. Il s’avérait que le délégué syndical du grutier n’avait pas du tout apprécié notre intrusion dans son domaine et c’est avec peine que l’on évita une grève. Je fis tout pour calmer le jeu et pour expliquer combien étaient importantes les nécessités qui nous avaient poussés à agir de la sorte. Finalement tout fut aplani. Le P11 pouvait faire route vers les Scilly de conserve avec le N51. Nous nous entraînâmes et finalement revînmes à Falmouth.

Les préparatifs de la mission la plus ambitieuse que notre groupe ait jamais effectuée furent alors entrepris. L’objectif était de livrer pour le compte du SOE (10) une tonne d’armes, d’explosifs et d’approvisionnements divers à un caseyeur ; le rendez-vous se trouvait aux environs de l’Ile d’Yeu à environ 100 milles au sud-est des îles de Glénan. Le matériel était stocké dans des conteneurs submersibles, analogues à ceux que nous avions déjà amarrés à des bouées, chacun pesant environ 50 kilos. Alors que nous commencions à les disposer sous le plancher de la cale à poissons, l’un d’eux s’ouvrit et à l’intérieur apparut une notice d’instruction rédigée en langue flamande ce qui ne paraissait pas une bonne idée pour un matériel destiné à l’ouest de la France ; heureusement toutes les autres étaient en français et convenablement disposées.

Et nous fîmes à nouveau route vers les Scilly pour la corvée de peinture. C’était cette fois plus compliqué car nous devions porter l’immatriculation du Guilvinec pour la partie nord de la côte et celle des Sables d’Olonne plus au sud. Cela nécessita de clouer une bande de tissu avec le numéro du Guilvinec sur celui des Sables peint sur le pavois.

Le transit vers le rendez-vous avec le caseyeur, dont on nous avait donné le numéro et la description, devait durer 48 heures.

Après avoir établi le contact avec lui, nous devions échanger une suite compliquée de signaux de reconnaissance ; par exemple nous devions vider un seau par tribord et comme réponse il devait venir au vent et laisser battre son foc ; après quoi devaient suivre deux signaux également stupides, typiques du bazar clandestin du SOE.

Nous fîmes notre atterrissage à Penmarc’h et poursuivîmes de nuit le long de la côte en nous tenant bien au delà de la route des convois.

Comme nous passions au large de Saint-Nazaire nous aperçûmes dans le ciel des lueurs et les pinceaux des projecteurs, signes que la RAF bombardait le port. Cela ne fut pas seulement pour nous un spectacle mais aussi un bon coup pour le moral car à cette période les choses n’allaient pas particulièrement bien pour les alliés. Je ne pense pas qu’un seul d’entre nous ait alors eu une pensée pour les souffrances et les pertes de la population civile.

Le matin suivant nous arrivâmes dans la zone du rendez-vous mais aucun signal ne vint du bateau que nous devions rencontrer. Au loin nous en vîmes deux ou trois et décidâmes de voir de plus près celui qui ressemblait le mieux à la description qui nous avait été donnée. Nous lui fîmes le signal de reconnaissance qui resta sans réponse. Daniel décida alors de nous découvrir et au cas où nous aurions choisi un mauvais bateau de le saborder et de ramener l’équipage au Royaume-Uni. Il s’avéra que c’était le bon bateau, mais seul le patron était au courant de la cargaison d’armes que nous apportions. Il y avait d’autres bateaux à proximité et un avion pouvait survenir à tout moment, aussi nous dûmes attendre l’obscurité pour transférer les conteneurs.

Tandis que Daniel et le patron prenaient les dispositions finales, Jasper et moi rejoignîmes le caseyeur aux avirons et fîmes un peu de troc : du poisson contre du bœuf en conserve, si je me souviens bien. La nuit tomba. Nous travaillâmes comme des fous pour sortir les conteneurs des fonds, les hisser sur le pont, les porter à l’arrière et les passer sur l’autre bateau. Je me rappelle bien le patron un puissant colosse parcourant le pont comme s’il s’agissait d’une route bien pavée et portant un lourd conteneur sous chaque bras comme si c’étaient de vulgaires polochons. Quand le transfert fut terminé nous prîmes le chemin du retour et arrivâmes deux jours après avec le sentiment d’avoir bien travaillé.

Pendant l’été de 1942 nous menâmes avec succès plusieurs opérations sur le P11 et le N51 et devînmes tout à fait familiers de la routine des forces navales allemandes. Nous reconnaissions les hydravions Arado qui nous survolaient chaque matin, les baleiniers norvégiens transformés en dragueurs de mines et plusieurs fois nous approchâmes de très près les U-boats faisant route au sud de Brest avec leur escorte, à tel point qu’une fois la distance était si faible que l’on pouvait entendre la musique diffusée par le haut-parleur du bord.

Je me souviens qu’une fois la brume tomba alors que nous nous traînions en attendant la nuit pour passer devant Ouessant. Mais Daniel décida de profiter de la brume pour passer de jour à quelques milles de l’île. Au moment où nous étions par le travers du phare, la brume se dissipa et nous nous trouvâmes dans un calme plat, baignés par un brillant coucher de soleil. Immédiatement le phare commença à nous interroger au moyen d’un projecteur de signalisation. Nous ne pouvions rien faire sinon poursuivre notre route et espérer qu’une vedette rapide ne viendrait pas nous inspecter. A notre grand soulagement la nuit arriva.

MFV2023 bateau de pêche rapide

Il était évident que la lenteur de nos bateaux de pêche augmentait considérablement nos difficultés et il fut décidé de construire un bateau spécial ayant l’aspect d’une pinasse du type du P11 mais qui en réalité serait un navire à grande vitesse capable d’atteindre les 20 nœuds. En plus des deux moteurs pour les allures rapides il était prévu un moteur central de plus petite taille permettant de croiser à 7 nœuds, allure normale d’un bateau de pêche.

Cette nouvelle pinasse (appelée MFV2023) se montra très utile pour nos incursions et retours rapides pendant les mois d’été. Il fut décidé que Daniel prendrait le commandement de ce bateau dont la livraison était prévue en 1942 et que je commanderai un autre bateau, analogue au N51, qui devait rejoindre la flottille.

Le Président Herriot, A04, MFV2022

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La pinasse P11 et le chalutier Président Herriot (A04) à Falmouth (coll. particulière).

En octobre 1942, je fus envoyé à Shoreham par voie maritime pour superviser, au chantier de construction de yachts Lady Bee, la remise en état de mon nouveau commandement. Il avait triste allure, était sale, négligé et défiguré par une énorme superstructure rouillée ; il avait été utilisé dans l’estuaire de la Tamise pour le repérage des mines larguées par parachute. En dépit de son apparence dépenaillée j’en tombais immédiatement amoureux.

C’était un chalutier de Concarneau, construit en robuste chêne, d’un modèle semblable à celui du N51 mais avec des lignes plus harmonieuses et quelque chose de plus grand et de plus puissant. Il portait le nom de Président Herriot mais avait reçu le numéro A04. Finalement il fut désigné par MFV2022 à l’instar du reste de la flottille, mais j’en parlerai sous le nom d’A04 ainsi que j’ai procédé pour le N51 et le P11.

Je me mis en relation avec M. Burgoyne le directeur du chantier ; il était extrêmement intéressé par la transformation et fut d’une aide très précieuse tout comme M. Webb le représentant de l’Amirauté. Le A04 était le seul bateau de construction traditionnelle en cours de réparation, les autres étant des navires de forces côtières. Je discutais en détail avec notre bureau de Londres, ce qui était une nécessité, et on me donna carte blanche pour les travaux de remise en état.

Le A04 fut mis en cale sèche, inspecté dans le détail et recalfaté. La cale à poisson fut supprimée et l’espace vacant transformé en carré et local radio. On aménagea des locaux de vie confortables et de nombreuses couchettes pour les agents que nous devions acheminer ou récupérer. Le poste d’équipage, à l’inverse de ce qui se pratique ordinairement dans la marine, se trouvait à l’arrière du compartiment des moteurs et on y accédait par un panneau situé dans la cuisine, elle-même située derrière la timonerie.

J’étais déterminé à procurer les meilleures conditions de vie possibles à l’équipage et, au grand étonnement de mes fournisseurs, j’insistai pour que le poste soit peint d’une couleur gris pigeon et les montants des couchettes soient écarlates.

Quand finalement l’équipage embarqua il fut très surpris par l’aspect chaleureux du poste et je n’avais absolument aucun doute que cela constituait un facteur très important pour le moral.

Il fallut veiller à de nombreux détails : retrouver et remettre en place tous les apparaux de chalutage, poulies, potences, etc., concevoir et réaliser les postes pour nos quatre mitrailleuses antiaériennes Bren jumelées qui, lorsque nous étions en opération, devaient être rapidement installées de nuit et cachées pendant le jour sous les filets. Il fallut aussi approvisionner des voiles, un foc, une grand’voile et une misaine ; plus tard nous leurs dûmes notre salut. Il y avait aussi un équipement de radio spécialement conçu pour nous permettre de communiquer directement avec le Centre Radio des Renseignements de Bletchley. Un magicien de la radio (Le capitaine “Tommy” Tucker, des Transmissions) venait de temps à autre de Bletchley pour nous installer les dernières trouvailles. Tout cela nécessitait une antenne spéciale installée à l’intérieur du mât car nous ne pouvions évidemment pas être aperçus avec un aérien radio alors que nous voulions passer pour un bateau de pêche de la côte française.

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Le quartier-maître Ralph Hockney, en pêcheur breton, fait la peinture, transformant le Président Herriot en bateau de pêche français (coll. particulière).

Quand la transformation fut près d’aboutir, l’équipage arriva du dépôt des Patrouilles de Lowestoft. Le patron était Ralph Hockney de Lowestoft et le chef mécanicien, Johns de Milford Haven, tous deux marins pêcheurs et remarquables par leur efficacité calme et tranquille ; ils devinrent très tôt de véritables amis pour moi. Le reste de l’équipage comprenait deux matelots, un chauffeur, un cuisinier et un opérateur radio. Tous se révélèrent aussi de première qualité. Un breton de l’équipage, Raymond Le Roux, prêté par la Marine française, était spécialement bon ; c’était un excellent marin et une mine de connaissances sur l’environnement local. Il s’intégra parfaitement à l’équipage et je pense qu’à aucun moment il ne se sentit un étranger. L’enseigne de vaisseau John Garnett nous rejoignit en novembre 1942 comme second ; c’était sa première affectation après l’entraînement à “King Alfred(11). Un grand garçon plein d’enthousiasme qui avait une grosse voix et qui gagna le surnom de “corne de brume” dans la flottille. Il devint un grand ami et nous restâmes liés en dépit des années.

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Raymond Leroux sur le chalutier Président Herriot ou A04 (coll. particulière).

Puis tout fut prêt et nous appareillâmes pour Falmouth, intégrés à un convoi. Cependant des ennuis de moteur ne tardèrent pas à se déclarer et après de nombreux arrêts non prévus nous arrivâmes à destination au début de décembre 1942. Le moteur de l’A04 était un Deutz, de fabrication allemande dont les pièces de rechange étaient extrêmement rares en Grande-Bretagne. L’agent de Deutz à Londres avait révisé le moteur à Shoreham et il se trouvait maintenant requis à Falmouth où, après maints efforts, il parvint à faire fonctionner convenablement le moteur. En réalité celui-ci ne resta jamais sans problèmes mais le chef Johns parvint à connaître ses particularités et fut en mesure de le maintenir disponible.

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Steven Mackenzie et Daniel Lomenech (coll. particulière).

Quand il fonctionnait bien ce moteur était très performant mais il avait de fâcheuses habitudes ; l’une d’elles se manifestait par des prises de feu dans le conduit d’échappement qui s’élevait à tribord le long de la timonerie ; il en résultait des projections d’étincelles à grande hauteur.

Cela arriva une nuit le long de la côte française alors que nous avions deux agents à bord, nous en fûmes quelque peu secoués. La lueur devait se voir à plusieurs milles de distance. Afin de piéger les étincelles nous utilisâmes la passoire du cuisinier qui fut affalée sur l’échappement à l’aide d’un câble. Le stratagème marcha bien jusqu’au moment où les soudures lâchèrent. Le bol de la passoire fut projeté à la mer tandis que les deux poignées se balançaient tristement au bout du câble. Cet incident constituait clairement un risque pour la mission, aussi quand nous revînmes à Falmouth, M. Burton l’ingénieur civil attaché au Quartier général vint sur place et prescrivit un remède. Celui-ci consistait à faire passer l’échappement dans une boîte alimentée en eau par le système de refroidissement du moteur ; un très bon extincteur mais qui hélas avait l’inconvénient d’arroser tout et tout le monde de gouttes chargées de suie. Quand l’eau n’était pas branchée Raymond et moi nous utilisions le système pour cuire des poulpes, vraiment délicieuses.

Un présent pour le général de Gaulle

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Le Dinan ou N51 (coll. particulière).

Cette période fut celle d’un travail intense pour préparer les opérations futures et en février 1943 nous rejoignîmes les Îles Scilly en vue de la mission « Hawkins », dont l’objectif était de déposer deux agents et du matériel et d’en reprendre deux autres avec du courrier. La première tentative n’eut pas de suite car nous nous heurtâmes à du mauvais temps. Mais quelques jours après nous partîmes. Nos ordres étaient d’aller au rendez-vous habituel pour rencontrer Le Narval, un bateau beaucoup plus important que les précédents, dans lequel avait été aménagé un compartiment secret pour cacher des agents et du matériel. Il nous avait été dit que nous avions aussi une chance de revoir notre vieil ami Les Deux Anges. Nous nous rendîmes au point convenu par un temps vraiment affreux avec un fort vent de sud-est et une grosse houle et là nous attendîmes jusqu’à la mi-journée, fin du délai de rendez-vous. Nous étions alors devant un choix : prolonger notre attente pour le cas d’une arrivée tardive des Deux anges ou du Narval ou bien effectuer une recherche parmi les bateaux se trouvant dans un rayon de deux ou trois milles, dans l’éventualité où nos correspondants ne se trouveraient pas à la bonne position, ce qui était fréquent avec les bateaux de pêche pas très attentifs à la position précise des rendez-vous. Nous prîmes la seconde solution et commençâmes par examiner deux ou trois bateaux qui n’étaient pas Le Narval. Pendant ce temps Les Deux Anges, qui avait appareillé plus tard que prévu et se trouvait très ralenti par la mer debout, nous aperçut alors que nous nous éloignions et dût rentrer à Port-Manech.

Réalisant, mais trop tard, ce qui arrivait, nous préparâmes un rendez-vous pour le jour suivant. Nous fîmes cap vers le large, au-delà de la route des convois, et mîmes le chalut à l’eau. C’était là notre habitude en pareil cas, permettant de passer la nuit bien plus confortablement et en ramenant du poisson dont une part allait aux Deux Anges qui avait peu de temps pour pêcher lors de nos rencontres.

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L’équipage du N51 (coll. particulière).

Le lendemain matin nous arrivâmes de bonne heure au rendez-vous. Les Deux Anges apparut, marchant bien dans la grosse houle. Nous devions déposer à son bord deux agents et un grand nombre de colis. Il n’était pas question que Les Deux Anges nous accostât, car avec le roulis nous aurions écrasé son bordé. Nous mîmes en avant doucement et le patron des Deux Anges fit de même tandis que les passagers sautaient du mieux qu’ils pouvaient. Les colis ainsi que l’énorme quantité de courrier que Les Deux Anges avait apportés furent lancés d’un bord à l’autre. Il y eut beaucoup de confusion mais finalement tout fut réglé et les deux bateaux se séparèrent. Les agents que nous avions embarqués étaient Rémy qui, revenu en France par avion, repartait avec la Gestapo à ses trousses et Fernand Grenier, personnalité de haut rang du Parti communiste, qui s’était caché pendant des mois et se trouvait en très mauvaise santé. Il était à l’évidence très malade et le mauvais temps ne lui vint pas en aide.

Rémy était manifestement contrarié par le rendez-vous manqué de la veille. Je lui expliquais que j’attendais Le Narval, il me répondit que Le Narval avait été détruit lors d’un raid de la RAF sur Lorient une quinzaine de jours auparavant et que le renseignement avait été envoyé à Londres. Pour quelle raison cette information ne m’était-elle pas parvenue, je l’ignore. Cette défaillance faillit se terminer en désastre. Rémy était particulièrement soucieux à cause d’un très volumineux colis qu’il avait apporté. Celui-ci fut aussitôt descendu au carré où Rémy dans un beau geste ouvrit l’emballage et fit apparaître une azalée haute de plus de cinquante centimètres, couvert de fleurs rouges. Ma première réaction fut de penser « Pourquoi tout ce tintouin pour une damnée plante et dans de pareilles conditions ». Rémy nous raconta alors comment avant de repartir pour la France il avait rencontré le général et madame de Gaulle et leur avait demandé ce qu’ils aimeraient qu’il leur rapportât à son retour. Le général demanda une boîte contenant de la terre de Lorraine et madame de Gaulle une fleur qui avait grandi dans la terre de France. Il transporta ces objets à la barbe des Allemands qui le recherchaient, risquant sa vie pour accomplir ce geste. C’était caractéristique de son courage. Puis Rémy nous montra un beau coffret de bois marqueté contenant un peu de terre lorraine et pour faire bon poids deux bouteilles de cognac de 1807.

Nous mîmes cap au nord avec un temps toujours aussi mauvais ce qui d’une certaine manière nous arrangeait car nous pensions que les Allemands seraient moins enclins à nous inspecter. Cependant c’était très dur pour nos passagers.

Une fois franchi le travers d’Ouessant, je descendis pour dormir quelques heures, après avoir été sur le pont depuis 4 heures du matin ; c’était là mon programme habituel en opération. Peu après m’être assoupi, je me rendis compte que l’alarme appelait aux postes de combat et j’entendis les pas précipités des hommes qui se ruaient vers les mitrailleuses antiaériennes. Un avion nous avait survolés en nous illuminant avec un puissant projecteur. Nous n’avions aucune idée de son identité et attendions avec anxiété s’il allait revenir pour nous bombarder ou nous mitrailler. Mais rien ne se produisit et nous rentrâmes sans incident aux Scilly avec une forte mer et une très mauvaise visibilité. Nous n’avions pu établir de contact radio et la protection aérienne n’était donc pas au rendez-vous. Une MTB (12) nous attendait aux Scilly pour convoyer nos passagers et le courrier vers Dartmouth, mais la mer était tellement mauvaise qu’elle dût le plus souvent marcher à vitesse réduite et s’arrêter à Falmouth. Plus tard nous apprîmes qu’un Whitley anti-sous-marin du Coastal Command avait signalé un bateau de pêche tous feux éteints au large d’Ouessant.

Nous étions finalement satisfaits qu’un nouveau bateau avec un nouvel équipage ait pu remplir avec succès une mission dans des conditions difficiles.

Au printemps nous fîmes plusieurs opérations réussies et heureusement avec un temps plus clément.

Une nouvelle complication survint sous la forme d’un vaste champ de mines qui s’étendait au sud-est d’Ouessant depuis les approches de Brest jusqu’à l’ouest de Penmarc’h. Il avait été mouillé par nos sous-marins contre les U-Boats qui constamment parcouraient dans les deux sens la côte entre Bordeaux, Lorient, Saint-Nazaire et Brest, ainsi que nous l’avions souvent constaté de très près. Cela signifiait que nous devions rester au large bien plus longtemps qu’auparavant et la navigation devint bien plus délicate car nous ne pouvions plus effectuer notre atterrissage que tout près de notre point de rendez-vous.

La flottille de la patrouille côtière à Helford

Au mois de juin 1943, la flottille, qui désormais comprenait les N51, P11, A04, MFV2023 et un thonier servant de magasin, quitta sa base de Falmouth pour Helford River. Notre quartier général se trouvait à bord du HMY Sunbeam, un magnifique trois-mâts goélette appartenant à Lord Runciman, le magnat de la marine marchande. Pour plus de sécurité, les communications utilisaient un émetteur spécial du SIS (13). Le Sunbeam servait de centre de transmissions pour les bateaux à la mer faisant ainsi de la flottille une unité indépendante et isolée, reliée au quartier général du DDOD (14) par un téléphone d’alerte. Le SOE disposait de bureaux à terre.

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Le chalutage sur le N51. Daniel Lomenech à droite, avec son chandail blanc (coll. particulière).

Le MFV2023, désormais admis au service, accomplit plusieurs opérations avec succès entre juin et septembre. Ses performances étaient remarquables et sa vitesse élevée lui permettait de poursuivre ses missions pendant les plus brèves nuits d’été et en dépit de la très forte augmentation des patrouilles aériennes allemandes au nord et à l’est d’Ouessant. Le bateau était commandé par Daniel Lomenech jusqu’à son départ pour les sous-marins à la fin de l’été ; un officier de marine français, Jean-Jacques Tremayne, prit la suite. Le A04 rejoignit Tresco où il reçut une mission de soutien. En plus de celle-ci nous nous entraînâmes régulièrement à la pêche et à ce que nous devions exécuter au cas où nous serions confrontés à une patrouille allemande.

Opération « Inbred »

En septembre 1943 le MFV2023 exécuta l’opération “Inbred I” dans le but de récupérer des agents et du courrier mais “Les Deux Anges” ne fut pas au rendez-vous. En octobre le A04 fut envoyé pour tenter “Inbred II” qui avait le même objectif qu’“Inbred I”. Le temps était mauvais avec de forts vents de sud-ouest. Nous quittâmes Tresco avec l’intention d’atteindre Bishop Rock et d’y évaluer la situation. Alors que nous atteignions la pleine mer le moteur décida de s’arrêter à cause d’un filtre encrassé ; le chef, tout à fait stoïque, entreprit de le nettoyer alors que nous observions avec une certaine appréhension les brisants écumants sous le vent. Puis nous vînmes au vent et forçâmes notre route contre d’énormes vagues jusqu’au phare. A l’évidence, il n’y avait pas d’espoir de réussir la traversée, aussi le quartier général nous fit-il rentrer à Tresco.

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Le Président Herriot au départ des îles de Scilly lors de l’opération Inbred en septembre 1943 (coll. particulière).

Une quinzaine de jours plus tard, le 18 octobre 1943 “Inbred III” fut décidé. Nous partîmes avec un temps peu prometteur, un baromètre en chute et du vent de sud-est ; cependant nous marchâmes à une vitesse raisonnable malgré une forte houle et continuâmes au sud jusqu’à notre point tournant vers l’est pour nous rapprocher de la terre. Peu après ce changement de cap le vent forcit jusqu’à une vitesse que nous estimions entre 70 et 80 nœuds. Il n’y avait pas de chance raisonnable de réussir le rendez-vous, car la houle le rendrait impossible pendant au moins trois jours et nous dépasserions alors les délais prévus. De plus, nous étions en grand danger car il nous était impossible de faire route sous le vent pour chercher un abri. La sécurité du dispositif devenait alors critique. Tout bien pesé je décidai de rentrer.

Nous devions d’abord gagner le large pour éviter le champ de mines ce qui signifiait faire cap vent debout. La mer était énorme et le vent tellement violent qu’elle s’aplatissait dans les rafales pour devenir ensuite encore plus forte. Le A04 était splendide, il se levait dans la vague comme un canard projetant les embruns plus haut que la tête de mât, vibrait, faisait comme une pause et repartait en avant. Après avoir fait suffisamment de route vers le large, ce qui nous parut durer une éternité, nous pûmes laisser porter et faire venir le vent à la hanche bâbord. Presque immédiatement se produisit un énorme fracas, le moteur partit en survitesse et le bateau tout entier se mit à vibrer. Nous avions heurté une épave et endommagé notre hélice perdant, nous le constatâmes plus tard, une pale entière et près de la moitié d’une autre. Même à vitesse très réduite le moteur perdait de l’huile et le chef craignait que les fortes vibrations ne finissent par rompre la ligne d’arbre à l’arrière. Il n’y avait pas d’autre solution que d’arrêter le moteur et de rentrer à la voile.

La grand’voile, la misaine et le foc nous donnaient une vitesse d’environ 2 à 3 nœuds mais les violents mouvements du bateau étaient très atténués. Le premier impératif était de se maintenir à l’extérieur du champ de mines et de passer Ouessant en sécurité. Après cela nous pourrions faire route vers Helford.

A la vitesse de 3 nœuds nous pouvions donc parcourir environ 70 milles par jour, il nous fallait donc de l’ordre de 24 heures pour atteindre l’ouest d’Ouessant et 3 jours de plus pour toucher les côtes anglaises. C’est dire qu’au moment où nous fîmes l’atterrissage, nous n’avions pu faire de point depuis 5 jours. Quand enfin nous découvrîmes la terre, nous approchions de la baie de Saint Austell. Le vent et le courant nous avaient poussés bien plus à l’est que nous ne l’avions estimé.

Cependant, au même moment le vent se calma un peu et nous perçûmes la protection du Cap Lizard, ce qui nous permit de redémarrer le moteur et de rejoindre tant bien que mal, doucement et péniblement la rivière Helford.

Ce fut avec beaucoup de soulagement que nous prîmes notre mouillage, totalement épuisés mais non sans fierté d’appartenir aux rarissimes navires de Sa Majesté qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, rentrèrent de mission à la voile.

Ce fut là ma dernière opération et en novembre je rejoignis Fishguard pour prendre le commandement du yacht à moteur Anne qui opérait comme escorte d’un sous-marin expérimental du SOE. Ce fut aussi, autant que je puisse le savoir, la dernière opération conduite par la patrouille côtière sur les côtes ouest de la Bretagne, bien que la Section des forces côtières à Dartmouth continuât à mener des missions audacieuses et brillantes sur les côtes nord de la Bretagne. A cette époque la RAF avait perfectionné ses techniques d’atterrissage de nuit et pouvait accomplir en une nuit ce qui nous prenait 3 jours dans le meilleur des cas.

Pendant les 21 mois d’activité de la flottille, une traversée fut effectuée presque chaque mois. Un grand nombre d’agents furent transportés dans les deux sens et le courrier acheminé contenait des renseignements de la plus haute importance. Tout cela fut accompli à la barbe des Allemands sans qu’aucune vie ne soit perdue et mené à bien grâce à une organisation méticuleuse et un souci du détail non seulement de la part des équipages mais aussi du quartier général, des reconnaissances et escortes de la RAF, des ingénieurs, des spécialistes des transmissions, des ouvriers des chantiers et de tous ceux qui d’une manière ou d’une autre contribuèrent à notre succès.

Richard Townsend Lt (RNVR)
Traduit par Yves Ploux, Capitaine de vaisseau honoraire

En récompense de ses services Richard Townsend reçut la DSO (Distinguished Service Order).

Après la guerre, il fut professeur de Français et d’Allemand, carrière qu’il termina comme directeur des Langues modernes au Lycée de Portree dans l’île de Skye en Écosse.

Il est décédé en 1999.

C’est à l’occasion d’une recherche sur la mission du philosophe Jean Cavaillès à Londres en février 1943 que Sir Brooks Richards nous mit en relation avec Richard Townsend qui nous fit parvenir des photographies prises à bord lors des missions. Par la suite, Madame Townsend nous communiqua très aimablement le texte des souvenirs de son mari en soulignant qu’elle serait très heureuse et honorée qu’ils soient publiés en France.

1) Voir en particulier la somme écrite à ce sujet : Sir Brooks Richards, « Secret Flottillas », HMSO ; traduction française : « Flottilles secrètes », éd. MDV, 2001.
2) L’« Intelligence Corps » créé en 1940 pour fournir des spécialistes du renseignement à l’Armée de Terre.
3) Centre de formation de l’« Intelligence Corps ».
4) Motor Fishing Vessel : Bateau de pêche à moteur.
5) Tommy gun : Arme portative automatique d’origine américaine.
6) Pavillon de la Marine Royale.
7) Il s’agit d’Alain Grout de Beaufort (1918 – 1944), Compagnon de la Libération, mort pour la France.
8) Motor Gun Boat : Canonnière rapide.
9) Les toilettes sur un petit navire.
10) Special Operations Executive : Direction des opérations spéciales, chargée des actions armées dans les territoires occupés.
11) HMS King Alfred : Ecole des officiers de la réserve volontaire de la Marine Royale.
12) Motor Torpedo Boat : Vedette lance-torpilles.
13) Secret Intelligence Service (ou Military Intelligence, Section 6 : MI 6) : Service des renseignements militaires extérieurs.
14) Deputy Director Operations Division : Directeur adjoint de la division des opérations.

Le document

Le témoignage de Richard Townsend est paru dans Fondation de la France Libre, n° 40 et 41, juin et septembre 2011, p. 4-8 et 3-6.