Sauvés des prisons de Vichy!

Sauvés des prisons de Vichy!

A Madagascar deux vaillants français gaullistes, anciens combattants de la grande guerre, blessés, cités, décorés, vieux colons installés depuis 1905 dans la Grande Île, jetés en prison avec les indigènes pour avoir aidé à s’évader dans une petite barque – et ne les avoir pas dénoncés – quelques jeunes hommes vaillants comme eux et brûlant de rejoindre les Forces Françaises Libres et de se battre pour la France ; évasion miraculeuse que nous vous raconterons un jour.

Mais aujourd’hui nous voulons vous dire ce que furent les souffrances physiques et morales qu’endurèrent ceux qui restèrent jusqu’au jour où un bienheureux croiseur anglais… Ce récit a été recueilli de la bouche même d’un des « rescapés » par notre correspondant en Afrique du Sud.
« Regarde, regarde cette fumée qui grossit à l’horizon… regarde-la bien : c’est la Liberté qui vient vers nous, et ce sont les Anglais qui nous l’apportent ! »
Mon ami me répondit : « Tu ne perdras donc jamais ton optimisme »… et, penchés sur la rambarde, nous scrutions le lointain; mon cœur battait déjà d’un espoir que, dès la première minute, j’avais senti devoir se réaliser. Mon ami lui se promenait placide, calme et silencieux, à son habitude, et le gendarme qui nous gardait lisait ou feignait de lire, bien que je le sentais aussi intrigué que moi.

Condamnés aux travaux forcés !

Nous étions deux prisonniers politiques prenant notre « bol d’air » quotidien sur le gaillard d’avant du Compiègne. Il était trois heures de l’après-midi du 1er novembre et en route vers la France depuis huit jours, où on nous transférait sous escorte spéciale de deux gendarmes, sur Marseille pour aller purger notre peine de 5 ans de travaux forcés dans un bagne français contrôlé naturellement par ces Messieurs de Hitler. Pour nous, condamnés « gaullistes », l’avenir nous semblait rien moins que rose. Notre tribulation dans les prisons de Madagascar se poursuivait dans la cage d’acier, obscure et nauséabonde, située à l’avant du Compiègne, près du puits aux chaînes dont les heurts incessants berçaient brutalement nos rêves enchantés et nos pensées amères. Car enfermés toute la journée, sortant une heure matin et soir, nous avions amplement le temps de réfléchir à notre effarante situation.
Un fait brutal s’imposait comme un leitmotiv à mon pauvre esprit que je voulais pourtant empêcher de sombrer dans la folie : la Cour Martiale de Tananarive nous avait condamnés, mon ami et moi, à 5 ans de travaux forcés avec confiscation de tous nos biens pour avoir aidé d’abord et n’avoir pas dénoncé ensuite les amis civils et militaires qui avaient quitté Madagascar avec femmes et enfants et traversé le canal de Mozambique dans un petit bateau pour venir rejoindre les Anglais et les Français Libres.
Depuis six mois nous étions prisonniers – six mois d’humiliations et de brimades. J’avais été trimballé de prison en prison pour entendre un soir, à dix heures, le 24 juillet, condamner mes amis à mort, oui à mort tous et toutes, même les femmes (seule la petite fille de mon ami avait été oubliée dans la généreuse distribution) et apprendre que pendant 5 ans j’expierai au bagne le crime odieux d’avoir pensé qu’un vrai Français ne pouvait accepter la défaite, que le devoir était de continuer à se battre, et d’avoir voulu que Madagascar soit représentée, même symboliquement et par un petit groupe auprès du Général de Gaulle et de nos alliés les Anglais. Les titres et les notes militaires splendides de mon pauvre ami – Alsacien, ayant passé les lignes allemandes en 1914 pour venir s’engager en France, blessé, cité, décoré, lieutenant de réserve – n’avaient compté pour rien. Les miens non plus. Je n’étais, il est vrai, qu’un simple engagé volontaire en 1914, blessé, cité, décoré, aspirant. Dans le nouvel ordre français qui place avant tout « la Famille », dit-on, que valait mon titre de père de six enfants vivants dont le dernier n’avait pas encore deux ans ?
Tout cela n’était rien, ne comptait plus… Le Commissaire du Gouvernement l’avait bien dit et il connaissait la valeur des vrais titres, lui qui avait gagné sa Légion d’Honneur dans son bureau de la justice militaire à remplir les prisons de l’Etat. Et le jugement de la Cour Martiale avait été exécuté avec une rigueur et un zèle ne laissant aucun doute sur la sincérité bien vichyssoise de scrupuleux fonctionnaires que ne gêne aucunement aux entournures la veste qu’ils viennent de retourner une fois de plus dans leur honorable carrière. Tous nos biens furent saisis… tout, oui tout… même les lits des enfants, même mes lunettes de rechange et mes titres universitaires… Et, mêlés dans une chambrée de seize prisonniers à des Chinois, des Arabes, des noirs, nous avions commencé depuis six mois notre vie de « forçats », mangeant à la cuisine de la prison une viande douteuse, des légumes pas cuits et une ration telle qu’en six mois j’avais déjà perdu 15 kilos. Et pendant ce temps ma femme et mes six petits eussent été livrés à la misère et la mendicité sans la générosité d’un parent qui voulut bien accepter le triste héritage que lui valait d’une façon si imprévue mes idées, dites subversives. Et tout à coup je devenais si dangereux qu’après une aventure avec le Chef de la Sûreté, aventure digne du cinéma ou de la Gestapo, on décidait de nous envoyer en France. C’était sans doute pour nous apprendre à vivre qu’on nous expédiait en plein hiver (nous devions arriver en décembre) mourir de froid dans les geôles françaises. Par précaution on nous avait enlevé deux jours avant le départ nos uniformes pénitentiaires en drap et trois bourgerons de toile écrue les avaient remplacés.
En vain nos avocats alertés tentèrent-ils d’empêcher notre départ par des moyens de droit. En vain ma pauvre petite femme supplia de ne pas m’envoyer à la mort, car j’ai 46 ans et depuis 18 ans je ne suis plus rentré en Europe, dont je ne pourrais plus supporter le froid. Il lui fut répondu brutalement : « Il rentrera… nous devons l’envoyer ! ». Ils ne savaient pas où heureusement.
Le 21 octobre à 4h. de l’après-midi on nous prévenait de nous tenir prêts à partir pour la France et le lendemain à 6h. du matin, menottes aux mains, comme des criminels entre des gendarmes, on nous faisait traverser Tananarive, ce Tananarive où depuis 1905 j’avais vécu et grandi, où tout le monde me connaît, où je connais tout le monde, où j’ai toute ma famille. Que d’yeux, fixés sur moi dans la foule se pressant sur le quai, se sont rivés alors droit dans les miens semblant me dire : « Bon courage, adieu, on voudrait t’embrasser, on ne peut pas. » Un seul ami eut le courage de monter dans notre wagon et de venir serrer la main des chefs gaullistes.
Il doit avoir la précieuse « recommandation » de la Sûreté Générale à l’heure actuelle et il ne doit pas souvent se promener isolé.

En route vers la France… entre deux gendarmes

Le soir nous étions à la Prison de Tamatave. Deux jours après on nous embarquait sur le Compiègne. D’ailleurs notre rapatriement était si irrégulier, si semblable à une brimade, que personne à bord ne voulut nous prendre en charge : ni le Commandant du bord, ni le Colonel Commandant d’armes à bord. De 8 h. du matin à midi nous dûmes attendre debout, entre deux gendarmes au milieu du salon d’attente, en proie à la curiosité et aux réflexions de tous les passagers.
A midi on nous renvoya à la Prison ; à 2 h. retour à bord. A 5 h. seulement on décida de nous embarquer quand même. Personne ne voulait de nous, on nous tolérait à bord sous la responsabilité de notre escorte. On nous conduisit alors à notre palace flottant. Jugez du confort : trois mètres de long, deux mètres cinquante de large, le tout occupé par un bas flanc en bois qui laisse tout juste un passage de cinquante centimètres le long de la cloison de tôle. La hauteur ne doit pas être suffisante, car étant monté sur le bas flanc, je suis brusquement forcé de m’asseoir, mon crâne venant d’entrer violemment en contact avec le plafond d’acier. C’est là que nous allions vivre, que nous devions rester bon gré, mal gré, pendant plus de soixante jours, paraît-il. Pour avoir de l’air un hublot de la largeur d’une tête d’homme avec fort grillage et barres de fer. Comme couchage le bois dur du bas flanc (heureusement qu’il était en pente) avec couvertures grises de coton. Quand je pense qu’il y a quelques années j’étais sur le point d’acheter un matelas pneumatique « Dunlopillo ». Pour cabinet, un seau de zinc sans couvercle posé dans un coin et que nous devions vider nous-mêmes naturellement. Il faisait si sombre que même en plein jour nous devions tenir allumée la lampe électrique. Il est vrai que cela nous permit de faire une chasse rationnelle aux cancrelats et autres animaux plaisants. Nous arrivions à une belle précision et atteignions rapidement à la vraie technique.
Je signale cependant que lorsque la porte était fermée nous étions quand même en contact avec le monde extérieur : les chaînes d’ancre dont le puits était contre nos têtes, les chaînes d’eau des cabinets de la troupe, de l’autre côté de la paroi métallique et tout un assortiment de bruits, chocs, heurts et fracas divers venaient brusquement rompre le silence et nous rendre certaines nuits tout sommeil impossible. Nos aimables « pandores » nous avaient avertis dès le départ du régime auquel nous devions être soumis par ordre du Gouverneur Général de Madagascar et Dépendances.
« Vous ne devez avoir sur vous ni argent ni alcool ni couteaux ou instruments tranchants – donnez vos couteaux ! Vous avez le droit (ciel je croyais les avoir tous perdus, il en reste encore un), vous avez le droit à une demi-heure matin et soir de promenade sur le pont. Si vous êtes tranquilles, on verra si on petit arriver à une heure lorsque nous serons en mer.
– Et dans les escales ? ne puis-je m’empêcher de questionner.
– Dans les escales vous serez enfermés toute la journée, car vous ne devez communiquer avec personne ; d’ailleurs il vous est absolument interdit de parler à quiconque même en mer, sinon je vous enfermerai immédiatement, vous comprenez ?
– Oui je comprends ça, et on a bien raison : je pourrai comploter encore une fois, par exemple, pour voler le bateau ou bien le faire sauter et vous et moi en même temps.
– C’est peut-être dur, mais que voulez-vous, les ordres…
– Oui, les ordres sont les ordres et ceux du Gouverneur Général sont complets, sauf toutefois qu’il a oublié une chose.
– Laquelle ?
– C’est que légalement ses pouvoirs cessent dès que nous avons mis les pieds sur le bateau et quitté les eaux de Madagascar, Donc je ne reconnais aucune valeur à vos instructions. Par contre, le règlement de la Gendarmerie dit qu’en cas de transfert de prisonniers le Chef d’escorte peut et doit adapter les consignes générales du régime pénitentiaire aux conditions du transfert. Donc, comme ni le Commandant du bord ni le Colonel Commandant d’armes n’ont voulu de nous, nous ne relevons que de vous seul. Donc vous pouvez adoucir ces consignes et je suis sûr que vous le ferez. »
Mon brave gendarme était soufflé de mon érudition : il avait oublié que depuis 18 ans j’étais avocat. Effectivement il arriva assez facilement à nous donner une heure de liberté matin et soir. Lui ayant fait observer qu’un règlement maritime interdisait d’enfermer quelqu’un à clef sur un bateau, j’ajoutais un jour d’exercice d’abandon : « S’il y a un sinistre vous vous occuperez de votre famille, c’est naturel. Vous nous oublierez et nous irons tranquillement par le fond enfermés vivants dans notre caveau. Ce sera encore irrégulier car nous sommes seulement condamnés aux travaux forcés, et non pas à mort. »
Le soir il poussa simplement la porte et les autres soirs également. Enfin, il obtint que nous puissions monter nous promener sur le gaillard d’avant. De cette façon nous pouvions respirer et prendre de l’exercice sans être tentés d’entrer en conversation avec quiconque. Cela nous permettait surtout de contempler la mer, de regarder les positions successives des cinq navires du convoi et leurs signaux avec l’escorteur, fête de pavillons multicolores claquant joyeusement dans le vent et mettant un peu de couleurs dans la noirceur de notre vie.

Nous sommes arrêtés par les Anglais

Cela, enfin, nous permettait, penchés sur la rambarde, de scruter le lointain, nous interrogeant sur cette silhouette qui maintenant se découpait sur l’horizon, sur cette fumée qui se faisait plus épaisse et plus noire en se rapprochant, mais que je trouvais légère, toute légère et joyeuse ; cette fumée dont j’avais dit à mon ami : « Regarde, c’est la Liberté et ce sont les Anglais qui nous l’apportent ». Car maintenant cela ne faisait plus de doute pour moi. C’étaient les Anglais ! nous allions être pris et délivrés ! Se rapprochant le bateau s’était révélé un chalutier, derrière lui d’autres silhouettes se dessinaient maintenant, toutes semblables, on les comptait… et bientôt ils furent six. Six petites coques pressées et courageuses, escaladant les vagues, plongeant, se renversant, faisant le sous-marin, disparaissant, mais s’approchant toujours. Un véritable branle-bas s’était fait à bord ; tout le monde sur tribord encombrait les ponts, regardait à la jumelle, écarquillait les yeux, discutait, s’interpellait. Les avis se croisaient… « C’est un convoi qui va vers Madagascar. Ce sont les patrouilleurs anglais… Mais non ce sont des chasseurs de baleines »…
Et moi, je disais :
« Ce sont eux mon Dieu, ce sont eux, faites qu’ils nous prennent. »
J’ai dû parler fort, car mon ami me dit : « Tais-toi, fais attention ! » La nuit tombait, le premier chalutier entreprenait avec nous une conversation par signaux lumineux. Les autres contournaient le convoi et venaient se placer à l’arrière, tous sur la même ligne.
Un moment après en nous enfermant le gendarme nous dit : « Ce sont les Anglais, ils viennent de nous télégraphier : continuez bon voyage ».
Restés seuls avec mon ami, nous causions.
« Le bon voyage ? – nous verrons ça. Demain je suis certain que vont arriver des gros pépères de croiseurs.
– Tu es fou, ce serait trop beau… non je ne veux pas y croire, car j’aurai une trop grosse déception.
– Je te dis qu’ils viendront, je le sais, je le sens ».
Nous ne pûmes guère dormir ce soir là et, dans le noir, j’imaginais déjà ce que serait demain.
Au réveil, sortant pour aller chercher le café, j’interrogeai un marin. « Ils sont toujours derrière, regardez-les, ils ont l’air de chiens qui poussent le troupeau. Cette fois nous sommes pris et bien pris ».
Je demandais au gendarme dès son arrivée : « Et ces patrouilleurs, ils sont toujours là ?
– Je ne sais pas ce qu’ils nous veulent.
– C’est simple pourtant. Ils nous veulent, tout simplement.
– Vous croyez qu’ils vont nous prendre ?
– Naturellement, et j’espère qu’ils ne se gêneront pas.
– Mais je croyais qu’ils nous avaient souhaité « bon voyage » hier au soir. »
Et tout le jour ils nous suivirent, en nous encadrant. Ils attendaient les renforts… et moi aussi.
Ils ont signalé notre convoi, le nombre de bateaux, demandé des croiseurs pour régler la question, car des patrouilleurs n’arraisonnent pas.
Et les heures passaient lentement. Ce 2 novembre s’écoula goutte à goutte, minute par minute et mon angoisse grandissait de ne rien voir venir.
Au lieu de regarder la mer, je surveillais la passerelle. Je fus récompensé vers 3 h. de l’après-midi. Un mouvement se fit sur la dunette un instant après : je vis des officiers se grouper, braquer des jumelles sur le lointain et distinguer un point à l’horizon. Le point grandit, grandit, une silhouette se découpa bientôt.
« Ami, le voilà, le croiseur, et il est 4 heures, regarde comme il est plus gros que ne l’était le chalutier hier quand nous l’avons découvert. Je te disque c’est un croiseur ».
Et c’était un croiseur, un vrai, avec trois cheminées, avec un avion qu’on voyait dans sa superstructure. Le d’Iberville avait fait changer la formation du convoi. Il se tenait entre les bateaux confiés à sa garde et le croiseur. Des signaux lumineux s’échangeaient, le branle-bas avait recommencé à bord. Des militaires signalèrent un avion. Il arriva sur nous volant bas, très bas et à ma grande stupéfaction je découvris un bimoteur terrestre. « Ce n’est pas celui du croiseur qui est toujours à bord. C’est donc un bimoteur de terre puisque, tu vois, il s’éloigne maintenant vers l’horizon après avoir survolé plusieurs fois croiseur, convoi et chalutiers.
– Tu dois avoir raison ! Oui et ces gens-là ont un cran et un courage splendides. Songe que nous sommes paraît-il, à plus de 400 milles de la côte d’Afrique. Cela fait plus de 800 milles sur mer avec le retour. En cas de panne, inutile de chercher le garagiste le plus proche. »
Et la nuit vient encore sans que rien ne fût fait. Un timonier descendant de quart me dit : « Il a donné l’ordre d’aller se faire contrôler à Port Elisabeth, nous avons refusé, je ne sais pas ce qui va se passer. »
– Il se passera que nous irons nous faire contrôler à Port Elisabeth. »
Et je demandais au gendarme en fermant moi-même la porte ce soir là : « Croyez-vous que lui aussi va nous souhaiter bon voyage ? »
Dans notre home je dis à mon ami : « Alors vieux, crois-tu oui ou non que nous irons chez les Anglais et que nous n’aurons jamais l’immense plaisir d’entrer en contact avec le gardien-chef de Marseille ?
– Je commence à espérer, mais je n’ose y croire encore.
– Et bien, tu verras, la question sera discutée et réglée demain matin à l’aube. Pourvu qu’il n’y ait pas de casse à cause des nombreux femmes et enfants à bord.
– Si c’est vrai, si nous sommes délivrés par les Anglais, je m’engage à te payer une bouteille de champagne !
– Je te croyais Alsacien.
– Je le suis.
– Pourquoi fais-tu le gascon, alors ?
– Le gascon ?
– Bien sûr, avec quoi tu la paieras ta bouteille de champagne? Si tu la trouves… Tu n’as pas un sou même d’argent français.
– Je ne sais pas avec quoi mais je te la paierai.
– Maintenant dormons. »
Et nous ne dormîmes pas. Toute la nuit nous avons parlé, imaginant ce que pourraient être les événements, ce que serait la prise du convoi, l’arrivée des Anglais, la façon d’entrer en relation avec eux.
Heureusement au Lycée de Tananarive j’avais quelquefois obtenu 4 sur 20 en composition anglaise et je sais dire « All right »à peu près correctement.

Voilà la liberté !

La troisième journée fut décisive dès les premières heures. Très tôt des avions de terre arrivent, nous survolant à très basse altitude.
Au loin trois silhouettes nouvelles. Bientôt elles furent identifiées : deux croiseurs auxiliaires, un torpilleur. Chacun prit place autour du convoi qui fut bientôt complètement entouré. Le croiseur échangeait toujours des signaux lumineux avec le d’Iberville. Tous deux étaient aux « postes de combat » tourelles et canons braqués l’un sur l’autre. Brusquement deux coups de canon à blanc.
« Le croiseur signale de stopper » – dit quelqu’un près de moi. Cependant le convoi continuait d’avancer. De ma place je voyais toute la scène comme d’une loge. Je critiquais en moi-même la position du d’Iberville qui se trouvait exactement à quelques brasses entre le croiseur et nous et je pensais : « Nous finirons par récolter les « pruneaux » qui lui sont destinés. Il devrait vraiment aller un peu plus loin ».
Juste à ce moment un troisième coup partait du croiseur, et un obus tomba à une centaine de mètres en avant de nous. Je commençais à m’inquiéter sérieusement. – Le d’Iberville signale : « L’honneur est sauf, stoppez », dit le timonier avec lequel je causais un moment. Nous stoppâmes.
Le d’Iberville se dirigea sur le croiseur, toutes pièces braquées.
Alors je vis le croiseur débraquer ses propres pièces et les mettre dans l’axe démontrant qu’il ne voulait pas tirer… tout au moins le premier. Le d’Iberville mit alors ses pièces à l’axe. Instantanément le pont, un instant avant si affairé, devint désert et lentement, très lentement, très tristement, mon pauvre petit bateau français s’éloigna de nous ayant vraiment l’air tout triste et semblant nous dire : « Je n’y peux rien, adieu mes amis ».
Les Anglais furent à bord en un clin d’œil et installèrent leurs équipages de prise, malgré les efforts de sabordage de trois navires du convoi. Tout fut occupé militairement, chacun fut fouillé, les armes furent retirées. Je m’étais présenté à un officier qui me demandait qui nous étions. Apprenant notre situation spéciale et la raison de notre condamnation, il me dit : « Comptez sur moi je vais faire le nécessaire ». A partir de ce moment nous fûmes virtuellement libres, des instructions ayant été, je crois, données aux sentinelles. Toujours est-il que, lorsque notre chef d’escorte vint pour nous causer, la sentinelle lui intima l’ordre de s’en aller.
« Les militaires ne doivent pas rester sur le pont, ordre du cap’tain.
– Mais j’ai mon service à faire…
Go away ! et le soldat croisa la baïonnette devant le gendarme.
– Alors mon service est fini ?
Yes, et le gendarme s’en alla.
– Tu as vu, dis-je à mon ami comme la passation de service a été faite. » Le bateau sous contrôle anglais s’était remis en route avec le Bangkok, survolé encore par deux avions de terre. Nous pûmes goûter alors aux premières prémices de la liberté. Nous pûmes circuler à toute heure, parler avec tout le monde, notre escorte ne venait plus nous visiter que pour prendre de nos nouvelles, je pense, car j’avais nettement établi qu’étant gardés eux-mêmes par les Anglais, il était illogique que les gendarmes vinssent encore nous garder d’autant que nous saurions à l’avenir nous garder tout seuls. Nous arrivâmes enfin à East London.
Le sympathique officier de marine qui s’était occupé de nous vint, avant de quitter le bord, nous serrer la main et nous dire que les instructions étaient données pour nous.
Effectivement un non moins sympathique officier vint de terre dès l’arrivée et nous déclara que nous allions être libérés. Nous devions préparer nos bagages. J’allais annoncer cette déplorable nouvelle à notre chef d’escorte. Et comme un peu plus tard il demanda à notre Lieutenant libérateur une « décharge » pour les prisonniers et les papiers qu’on lui prenait, celui-ci répondit : « Je peux même mettre pris de force, étant donné la nature de leur condamnation, ces Messieurs sont libres, ils vont aller à terre où je leur fais préparer un logement ».

Et le soir, à terre…

Le soir mon ami et moi étions attablés dans la salle à manger d’un hôtel. Le luxe de bon aloi, les maîtres d’hôtel, les lumières, les fleurs faisaient un décor de rêve. Des gens autour de nous causaient, riaient, des jeunes filles étaient belles et saines, resplendissantes de santé ; des messieurs étaient corrects, des vieilles dames sympathiques…
Et le menu !… On nous pria de choisir ce que nous voulions manger en nous présentant la carte. Un musicien au courant de notre aventure me demanda : « Quelle impression avez-vous ? » – Alors comparant notre cage du Compiègne à cette si accueillante maison sud-africaine, je lui répondis sans hésiter, « I live a dream ». Oui, je vis un rêve. Je rêve, j’essaie de rêver que ce n’était qu’un effroyable cauchemar, que ce n’était pas vrai, la Cour Martiale, les prisons, les cellules, les 35 jours de secret qu’on m’a imposés… C’était un cauchemar, tandis que la réalités est elle-même plus belle que le rêve. Je suis libre, je vais, je viens, j’ai revu des autos circuler, des maisons délicieuses avec leurs gazons si verts… Je vois tout cela parce que les bateaux de Sa Majesté, parce que les avions des forces sud-africaines sont venus nous prendre d’entre les « emmurés » pour nous mettre à nouveau au nombre des vivants. Grâce aux Anglais et aux Afrikanders, je ne suis plus un « convict », un numéro matricule. Je ne connaîtrai pas l’affreuse promiscuité et la gangrène des bagnes. Je suis à nouveau un homme et je veux me conduire, agir en homme et faire tout mon devoir.
Et puis, mon Dieu, j’ai revu des enfants sur la plage. De beaux enfants blonds, frais, roses, épanouis de santé… alors le rêve s’est effacé… J’ai retrouvé mon cauchemar et j’ai pleuré… Mes petits ! mes petits, je veux mes petits, je les veux libres. Je veux libres tous les miens : mes parents, mes amis, mes camarades de combat qui souhaitent ardemment la délivrance de Madagascar.
Tous les jours, malgré les injonctions, ils se groupent, écoutent la Radio, « l’infâme Radio anglaise », la Radio des traîtres gaullistes comme dit dans son torchon le plat valet de la Sûreté Générale, élevé à Tananarive au rang de journaliste.
Angleterre ! Sud-Afrique ! De Gaulle, vous m’avez libéré… Allez libérer aussi Madagascar d’abord, la France, notre France chérie ensuite pour qu’avec vous, de tout notre cœur, de toute notre âme, nous puissions dire avec des lames de gratitude pour vous, les sauveurs :
Vive la France, enfin libre !
Extrait de France d’abord, Brazzaville, n° 20-21, mercredi 31 décembre 1941.