Le réseau « Johnny »

Le réseau « Johnny »

Le réseau « Johnny »

Une liaison en 1941

Le 23 novembre 1941, quatre membres du réseau « Johnny » séparés depuis plusieurs semaines, se retrouvaient au domicile de Le N. dans un port de pêche du Sud-Finistère : Robert A. chef du réseau, consul dans le civil, Roland H. l’un des radios. Paul V. jeune lycéen que deux frères avaient déjà devancé dans la France Libre et Jean L. Potard en rupture de ban, ancien évadé de la guerre 1914-1918.

Au mois d’août 1941, plusieurs membres du réseau avaient été arrêtés. Parmi ceux-ci se trouvaient les parents de Daniel L. dont nous parlerons à la fin de ce récit. Les autres membres du réseau se tenaient sur le qui-vive.

Roland, le radio, jeune recrue, avait été placé à Brest depuis peu. Un jour, dans sa chambre il manipulait son poste, quand soudain les Allemands firent irruption. Conduit au poste de police de Saint-Martin pour y être interrogé avant d’être emprisonné. Assis devant le bureau du policier, il réalisait la gravité de sa situation et songeait au sort qui l’attendait quand le policier s’écarta pour téléphoner à la « Kommandantur », Aussitôt il bondit vers la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, au premier étage, l’ouvrit et sauta dans la rue. Il se fit une entorse en tombant, mais réussit cependant à courir vers une ruelle voisine et à se cacher dans le couloir d’une maison avant l’arrivée des Allemands qui s’étaient précipités dans l’escalier à sa poursuite. Ils le cherchèrent en vain dans le quartier et quelques heures après Roland réussit à sortir de la ville sans être remarqué et malgré la blessure qui le faisait boiter. Il gagna la campagne, prit le train de Quimper à la gare d’une petite localité voisine et descendit à la station précédant Quimper. Cette prudence le sauva. Ses amis prévenus, le cachèrent dans une ferme, où les soins nécessaires lui furent donnés.

Malheureusement dans son poste de radio, les Allemands devaient trouver une lettre sur laquelle se trouvait le nom de Jean. Roland le fit prévenir du danger, et il eut la chance de quitter son domicile quelques heures avant l’arrivée de deux hommes de la Gestapo qui n’avaient pas tardé à connaître son adresse et venaient l’arrêter. Déçus et vexés ils donnèrent l’ordre à toutes les gendarmeries de le rechercher et de s’emparer de lui. Pendant longtemps ils firent le guet la nuit autour de sa maison. À plusieurs reprises ils arrêtèrent certains de ses homonymes et les relâchèrent. Du mois d’août au mois de novembre, Roland et Jean se tinrent bien cachés… tantôt chez un ami, tantôt chez un autre.

Jean se réfugia même à Paris où il pensait retrouver d’autres membres du réseau. Dans sa retraite secrète il eut vent d’un départ projeté pour la mi-octobre. Il revint par les moyens les plus rapides à l’endroit où ses amis devaient venir le prendre. Là, il attendit anxieusement et vainement leur arrivée. Que se passait-il ? Enfin le troisième jour, le chef du réseau, Robert accompagné de P’tit Louis vint le voir et lui expliqua que le départ avait été reporté au mois suivant. Une liaison avec un sous-marin allié, bien organisée se ferait le 26 novembre, et Robert lui-même ferait partie de l’équipe en partance. Le rendez-vous fut fixé pour le 24 à Rosporden où Le N. viendrait prendre Jean et le conduire à Concarneau. Depuis peu il fallait un laissez-passer spécial pour pénétrer dans la zone côtière. Avec Le N. la nuit, Jean serait en sécurité. En attendant il s’en retourna rasséréné et confiant vers de nouvelles cachettes et à la date fixée il fut le premier au rendez-vous chez le camarade Le N. Celui-ci habitait une villa dans le jardin de son hôtel réquisitionné par les Allemands et transformé en hôpital. Un planton se tenait en permanence à l’entrée de la cour.

En attendant les trois autres camarades, Le N. expliqua à Jean que le départ aurait lieu le lendemain matin dans un bateau de pêche. Il avait d’abord demandé à un patron pêcheur compatriote de Jean, s’il accepterait de le prendre à son bord avec trois autres camarades pour les conduire à un sous-marin allié au large des Glénans. Le patron pêcheur Criquet qui savait Jean poursuivi par la Gestapo se dit heureux de pouvoir lui rendre ce service et accepta la mission. Hélas, deux jours avant la date fixée, son moteur tomba en panne, bielle coulée. Le N. dut se mettre en hâte à la recherche d’un autre bateau. Il s’adressa à un autre patron pêcheur Briec, un ami à Criquet qui accepta. C’était une grosse responsabilité pour Briec, père de sept enfants, car la mission était aussi périlleuse pour lui que pour les membres du réseau. La sortie des bateaux ne pouvait se faire que le jour. Les gardes allemands se tenaient en permanence sur les quais, et sur la jetée. Les pêcheurs devaient être munis d’un permis délivré par les Allemands, portant une photographie du titulaire. Le bateau avant de sortir du port devait accoster à la jetée. À ce moment quatre soldats et un officier allemand, la « Gast », descendaient à bord. Les marins devaient se rassembler sur le pont et pendant que l’officier examinait les papiers de chacun d’entre eux, ses soldats faisaient l’inspection dans les divers compartiments du bord, ouvrant les placards, secouant les couvertures et les couchettes, fouillant le moindre recoin pour voir s’il n’y avait rien de suspect. Maintes fois, dans son port de pêche, Jean avait assisté du quai à ces inspections et à ces fouilles. Il était loin de se douter à ces moments-là qu’un jour il devrait courir le risque de partir dans l’un de ces bateaux. Son admiration n’était que plus sincère pour le patron pêcheur qui acceptait par patriotisme de prendre une si dangereuse cargaison.

Les trois autres amis, Robert, Paul et Roland arrivèrent dans l’après-midi et dans la soirée. Mme Le N. aussi dévouée et aussi courageuse que son mari prenait le plus grand soin de ses hôtes et quand elle leur eut servi un bon dîner, elle s’occupa de leurs chambres et de leurs vêtements. La question vestimentaire était primordiale, car nos quatre amis devaient le lendemain passer plusieurs heures dans la chambre froide du bateau à moitié remplie de glace.

Le N. leur expliqua le programme du lendemain. À 6 heures du matin, à la barbe du planton allemand il les conduirait en auto au fond du port où le Véaj-Vad était à quai. Il descendrait seul, et dans la nuit, (nous étions fin novembre), il irait repérer le bateau. Après avoir observé si le quai était désert, il contacterait le patron Briec qui serait aux aguets, puis il reviendrait nous rejoindre, et à la file indienne, sans bruit nous le suivrions jusqu’au bateau.

Après le dîner, il y eut quelques échanges de vues sur la situation. Personne n’était enrhumé heureusement, car pendant l’inspection le moindre bruit mettrait les Allemands en éveil. Le patron Briec avait observé que ces temps derniers la « Gast » qui inspectait si minutieusement tous les compartiments du bateau n’insistait pas pour descendre dans la glacière. « Mais si, demain, objecta Robert, il leur prend la fantaisie d’y mettre le nez ? ». « On le poignarde s’écrie Roland ». « Non, remarque Jean, car même s’il n’a pas le temps de pousser un cri, ses camarades s’apercevront de sa disparition et le rechercheront. De toute façon notre compte serait bon. Nous pourrions peut-être, si l’un d’eux nous découvrait, lui proposer quelques billets de banque pour qu’il se taise. Ce serait notre dernière ressource, mais je crains qu’elle n’ait aucune chance de succès ». Il ne restait à nos hommes que la foi en la providence. Soucieux, mais pleins de courage, ils se séparèrent pour aller prendre quelques heures de repos.

À 5 heures du matin branle-bas discret par Le N. Chacun enfila caleçons de laine, sous-vêtements et chandails comme s’il partait pour le pôle nord. Puis le petit déjeuner fut pris dans le silence. L’heure H était venue. Des adieux touchants à Mme Le N. et la petite équipe descendit au garage. La voiture passa devant le planton et prit la direction de l’arrière-port. Le N. la dissimula derrière une baraque et ses camarades le virent disparaître dans la nuit vers les quais. Il revint peu de temps après, dit que le patron attendait et chacun le suivit sans bruit vers le bateau. Le panneau de la glacière était levé et nos hommes descendirent dans leur abri, après avoir remercié Le N. et lui avoir serré cordialement la main. Briec leur fit les dernières recommandations : « Nous lèverons l’ancre, vers 9 heures quand le jour poindra, pour aller à la digue où se fera l’inspection, à ce moment ne faites pas le moindre bruit ». Ces heures d’attente furent longues pour les quatre clandestins, et leur émotion grandit quand le moteur se mit à tourner et que le bateau se mit en mouvement pour prendre la direction de la digue. Les minutes décisives approchaient pour les quatre amis.

Robert, chef du réseau, était repéré par la Gestapo, comme ils l’apprirent par les services d’information en arrivant en Angleterre.

Roland avait déjà été entre les mains des policiers avant son évasion. L’activité de Jean dans le réseau était connue des Allemands depuis la découverte de la lettre dans le poste émetteur de Roland, et la grosse valise remplie de documents qui accompagnait la troupe suffisait à prouver leur activité clandestine. Ils savaient le sort qui leur serait réservé s’ils étaient découverts. Mais ne les ferait-on pas trop souffrir avant de les fusiller ?

Ils étaient là dans leur cachette obscure, pelotonnés derrière la montagne de glace, attendant les événements et pensant à leurs familles qu’ils ne reverraient peut-être jamais.

Le moteur qui tournait au ralenti stoppa, il y eut un très léger choc du bateau contre la cale, et aussitôt ils perçurent les voix des Allemands, le bruit des bottes sur le pont. Le chef du détachement fit l’appel des marins, ses hommes descendirent dans les cales et les divers compartiments du bateau. On entendait un bruit de planches que l’on soulevait, de divers engins que l’on déplaçait et la ronde semblait interminable à nos quatre passagers. Leur anxiété était telle qu’elle aurait pu être fatale à un cardiaque. Les minutes s’écoulaient, mais avec quelle lenteur. Maintenant ils entendaient marcher au-dessus de leur tête. Les pas s’arrêtaient. Allait-on soulever le panneau ?

Le bruit de bottes se fit de nouveau entendre, des paroles furent échangées sur le pont avant, puis les sabots des marins qui regagnaient leur poste retentirent enfin. Le moteur démarra et la barque se mit en mouvement. Une manœuvre pour quitter la cale, la vitesse du moteur augmentée et la barque s’engageait dans la passe pour prendre la direction du large.

Les passagers ne se sentaient plus d’aise car le plus grand danger semblait écarté. Quelques minutes plus tard, une main invisible soulevait le panneau de la glacière, la lumière retrouvée permit aux quatre complices de se voir et de se congratuler.

Un quart d’heure plus tard, ils furent assez surpris de se retrouver dans l’obscurité : le panneau venait d’être remis en place. Ils distinguèrent aussitôt le bruit du moteur d’un autre bateau qui allait crescendo. Ils se doutèrent bien que c’était un bateau de surveillance allemand. Allait-il faire stopper le Véaj-Vad et le fouiller une deuxième fois ? De nouveau la crainte envahit le cœur de nos hommes. Le patrouilleur arriva à la hauteur de leur embarcation. Allait-il s’arrêter ? Non, ils entendirent le bruit décroître, et la même main invisible souleva le panneau.

Quand le bateau sortit de la baie, il navigua sur une mer plus houleuse. Il tanguait, roulait, et du fond de la cale par le panneau Jean pouvait apercevoir la terre qui se profilait de plus en plus éloignée. Ce gros temps ne tarda pas à donner du vague à l’âme à nos quatre rescapés et bientôt Robert, Roland et Paul sentirent les affres du mal de mer. Ils étaient maintenant assez éloignés de la côte et Jean jugea le moment venu de monter sur le pont, où il se sentirait plus à l’aise, fouetté par le vent et les embruns. Il avait le pied marin. Il fit la connaissance des hommes d’équipage, tous des gars de Penmarch, dont plusieurs le connaissaient déjà. Évidemment l’épisode de l’inspection, de la « fouille » comme disaient les pêcheurs fut le premier objet de leur conversation. « Que s’est-il passé, demanda Jean au patron, quand les Allemands se sont trouvés devant le panneau de notre cale ? ». « Eh bien, répondit Briec, l’un tendit le bras vers le panneau qui fermait votre cachette, d’un signe interrogateur, et je lui dit que c’était rempli de glace parce que nous allions pêcher pendant huit jours. Il n’insista pas fort heureusement et poursuivit sa visite plus loin ». Et Jean fut plein d’admiration et de reconnaissance envers ce brave Briec, père de famille nombreuse qui n’avait pas hésité à assumer cette responsabilité, à courir ce risque, parce qu’il était heureux de faire un acte de résistance qui contribuerait à sauver sa patrie.

Le premier épisode, la providence aidant, s’était bien déroulé. Il fallait maintenant penser à la réalisation du deuxième acte. La consigne dictée de Londres était la suivante : le bateau devait aller à la bouée de la jument dans l’archipel des Glénans et de là faire route Sud-Sud-Ouest sur 70 milles. Ce trajet accompli, il devait attendre sur place et de 7 heures à minuit hisser un fanal au haut du mât pendant 5 ou 10 minutes toutes les demi-heures, pour se faire repérer du sous-marin allié, en mission dans ces parages.

Au bout d’une heure et demie environ, ils furent près de la « Jument » et prirent aussitôt le cap Sud-Sud-Ouest, Briec était à la barre, tandis qu’un marin laissait filer le loch pour connaître la vitesse du bateau.

Robert trop malade pour venir observer le déroulement de la croisière avait chargé Jean de veiller près du patron à ce que toutes les consignes fussent suivies.

Les heures s’écoulèrent tandis que le bateau secoué par les vagues filait ses 5 ou 6 noeuds d’une façon régulière. Nos trois amis étaient toujours malades, allongés au fond de leur cale et les événements extérieurs étaient le moindre de leurs soucis. Jean, tantôt tenait compagnie au patron dans la cabine de commandement, tantôt bavardait avec les hommes au poste d’équipage. À midi, ceux-ci l’invitèrent à goûter à leur « cotriade » mais les odeurs de mazout du moteur s’ajoutant à celles de la cuisine attenante, à la salle des machines, l’obligèrent bien vite à remonter sur le pont.

Le vent était fort, la mer houleuse et les lames se brisant sur la proue aspergeaient les hommes qui manœuvraient sur le pont. Ce n’est que dans la cabine du patron que l’on pouvait admirer l’immensité de la mer, et la course des vagues tout en étant à l’abri.

Novembre touchait à sa fin, et vers 6 heures la nuit approchait, quand Briec s’écria : « Nous voilà arrivés, nous avons parcouru les 70 milles, et nous allons stopper ». Le moteur arrêté, le bateau se balança au gré du vent, tantôt au sommet d’une lame, tantôt s’affaissant dans le creux des vagues. Nos deux hommes scrutaient l’horizon cherchant à découvrir le sous-marin ou seulement son périscope. Mais rien n’apparaissait sur les cimes des vagues.

La nuit tomba, il ne restait qu’à monter les feux selon le plan prévu. Un membre de l’équipage fut chargé de ce travail. Tous aux aguets nous pensions que d’une minute à l’autre notre sauveur allait apparaître. Mais les heures s’écoulaient et nos hommes devenaient de plus en plus anxieux. Viendrait-il ? Et s’il ne venait pas ? Minuit approchait, minuit vint et la consigne, avait été donnée de faire le signal de 7 heures à minuit. Jean descendit demander à Robert ce qu’il fallait faire. Peut-être que le sous-marin était dans les parages et qu’avant de s’approcher le commandant voulait s’assurer que c’était bien le bateau annoncé, en observant l’exécution exacte de la consigne.

Après minuit, la lanterne ne fut plus montée et tous attendirent pleins d’inquiétude. Robert, qui avait fait un effort pour venir sur le pont, remontait le moral de ses camarades en leur disant que si le sous-marin ne venait pas ce soir-là, il était prévu qu’il viendrait le lendemain. Mais que serait le lendemain ? Il conseilla de refaire les signaux, puis redescendit dans la cale. Jean resta seul avec le patron Briec, espérant encore, mais au bout d’une heure, lassé, il s’apprêtait à descendre près de ses camarades. Il dit bonsoir à Briec, et s’attardait encore un instant sur le pont quand, soudain, il entendit un coup de « klaxon » et discerna, dans l’obscurité une masse sombre encadrée de vagues blanches qui venait à toute vitesse vers eux. D’un bond, il fut dans les postes où dormaient l’équipage et ses camarades criant : « Le sous-marin ; le sous-marin ». Quand il revint le submersible était stoppé à une centaine de brasses qui braquait son projecteur sur le matricule du bateau de pêche pour s’assurer que c’était bien celui qui était signalé. Malheur ; ce n’était pas le même, c’est le matricule du bateau de Criquet qui avait été signalé à Londres, et ce n’est qu’au dernier moment que Briec l’avait remplacé. Les amis du sous-marin devaient être perplexes. Enfin avec le porte-voix, l’un d’eux cria : « Êtes-vous le bateau X… ? » Jean reconnut la voix de son camarade Daniel L., membre du réseau, reparti depuis quelques mois en Angleterre et chargé des liaisons avec la Bretagne. De tous ses poumons il lui répondit : « C’est bien nous ». Le sous-marin se rapprocha. « Mettez votre canot à la mer », ordonna Daniel. L’équipage s’empressa d’exécuter la manœuvre : un marin avec des rames descendit avec le canot. Mais la mer était grosse, dès qu’il toucha l’eau il fut projeté contre le bateau de pêche, puis d’autres vagues le frappèrent l’écartant du bord. Il fut impossible aux amis d’y descendre. Devant ces difficultés un nouvel ordre vint du submersible : « Remettez en marche et essayez de nous accoster avec le grand bateau ». Briec se mit en devoir d’exécuter cette nouvelle manœuvre, mais la mer était si mauvaise que lorsqu’il voulut se mettre bord à bord le bateau de pêche fut projeté, avec violence contre l’arrière du sous-marin. Pour éviter une catastrophe il s’en écarta et bientôt se retrouva en parallèle avec lui à une cinquantaine de mètres de distance. Comment faire le transbordement des quatre hommes et de leur valise diplomatique ? La décision fut prise : par le canot et coûte que coûte. On le ramena près du bateau de pêche. Quand une vague le souleva presque à la hauteur du pont, Robert et Paul s’y laissèrent tomber. Le pêcheur, à la godille, au prix de grandes difficultés les dirigea vers le sous-marin. Là d’autres marins, avec des engins appropriés tinrent un instant leur canot contre la coque du sous-marin. Le temps de hisser les deux hommes sur l’escalier et le canot, frêle embarcation sur cette mer tourmentée, revint prendre Jean, Roland et le patron Briec. Le canot était à moitié rempli d’eau, et les vagues passaient par-dessus bord, mais la deuxième navette réussit comme la première au prix des mêmes difficultés et des mêmes efforts. Dès qu’il eut gagné la plate-forme du sous-marin, Jean, les vêtements trempés, serra cordialement la main de chacun de ses sauveteurs et se dirigea vers l’échelle pour descendre à l’intérieur où un marin anglais s’empressa de lui passer des vêtements secs et de lui servir une tasse de thé bien chaud. Paul et Roland ne tardèrent pas à le rejoindre tandis que Daniel et Robert restèrent un moment s’expliquer avec Briec, puis ils descendirent à leur tour en compagnie du commandant. Celui-ci reçut ses nouveaux hôtes dans la cabine des officiers, et après les avoir félicités, se mit en devoir de les restaurer. Les malades, sur ce bateau plus stable avaient retrouvé leur appétit, et tout le monde fit honneur au premier repas anglais. Daniel expliqua alors à nos quatre amis la cause du retard à venir les rejoindre. Le sous-marin avait aperçu le bateau de pêche avant la nuit, mais il avait également repéré un bateau allemand et s’était lancé à la poursuite de ce dernier. Il leur avait échappé. Maintenant ils retournaient dans les parages de Lorient pour guetter les bateaux ennemis. Toute la nuit le sous-marin fit route en surface et dès que le jour vint à poindre il se mit en plongée. Tout le jour, il se tint devant Lorient. De temps en temps le commandant ou l’un de ses seconds hissait le périscope et jetait un rapide coup d’oeil sur les flots. L’opération ne durait que quelques secondes. Les « Johnny » furent aimablement invités à se rendre compte de la vue que l’on avait. Pour se distraire ils observaient les marins dans leurs manœuvres, chacun ayant sa spécialité, ils se promenaient dans les couloirs, admiraient les belles torpilles prêtes à être lancées, on s’allongeaient sur leurs couchettes. Tout était nouveau pour eux et très instructif.

Il n’y eut rien à signaler dans la journée et le soir venu, le bateau refit surface et prit la direction de Brest.

Daniel prenait le quart vers minuit et il dit à Jean de venir lui tenir compagnie. Ils bavardaient sur la tourelle, quand Daniel prenant ses jumelles dit à son ami : «Tiens regarde, nous passons au milieu de la flottille de pêche des Guilvinistes ». En effet, dans la nuit Jean put distinguer de nombreuses voiles autour d’eux. Ces braves marins, ses compatriotes, qui le savaient disparu dans la nature depuis qu’il avait échappé à la Gestapo, étaient loin de se douter qu’il voguait sur ce bateau de guerre dont ils entendaient le bruit du moteur. Dès le matin suivant devant le goulet de la rade de Brest ce fut la même manœuvre que devant Lorient : plongée, périscope et attente patiente. Aucun bateau ennemi ne se présenta et nos sous-mariniers novices, qui auraient voulu voir une attaque à la torpille furent un peu déçus. La troisième nuit, le sous-marin, sa mission remplie, prit la direction de l’Angleterre. Le matin, quand le sous-marin fit surface la côte anglaise se dessinait au loin et deux heures après il accostait au port de Darthmouth.

Les amis de Robert du service de renseignements, nous attendaient. Ils apprirent à notre chef de réseau, qu’ils avaient appris par un membre d’un autre réseau que les boches avaient son signalement, et que s’il était resté plus longtemps en France il aurait probablement été pris. Ils témoignèrent d’autant plus de joie de le retrouver sain et sauf.

Après un bon déjeuner à l’École navale, des adieux discrets au commandant du sous-marin (qui devait disparaître quelques mois plus tard avec le submersible, près de Malte) tout le monde prit place dans une spacieuse voiture automobile qui les conduisit à Londres. Là, d’autres amis bretons du service de renseignements accueillirent avec joie leurs compatriotes, dont ils avaient suivi avec angoisse, par la radio, l’odyssée mouvementée.

Quelques jours après le général de Gaulle les recevait pour les féliciter puis Robert reprit son service aux renseignements. Les trois amis s’engagèrent dans les F.F.L., Jean au Service de santé, Roland dans l’aviation et Paul à l’École des Cadets.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 89, juin 1956.