Au Moyen-Orient, menottes aux mains, par Jacques Herry

Au Moyen-Orient, menottes aux mains, par Jacques Herry

Au Moyen-Orient, menottes aux mains, par Jacques Herry

Juinjuillet 1941

Si la plupart des Français ont oublié qu’en 1941, en Syrie, une guerre opposa des troupes françaises les unes aux autres, c’est qu’ils ne l’ont jamais su.
Face à face, des unités organisées, conduites par des officiers sortant des mêmes écoles, derrière le même drapeau, Bretons contre Bretons, Parisiens contre Ch’timis. Au bout du compte, des dizaines de morts. Des morts oubliés… Morts pour rien ? Qui peut le dire ?
Dans ce tumulte et dans ces désordres, sept hommes engagés sous la croix de Lorraine, faits prisonniers dès le second jour de la campagne par les troupes de Vichy. Trimballés enchaînés de prison en prison, selon les aléas des combats. Sous la menace du terrible article 70 du Code pénal.
L’histoire pourrait être triste, elle ne l’est pas et finit même bien puisqu’ils s’en sortent, amaigris mais vivants, et retrouvent leurs copains. Avant ceux-ci, ils ont visité la Syrie et le Liban. De prison en prison, certes, escortés plus que guidés… Mais qui ne rêverait de découvrir à 20 ans la beauté austère du djebel Druze, la poésie de Damas, Beyrouth et sa blancheur méditerranéenne, et les minarets d’Alep ? C’était il y a plus de cinquante ans, peut-être des siècles, tant le sentiment d’irréalité s’impose. Ce gamin de 19 ans, ne s’étonnant de rien, s’émerveillant de paysages nouveaux et poétiques, ce captif dans sa fosse à Beyrouth, épié par le regard bleu d’une Juliette inconnue et inaccessible, était-ce moi ? Si j’en doute, il suffit que j’appelle Léon Ancel, mon compagnon de chaîne, à Douarnenez, pour qu’il me confirme que nous avons bien vécu ensemble ces jours d’un autre âge, vécu avec l’inconscience et l’insouciance de la jeunesse. Désarmés, il ne nous restait plus d’autres armes.
C’était en 1941. Prisons du djebel Druze, prisons libanaises et syriennes. Six semaines d’errances enchaînées. Mais au fond, les menottes, dans nos souvenirs ensoleillés, ça n’était peut-être qu’un détail…

Palestine – mai 1941

Le séjour commence plutôt mal. Il a fallu abandonner le confort relatif, certes, mais le confort quand même, du Thysville. En convoi, il nous a transportés de Freetown à Suez. De Suez à Rehovot, en Palestine, un tortillard d’un autre âge. Des centaines de kilomètres à travers le désert. Passant le long du canal de Suez, les silhouettes sombres des navires semblaient glisser sur le sable.
À la tombée du jour, la compagnie de chars des FFL s’installe au camp de Qastina. Moi, chasseur 2e classe Herry, je dois prendre la garde au matériel de minuit à 2 heures du matin. Un jour sur deux, je suis de garde. Peine de substitution : j’ai écopé de 15 jours de prison sur le transport de troupe. En campagne, il n’y a pas de prison. Je monterai donc la garde, une nuit sur deux, pendant un mois (…)
L’auteur décrit l’existence quotidienne de son détachement jusqu’au jour où il est enrôlé par une corvée de ravitaillement en essence.
Le moteur tourne rond, la route est bonne. Allons, à ce train nous rejoindrons les chars à Damas sur le coup de midi. Soudain, le moteur s’est tu. J’ai beau appuyer sur l’accélérateur, il ne répond plus. Silence ?… Non, pas tout à fait, pas du tout même. Des sifflements de balles, et puis le pare-brise qui éclate, et puis le camion qui prend feu. Il se passe quelque chose. On a compris. À 100 mètres face à nous, sur la route, une automitrailleuse crache des flammes. Je saute du camion dans le fossé après avoir saisi mon mousqueton : réflexe de guerrier, mais le guerrier est plaqué au sol par les rafales. Ça lui siffle aux oreilles, il voudrait s’enfoncer un peu plus. Pas question de relever la tête. L’impact des balles autour de moi soulève des petits nuages de poussière. Voilà le tir qui cesse. Jetons un coup d’oeil. Une automitrailleuse est plantée à 10 mètres. Le canon, tel l’oeil noir du Cyclope, nous regarde. La porte de l’AM s’ouvre. Un grand gaillard en descend, revolver à la main.
– « Debout, les mains en l’air ! »
Que faire d’autre, sinon s’exécuter ? Bientôt tous les sept, nous nous retrouvons alignés dans la posture humiliante des captifs. Une seconde automitrailleuse a rejoint la première. L’officier qui commande le peloton décide rapidement. Feu sur notre camion qui s’embrase, feu sur celui du vieux Sam qui crame lui aussi.
Un vichyste monte dans le camion de Léon, invité à se mettre au volant. Derrière, l’officier fait embarquer le reste du groupe, sous escorte, sauf moi. Ai-je eu une attitude insolente ? J’ai le droit de m’asseoir derrière la tourelle de la première AM. Le convoi s’ébranle, le camion entre les deux blindés, direction les montagnes.
Accroché à la tourelle, j’observe l’horizon de tous les côtés pour me repérer. Nous traversons un, puis un deuxième oued asséché. Dans ce terrain accidenté, il doit être possible de prendre la fuite, de se cacher… Si je sautais de mon perchoir imposé ? Après mon tour d’horizon, je regarde la tourelle. Le volet arrière est ouvert. Revolver braqué sur moi, un oeil noir me regarde sans aménité. Pas de doute, il a deviné mes intentions. Inutile de jouer au petit soldat, je n’ai pas une chance sur mille de m’en sortir.
Bientôt nous abordons les premières pentes. Une agglomération apparaît, perchée à flanc de montagne. Une forteresse importante et, de chaque côté, des maisons ocres, quelques arbres par-ci, par-là. Au fond, un paysage assez sympathique.

Soueida – Djebel Druze

Nous montons vers la forteresse. Arrêt à l’entrée, tout le monde descend. Notre camion s’éloigne, conduit par un vichyste, franchit la porte : une bonne prise, 4 000 litres d’essence. Des soldats, syriens ou nord-africains, sortent de partout et viennent nous regarder sous le nez, des sous-officiers français aussi, qui ricanent. Nous voilà tous les sept alignés le long du mur du fortin. Une section de tirailleurs a pris place face à nous, les faisceaux formés. Des officiers vont et viennent, nous regardent, discutent entre eux, repartent. Ils parlent de « gaullistes » en nous regardant. C’est la première fois que j’entends ce mot. Il me choque. Nous sommes des soldats des Forces Françaises Libres, et non des mercenaires faisant partie d’une bande. Ils disent « gaullistes » comme on dirait « zapatistes », et nous ne sommes pas une horde à la mexicaine. Pourtant, c’est ainsi qu’ils nous considèrent. Avec mon froc à bascule, je veux bien qu’on me considère comme un petit clown mais pas comme un mercenaire. Je l’enlève et je le jette. Garder mon short en dessous, c’était quand même une bonne inspiration.
Le soleil commence à décliner. Notre sort est en train de se jouer. Va-t-on nous fusiller contre ce mur ? Fatigués, abrutis par la faim et le manque de sommeil, nous nous regardons. C’est peut-être la fin… Voilà, on a joué et on a perdu. Inutile de pleurnicher. On connaissait les risques, non ? L’attente se prolonge. Un sous-officier emmène Audibert. Au bout d’un quart d’heure, il revient. Lavoipierre part à son tour, puis Sichel, puis Léon. Mon tour arrive. Je comparais devant un capitaine.
– Nom, prénom, unité…
Il a l’air de tout savoir sur la compagnie et m’interroge sur les conditions de mon départ de France et de mon engagement dans les FFL. L’interrogatoire est bref. L’officier n’a jamais manifesté de hargne particulière. Il a paru surpris de ma jeunesse ; j’ai 19 ans. Encadré par deux tirailleurs, je suis conduit à l’intérieur de la forteresse. Une lourde porte s’ouvre en grinçant. Mes camarades sont déjà dans le cul-de-basse-fosse. La seule lumière vient d’une petite ouverture à plus de 3 mètres de haut, fermée par des barreaux. Inutile de commenter la situation. Nous sommes prisonniers et dans un mauvais cas. Nous ne connaissons pas les dispositions de l’article 70 du Code pénal. Pourtant, nous en savons assez : pris les armes à la main, contre l’Armée française, nous sommes passibles du peloton d’exécution. On verra bien… Fatigués, abrutis par le manque de sommeil, étourdis par les événements des dernières vingt-quatre heures, nous nous endormons sur le bat-flanc. L’insouciance de la jeunesse vient à notre secours. Nous ne faisons pas de mauvais rêves.
6 heures le lendemain matin, le clairon nous réveille. Une clé tourne dans l’énorme serrure. C’est le café, avec un morceau de pain pour chacun. Allons, nous ne mourrons pas le ventre vide.
La porte s’ouvre de nouveau. Un grand escogriffe de sergent nous interpelle :
– « Est-ce qu’il y a des Bretons parmi vous ?
Léon et moi annonçons la couleur, lui Douarnenez, moi l’île de Batz.
Le sous-officier nous traite de tous les noms. À l’entendre, nous avons déshonoré la race. Puis il se calme. Nous lui expliquons que nous sommes des centaines, des milliers – là on exagère un peu – de Bretons dans les Forces Françaises Libres. Pour nous avoir posé la question, il devrait s’en douter. Quand il referme la porte, il a l’air tout songeur…
Vers le milieu de la matinée, la lourde porte s’ouvre encore une fois. Le sous-officier breton nous fait lever, aligner et nous attache les uns aux autres à la même chaîne. Un convoi automobile est prêt à partir. Il semble que les vichystes s’apprêtent à évacuer Soueida. Nous embarquons dans la même camionnette, deux tirailleurs, mousqueton au poing, assurant notre garde. Direction le nord, autant qu’on puisse en juger.
La piste est dure et surtout poussiéreuse. Nous avalons la poussière qui entre par l’arrière. Une heure après notre départ, des salves de mitrailleuse éclatent à 500 mètres sur la gauche. Les balles sifflent autour de nous ; nos tirailleurs d’escorte sautent du véhicule et se couchent dans le fossé. Ils se sont mis à l’abri mais gardent leurs mousquetons braqués sur nous. Deux balles traversent la bâche, sans toucher personne. Nous aussi, nous nous couchons sur le plancher. Bientôt la fusillade cesse, et nous redémarrons pour arriver dans une petite gare ou plutôt une halte, en plein désert. Un train réduit à deux wagons nous attend. On nous fait monter dans un wagon pour voyageurs, sans compartiments. Des banquettes dans un seul volume d’une dizaine de mètres de long. Les soldats vichystes occupent les banquettes, nous sommes allongés ou assis à même le sol. Les uns dorment, d’autres s’agitent et essaient de trouver la meilleure position, compte tenu de la chaîne qui nous relie les uns aux autres.
Sichel a la dysenterie et veut aller aux toilettes. Le garde déhale la chaîne, nous émergeons du couvert des banquettes et, à la queue leu leu, nous accompagnons notre copain au petit coin. Comme cela trois ou quatre fois en une heure. Le train roule au ralenti. Il semble que nous abordions les faubourgs d’une ville importante. « Bientôt Damas », nous confie un garde. Les maisons, au milieu de beaux vergers et d’abricotiers en fleurs, sont de plus en plus rapprochées. Des femmes s’activent dans des jardinets. Devant un café, des hommes fument le narghilé. Le spectacle respire la paix et le bonheur de vivre. Pourtant, la guerre n’est pas loin. On pourrait même dire que nous sommes en plein dedans !

Damas

Arrivés à Damas, gare quasi déserte, lugubre. Quelque hésitation en ce qui nous concerne. Alignés contre un mur, nous attendons. On ne sait trop que faire de nous : prisonniers de guerre ou criminels, traîtres à la patrie ? Au bout d’une heure, un officier arrive avec une escorte de quatre hommes. Embarqués dans une camionnette, nous filons vers l’état-major. Il est déjà tard. On juge bon de nous interroger à nouveau. Simple vérification d’identité, et direction la prison. On troque la chaîne contre des menottes qui nous lient deux par deux. Je fais équipe avec Léon. Grâce à mes attaches fines et à la souplesse de ma main gauche, j’arrive à la sortir de son carcan, c’est bon à savoir, pour l’avenir peut-être… Mais il ne faut pas que ça se sache ! Je renfile ma main, dans son bracelet d’acier.
On nous fait entrer dans la prison, sombre et sinistre. Un garde-chiourme nous enlève les menottes et nous introduit dans une cellule. À tâtons dans l’obscurité nous reconnaissons le bat-flanc ; pas de couvertures. Par bonheur, il ne fait pas froid. C’est une vraie taule et nous sommes de vrais taulards. La journée a été longue ; dormons, la jeunesse nous viendra en aide.
Au matin de bonne heure, on a droit à un vague café et à un morceau de pain. Notre seule nourriture depuis trente-six heures. Un sous-officier français avec quatre tirailleurs vient prendre livraison de nous. Re-menottes et direction l’état-major, où nous avons été interrogés la veille. En passant, Audibert note que le mess des officiers est situé en face, dans la même rue, « Ils vont peut-être nous emmener déjeuner au mess », s’exclame-t-il (…)

L’auteur décrit comment la petite troupe des prisonniers déjeune effectivement au mess. Puis …
Surmontons nos réflexes de prisonniers, d’enfants de pauvres… Le repas se termine. Très stylé, le maître d’hôtel nous propose un cognac. Humblement, timidement, nous refusons : on a déjà été trop bon pour nous. Merci, merci, ça va très bien, très bien. C’était très bon. Merci beaucoup. Merci beaucoup. La politesse des humbles. Nous refusons le verre de cognac. Sauf le vieux Sam, imité par Thaddée ; le serveur libanais apporte les digestifs, fait un pas pour se retirer. Alors le vieux Sam claque des doigts, le rappelle :
– « Moi voudrais un cigare ! »
Quelle leçon ! Ce vieux Sam est un seigneur, toujours à l’aise. Il domine la situation, il nous domine, pas surpris, lui vieux Nègre, d’être servi par des Blancs. Nous restons bouche bée devant cette leçon de naturel. Thaddée, lui, a pris le train en route et demande la même chose que Sam. Et nous, ébahis, nous regardons admiratifs le vieux Sam et Thaddée, les deux bons chauffeurs camerounais, bien calés sur leur chaise, les jambes écartées, épanouis, tenant leur cognac d’une main, leur cigare de l’autre.
Tout a une fin. Le sergent vichyste vient reprendre possession de son troupeau. Re-menottes. En fin d’après-midi, on nous embarque sous bonne escorte dans une camionnette. Direction Beyrouth, paraît-il. Appuyés les uns aux autres, nous dormons. Dans la nuit, ça monte, ça descend, ça tourne beaucoup. Arrêt à Chtaura, puis on repart. Le jour se lève. Cette fois, ça n’arrête pas de descendre. Par l’arrière, dans un virage, nous apercevons la mer et une grande ville blanche. Le soleil surgit des montagnes. Peut-être pour que nous n’arrivions pas à nous repérer, un garde baisse la bâche arrière du camion. Nous continuons dans le noir. Ça ne dure pas longtemps : crissement de freins, la bâche se lève, tout le monde descend.

Beyrouth – Prison des Sables

Toutes les prisons se ressemblent. En plus petit, l’entrée de la Prison des Sables me rappelle celle de la Santé à Paris. Sauf qu’ici, le paysage est plus avenant : des dunes vaguement herbeuses et à quelques centaines de mètres la mer. On aurait bien envie de se baigner, mais attention, on n’est pas là pour rigoler (…)

L’auteur décrit son existence monotone dans la prison de Beyrouth en compagnie d’autres prisonniers FFL, jusqu’au jour où …
– « Il y a un dénommé Herry parmi vous ? On a besoin de lui au parloir. »
On m’ouvre la porte de la cellule. Je marche à côté du gardien, on franchit une porte à barreaux puis une autre. Il semble s’y retrouver dans son énorme trousseau de clés.
Qui peut bien avoir besoin de me voir ? Ça m’inquiète un peu. Peut-être un juge militaire en vue d’une comparution devant le conseil de guerre. C’est mal parti.
Le gardien m’ouvre la porte du parloir. C’est bien un officier qui m’attend, un capitaine avec des écussons que je ne connais pas ; cheveux bruns calamistrés, long fume-cigarette, tenue et mains soignées, une élégance raffinée. Tiens, il porte une petite croix au revers de sa vareuse ; bizarre… « Asseyez-vous. Je suis le pasteur de Cabrol, aumônier protestant des Armées. Le régisseur de la prison m’a signalé que vous étiez protestant. Je suis donc venu vous voir.
– Ah bon… »
Que dire d’autre ?
Suit un long discours en forme de leçon de morale. D’où il ressort que les gaullistes ont trahi la patrie, que le maréchal Pétain est l’autorité légale. Puis vient l’énoncé littéral des articles 70 et 75 du Code pénal : « Sera coupable de trahison et puni de mort tout Français qui portera les armes contre la France… », etc.
Est-ce que cela me concerne ? Depuis juillet 1940 les volontaires des FFL ont été déchus de la nationalité française. Je ne suis donc plus français. Et puis d’abord, la France c’est qui ? L’Armée de Vichy ou nous ?
Il insiste. Je me suis mis dans un très mauvais cas. Sans doute le conseil de guerre, peut-être qu’en raison de mon jeune âge, j’échapperai au peloton d’exécution, mais j’écoperai d’une lourde peine, vingt ans au minimum.
– « Mais, mon pauvre ami, vous avez pensé à votre famille ? »
Bien sûr que j’y pense. Je me souviens des prédictions de mon père quand je collectionnais les zéros ou faisais une grosse bêtise : « Si tu ne changes pas, tu finiras en prison ! » Eh bien, voilà, j’y suis. Le brave homme n’avait pas tout à fait tort. Mais ce pasteur gominé, dans son uniforme bien repassé, impeccable, face à moi maigre et à moitié nu, commence sérieusement à me fatiguer. Je n’ai pas à me justifier et je ne vais pas me plaindre : « Never explain, never complain. » Pourtant, il reprend son prêche, toujours sur le même thème : le Maréchal, travail, famille, patrie, encore le maréchal… Les bons, c’est eux ; les méchants, c’est nous.
– « Ecoutez, Mon Capitaine, je sais tout ça. Ce que vous me dites ne change rien. Merci d’être venu. »
Décidément, ce gamin ne comprend rien et est entêté comme une mule.
– « Bien, je reviendrai vous voir. Vous aurez peut-être réfléchi. Je vais voir avec le gardien-chef, qui est protestant, ce qu’il peut faire pour vous. »
L’entretien se termine, il ne me tend pas la main et s’en va le stick sous le bras.
La canonnade se rapproche chaque jour plus intense, quasi continue. À l’inquiétude des gardiens nous comprenons que Beyrouth est encerclée et sur le point de tomber. Ils se préparent à la passation de pouvoir (…)

Jacques Herry décrit ensuite son départ de Beyrouth où les Français Libres sont sur le point d’arriver et se retrouve à Lattaquié après quelques aventures.
Nous ne passons qu’une nuit à Lattaquié. C’est Alep qui nous attend. La route est sinueuse, poussiéreuse. Nous avalons la pourrière et nous avons soif. Alep apparaît à l’horizon, importante, dominée par sa forteresse. Sans doute notre prochain gîte. Non, surprise ; c’est dans une caserne que nous sommes conduits à la lisière de la ville. Autre surprise : des prisonniers australiens, anglais et hindous, une centaine en tout, nous ont précédés et nous logeons dans un dortoir au premier étage de la caserne. Si les murs sont hauts, et le service de garde important et sévère, nous avons le droit de descendre dans la cour et de nous mêler aux autres prisonniers. L’allure martiale et hautaine des Hindous – tous des Sikhs – nous impressionne. Au matin, ils brossent leurs barbes et leurs longs cheveux avant de réajuster leur turban. L’officier qui les commande a grande allure. Nous l’appelons le « Maharadjah ». Je fais l’interprète entre lui et le commandant du camp, un vieux capitaine amorti :
– « I am sorry to complicate your work. But if we cannot accomodate our food according to our custom, we shall have to escape… (Je suis désolé de compliquer votre tâche, mais si nous ne pouvons pas préparer notre nourriture selon notre coutume, nous serons obligés de nous évader…)
– Je vous en supplie, ne faites pas ça, je vais faire mon possible », pleurniche l’autre. D’un côté un seigneur, de l’autre un minable. Entre les deux, je me marre. Le capitaine « Riz-pain-sel » s’affole. Il prend très au sérieux la menace et promet de faire son possible.
Pour la première fois nous sommes informés directement de la fin des hostilités. À vrai dire, nous nous en doutions. Le 16 juillet, nous apprenons qu’une convention d’armistice a été signée deux jours plus tôt à Saint-Jean-d’Acre. Les Français Libres n’ont pas été associés aux négociations ni à la signature. La restitution des prisonniers est prévue, mais qu’en est-il de nous ? Une semaine se passe, dans une atmosphère d’attente, mais sans anxiété. Depuis notre capture, rien n’a entamé notre moral. Moral d’acier ? Non, autre chose. L’inconscience de la jeunesse, la certitude naïve et forte de notre juste combat, confortée par le désarroi et les doutes de nos gardiens, nos adversaires.
Quoique prisonniers, c’est nous qui avons le vent en poupe. Le Pelletier a été obéi : aucun de nous n’a douté.
Il y a six semaines que nous sommes prisonniers. Le 20 juillet au matin, nous sommes invités à nous préparer au départ pour Beyrouth, où nous serons remis aux autorités anglaises. Le chef d’escorte qui nous prend en charge a la prétention de nous mettre les menottes. Un vrai brêle. À grand-peine, nous arrivons à lui faire entendre raison : nous nous engageons à ne pas nous évader ! Ainsi peut-il à Beyrouth remettre à un major anglais la totalité de l’effectif dont il avait la responsabilité. Il n’en a pas perdu en route. Qu’il dégage, nous l’avons assez vu.
Les Anglais nous offrent un thé confortable, du pain blanc, de la margarine, de la confiture d’abricots. Cela nous semble un festin de roi. Inutile de nous peser, mais à nous regarder l’un l’autre nous savons que nous avons en un mois et demi perdu chacun une dizaine de kilos.
Le soir, avant de regagner l’unité anglaise qui nous héberge, nous déambulons sur la place des Canons. Les Libanais nous regardent avec curiosité. Pour le moment il n’y a pas de Français Libres à Beyrouth et nous sommes les premiers qu’ils côtoient. Ils nous interrogent et nous découvrons une autre France, pas celle qu’occupent les Allemands, mais un pays où l’on parle notre langue, une ville dont les noms de rues nous sont familiers.
Mais ce que nous avons avant tout hâte de revoir, c’est notre famille, c’est la compagnie de chars. Nous la retrouvons à Damas, à la caserne Hamidié. Accueillis en enfants prodigues, mais sans émotion ni effusions excessives. Ce n’est pas le genre. Des copains ne sont pas là, ils sont à l’hôpital, blessés, à commencer par Volvey, le commandant de la compagnie, et puis Hébert, et Floch. D’autres, Tresca, Mestivier, Cocu, Rouart, Koenig, Robedat, nous ne les reverrons plus. Mais la compagnie continue avec Divry à sa tête et des nouveaux venus du camp d’en face. Certains arrivés de France en renfort de dernière heure sans autre but que de nous rejoindre. D’autres déjà en Syrie, contraints, malgré leurs sentiments, de s’opposer à nous. Parmi eux, Forestier, qui faisait partie du peloton d’automitrailleuses qui nous a capturés. Trois mois plus tard il conduit ma Jeep. Début 1942, passant en side-car près de la prison des Sables, Alma m’explique qu’il a été lui aussi emprisonné avant les combats. Je ne me dis même pas que nous avons vécu des temps difficiles, compliqués ; on change de sujet de conversation. Au diable le passé, d’autres horizons nous attendent : demain l’Égypte, la Libye puis la Tunisie.

Post-scriptum :

Beyrouth – janvier 1942

Depuis une semaine, la compagnie est installée dans la capitale libanaise. Un dimanche matin, rien de mieux à faire (ou peut-être ma période mystique ?), je vais au temple. Sorti un des premiers, je me retourne et regarde les fidèles évacuer le lieu de culte. Pas de doute, à 10 mètres, en haut des marches, c’est bien Juliette, Juliette de la prison des Sables. Apparition radieuse ; cloué par la surprise, je la regarde venir vers moi, un grand gaillard en uniforme aussi blond qu’elle l’accompagne. Son ami, son fiancé sans doute, il ne me vient pas à l’esprit que ce pourrait être son frère. Elle arrive à ma hauteur, son regard croise le mien, il ne parle pas. Je fais un pas en avant, un pas, puis m’arrête. Adieu Juliette.

Rabat – novembre 1943

Ne serait-ce que pour rendre grâce des épluchures de carottes de Beyrouth, me voici encore une fois au temple du lieu, un dimanche matin. Qui monte en chaire ? Mais oui, c’est bien lui, M. de Cabrol (j’apprendrai plus tard qu’il n’est que Cabrol tout court). Toujours aussi élégant. Il prêche, il parle bien. Comme il le faisait à Beyrouth au cours de notre entrevue. Avec autorité, très à l’aise, il conduit le culte, mène les prières et les chants.
Le culte s’achève. Sa robe de prédicateur enlevée, M. le pasteur de Cabrol apparaît dans son bel uniforme. À la porte du temple, il serre les mains, prend congé des fidèles. Souriant, gominé, une parole aimable pour chacun. Mon tour dans la file arrive. Vais-je lui rappeler son prêchi-prêcha dans la prison des Sables, ses leçons de morale ? J’avance, nous nous serrons la main. Il m’a reconnu mais ne dit mot. Moi non plus ; ça servirait à quoi ?
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 299, 3e trimestre 1997.