10 juin, 18 heures

10 juin, 18 heures

10 juin, 18 heures

Par le général Simon

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Le colonel Amilakvari, commandant la Légion étrangère, et le commandant Puchois (Photo Imperial War Museum).

Le commandant Puchois a convoqué les commandants de compagnie au P.C. du 3e bataillon de Légion étrangère. Nous n’avons guère eu l’occasion de nous rencontrer depuis le 27 mai ; aussi je retrouve avec plaisir les capitaines de Lamaze et Lalande. Le capitaine Messmer n’est pas là, sa compagnie résiste farouchement depuis le 7 aux assauts répétés de l’ennemi et il n’a pas été touché par la convocation.

Le commandant ajuste son monocle et nous communique avec un calme imperturbable les ordres du général Kœnig : la mission de la brigade a été bien remplie, le commandant a décidé que nous quitterions la position dans la nuit. La sortie s’effectuera par le sud-ouest où un passage assez large sera déminé. Les troupes à pied ouvriront le passage à la colonne des véhicules et des canons. Nous marcherons sur l’azimut 213 et retrouverons les Britanniques sur cette direction. Je dois diriger pour ma part l’échelon lourd du bataillon.
Nous éprouvons tous une impression de soulagement, car nous avions le sentiment, au fil des jours, d’être pris dans un étau. Cette sortie sera vraiment le combat de la dernière chance, nous sommes bien décidés à ne pas la laisser passer. Je rejoins péniblement ma compagnie, la C.L. 3, rassemble les chefs de section et répercute les ordres. La préparation commence dans le plus grand silence, il ne faut pas attirer l’attention de l’ennemi. Le chef comptable Kovalenko distribue les ultimes réserves d’eau : environ un litre par homme avec priorité aux blessés. Nous en profitons pour nous raser et pour changer de chemise.
Puis lentement dans la nuit, la colonne se forme et se dirige vers l’emplacement de la sortie. Je roule en tête avec le lieutenant Sartin. Seul un étroit passage a pu être déminé. Il est minuit environ. Les éléments à pied du bataillon du Pacifique, le 2e bataillon de Légion commencent à sortir. Très vite une mitrailleuse allemande, puis plusieurs autres, débitent un feu nourri de balles traçantes.
Les véhicules attendent dans le chenal que la voie leur soit ouverte. Je remonte avec Sartin la colonne et nous arrivons à la hauteur de la voiture du général, qui se trouve avec le colonel Amilakvari. Miss Travers est assise sur le marchepied de la voiture, nous bavardons avec elle un long moment.
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Patrouille dans le no man’s land (Photo Imperial War Museum).

Le général donne l’ordre de faire sortir les véhicules par rafales. Les conducteurs les plus décidés entraînent derrière eux quelques voitures. Les pneus, les pare-brise, les radiateurs sont plus ou moins percés par les balles, qu’importe, tout ce qui peut rouler continue droit devant lui. Le tout se passe dans une confusion extraordinaire : le bruit des mitrailleuses, le fracas des explosions, les hurlements les plus divers.

Les heures passent. Le capitaine Messmer arrive, il est suivi d’une quinzaine de légionnaires : tout ce qui reste de sa compagnie. La 9e compagnie s’est sacrifiée sur place pour donner le change à l’ennemi et nous permettre de décrocher. Nous échangeons au passage quelques mots sur la conduite de la guerre.
J’essaie à mon tour de sortir, suivi par l’échelon auto du 3e bataillon. Nous fonçons dans la nuit, quand brusquement mon véhicule pique du nez et tombe dans un trou. Nous avons les plus grandes difficultés à nous dégager. Nous sommes tombés dans une tranchée garnie d’Allemands, nous bondissons à l’extérieur.
Je me retrouve avec le lieutenant Gambier et le caporal-chef Fouchet. Nous courons tant que nous pouvons et passons au milieu de groupes d’Allemands.
Brusquement un homme tombe devant nous, il nous appelle. Nous continuons à courir. Soudainement nous nous arrêtons tous les trois : ce n’est pas correct de laisser ainsi un camarade de combat !
Nous revenons en arrière et récupérons le blessé, un sous-officier du B.I.M.P. Il a une balle dans le genou. Il est vraiment très lourd. Nous le portons Gambier et moi, tandis que Fouchet assure la protection avec son fusil-mitrailleur. Nous sommes épuisés. Le jour va venir. Nous apercevons devant nous un camion en panne. C’est un véhicule de l’ambulance chirurgicale qui transporte une trentaine de blessés allongés en vrac. Le médecin commandant Durbac les accompagne.
Le véhicule est remis en état de marche et après avoir hissé notre blessé, nous montons sur le marchepied.
Nous traversons encore un barrage d’armes automatiques et roulons à la vitesse maximum. Pas un blessé ne se plaint. Un épais brouillard survenu miraculeusement, nous protège. Dans le petit jour, devant nous, se dresse une automitrailleuse britannique de la patrouille Jolycol.
213, un chiffre que je n’oublierai jamais !
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.