Bernard Anquetil, quartier-maître radio

Bernard Anquetil, quartier-maître radio

Bernard Anquetil, quartier-maître radio

Un héros national

Dans l’article qu’on va lire, Hilarion, qui cache le nom d’un de nos officiers supérieurs, comme il le cachait dans la lutte clandestine contre l’occupant, retrace la vie d’un héros trop peu connu, un marin qui appliqua jusqu’à la mort les strictes disciplines du devoir à accomplir, le quartier-maître radio Anquetil.
 
Il a paru juste à l’O.E. Guillou, professeur à l’école des Bormettes, de donner le nom d’Anquetil à la promotion d’élèves de sa compagnie sortant le 1er octobre 1955. On ne saurait lire sans émotion le récit qui va suivre.

Le quartier-maître Anquetil Bernard, était embarqué au début de 1940 sur le sous-marin Ouessant, avant dernier-né de la série dite de 1.500 tx. Le bateau rentrait d’une campagne de six mois aux Antilles dans un état excellent, mais son tour d’entrer en carénage était malheureusement venu. Les augures consultés déclarèrent que cette bonne santé apparente ne présageait rien de bon pour la suite. Le bateau fut donc précipité dans le fin-fond de l’arsenal de Brest où son équipage fut convié à s’entraîner au maniement des clefs à molette de diverses tailles et à tous les jeux de démontage et d’équilibre qui agrémentent généralement un grand carénage.

En définitive, ce fut une épave coulée dans le lit de la Penfeld, bourrée de tronçons de tuyautage et de monceaux de pièces démontées que les Allemands trouvèrent à leur arrivée à Brest en juin 1940.

L’équipage fut emmené prisonnier dans l’Aisne, pour y participer aux saines distractions de la moisson et à divers travaux agricoles, cependant que les officiers étaient invités poliment, mais fermement à méditer, sous surveillance, à Brest, sur les inconvénients qu’il peut y avoir à perdre, comme venait de le dire un général français, sinon la guerre, du moins une bataille.

Tout naturellement, par osmose, en deux mois, équipage et officiers se trouvaient de nouveau rassemblés à Brest et ma foi, comme on ne savait plus que faire de ces gaillards encombrants, on en démobilisa une grande partie.

C’est ainsi que le quartier-maître Anquetil vint s’établir à Angers où il trouva un emploi. Les choses allaient donc, tant à Brest qu’à Angers, misérablement mais calmement pour une période aussi grave et troublée, lorsqu’un inconnu se présenta un beau soir de février 1941 chez l’auteur de ces lignes et lui « proposa la botte ».

Il s’agissait tout simplement de reprendre le combat, ledit combat devant consister en un espionnage aussi serré que possible des bâtiments allemands basés sur Brest au profit de l’amirauté britannique ; le cadre n’était d’ailleurs pas limitatif et n’excluait nullement toutes autres distractions raisonnables au gré de l’intéressé.

Après un échange de quelques paroles un peu hésitantes au début, assez vigoureuses ensuite, et généralement dépourvues de toute aménité, il fut convenu tout de même que l’on se reverrait. Une décision aussi grave ne pouvait être prise à la légère et méritait de la part du principal intéressé une consultation préalable de ses forces, du code de justice maritime (article 2,54 et suivants) et de sa conscience.

Le code révéla seulement la difficulté de trouver en ces temps troublés une honnête définition des mots Allié, ennemi, guerre, paix, trahison, espion. C’est l’éternelle question.

La conscience fit valoir la grande pitié du pauvre peuple peinant et geignant dans la tristesse, le besoin de dévouement à une cause – fût-elle perdue – que l’on retrouve encore chez de petites gens, le refus de désespérer, le désir ardent que la marine nationale fût représentée, si peu que ce fût dans une lutte que tout annonçait implacable, contre les bâtiments de guerre d’une nation ennemie, oui, ennemie : l’Allemagne. Une sorte de ténacité stupide et un certain esprit d’aventure firent le reste.

Bref l’inconnu qui allait s’appeler tour à tour Renault, Jean-Luc, Roulier, Raymond, Rémy, Morin, pour devenir plus tard le colonel Rémy, reçut avec des protestations d’amitié éternelle, une adhésion en règle sous la réserve expresse que la lutte qui s’engageait serait dirigée contre la Kriegsmarine, à l’exclusion de toute activité dirigée contre des Français, quels qu’ils fussent.

Avant de disparaître dans la nuit pluvieuse, il baptisa son néophyte du pseudonyme d’Hilarion et reçut en outre un mot d’introduction auprès du quartier-maître Anquetil dont la qualité de radio présentait brusquement un vif intérêt.

Anquetil (Bernard) consentit pour les mêmes raisons que son ancien officier, mais avec plus d’enthousiasme encore, car il était célibataire, à jouer un rôle dans l’honorable partie de cache-cache qui s’organisait. Un superbe poste émetteur, un peu volumineux toutefois, vint prendre place dans une maison de Saumur appartenant à des personnes discrètes, M. et Mme Combes et Anquetil fut invité à venir l’utiliser. En outre, un jeune homme de 18 ans, M. Paul Mauger, engagea ses jambes au service de la France et de Sa Majesté britannique et consentit à faire en qualité d’agent de liaison autant de kilomètres en chemin de fer, à pied ou en voiture qu’il en faudrait pour relier Brest à Saumur et à quelques bonnes villes de France.

Tout était donc en place, rodé, essayé, lorsque le 21 mars 1941, la division Scharnhorst-Gneisenau entra à Brest en plein jour, rentrant d’une croisière dans l’Atlantique.

Le Scharnhorst s’amarra au quai de La Ninon, le Gneisenau à l’ancien poste du Dunkerque. Hilarion, spectateur attentif de ces diverses manoeuvres, commença à trouver que la vie à Brest pouvait présenter un réel intérêt. Anquetil, ravitaillé en messages, se fit la même réflexion.

Peu de temps après eut lieu l’affaire du Bismarck. Anquetil avait fidèlement émis une information qui mettait en garde l’amirauté britannique contre la venue de ce bâtiment à Brest. Le 26 mai 1941, après la perte du Hood, la Royal Navy se rua aux trousses du Bismarck au cours d’une superbe partie de chasse dans l’Atlantique. Si l’attente parut longue, certainement, aux initiés de Londres, elle ne parut pas moins longue à ceux qui attendaient l’arrivée du navire à Brest, prévue pour le mercredi 29 mai. C’était le cas où jamais de répéter avec l’apôtre : « Quand bien même vous aurez eu le don de prophétie, que vous aurez cherché à en faire profiter vos amis, à quoi cela servira-t-il si vous n’êtes pas cru ? » Finalement, le Bismarck fut envoyé par le fond à 400 milles de Brest le 28 mai.

Mais le séjour des bâtiments de ligne à Brest se prolongeait au-delà de toute bienséance, et il en résultait de grandes misères pour le pauvre monde. Les escadrilles, exactement renseignées, s’acharnaient sur la ville et de braves gens qui n’avaient rien à voir dans cette bagarre privée entre avions et cuirassés tombaient comme des mouches, « Mille tomberont à ta droite, et dix mille à ta gauche ».

De son côté, Jean-Luc, homme entreprenant et d’une activité rare, étendait de plus en plus son affaire qui tombait dans le domaine du gigantisme. Ce développement entraînait pour Saumur et pour les nouveaux centres d’émission des succursales un volume de communications dont aurait pu se satisfaire un honnête bureau de poste de chef-lieu de canton. Ce n’était pas sans danger.

Vers le 10 juillet 1941, certains indices permirent de croire à l’appareillage proche d’un bâtiment de ligne.

Le 16 ou 17 juillet, Hilarion apprit qu’un grand bâtiment, le Scharnhorst, appareillerait sous une semaine. Deux jours plus tard Anquetil passa le message « Scharnhorst disponible stop. Appareillage prévu dans une semaine environ ».

Dans la nuit du 23 au 24, le Scharnhorst appareilla et Londres en fut prévenu. Le 24 juillet 1941, le premier raid de jour mené sur Brest par environ 50 forteresses volantes débuta à 13 h 30 (heure allemande). Le défilé des escadrilles commença à 6 ou 7.000 mètres d’altitude et se termina à 2.500 mètres. Plusieurs avions furent abattus. D’immenses gerbes de fumée, de débris, de poussière fusaient de la ville et de Lannion vers le ciel.

Le Gneisenau et le Prinz-Eugen, tapis dans leur bassin, étaient manifestement visés. Naturellement, ils ne furent pas touchés. Le 26 juillet le Scharnhorst rentrait à Brest à 20 noeuds ; il avait été rejoint et bombardé. Il avait reçu cinq bombes, il avait reçu une torpille. Il avait de la gîte et ses hublots de tribord arrière rasaient l’eau.

Le 26 fut expédié à Saumur un compte rendu succinct des avaries du Scharnhorst.

Le 29, Hilarion remit à Jean-Luc le message :

« Scharnhorst rentré à Brest le 25 juillet stop. Vitesse de route à son retour 20 noeuds environ stop. A reçu cinq bombes et une torpille stop. Gîte sur tribord (5° environ). Indisponibilité prévue trois à quatre mois ».

Il lui remit également un compte rendu plus détaillé des avaries du bâtiment et le compte rendu des résultats du bombardement du 24 juillet.

– Je suis un peu ennuyé, dit Anquetil à Jean-Luc, à son arrivée, j’ai vu hier une auto de repérage radio qui passait sur le pont. À midi, se trouvaient à mon restaurant des civils allemands.

– Eh bien ! Il faut arrêter les émissions.

– J’ai eu des renseignements. Il paraît que ces civils sont des ingénieurs qui sont venus pour une usine des environs.

– Écoutez, mon vieux, il est prudent de stopper. Vous avez beaucoup travaillé tous ces jours derniers. Il ne serait pas étonnant que l’ennemi se soit préoccupé de votre trafic, d’autant plus qu’il coïncidait avec l’affaire du Scharnhorst.

– Ses avaries sont graves ?

– Oui, il en a pour un bout de temps avant de pouvoir bouger, je vous apportais un télégramme pour en aviser nos amis, mais rien ne presse. je vais voir où je pourrais vous installer.

– Ecoutez, monsieur, fit Anquetil, je crois qu’il n’y a rien de bien sérieux. Donnez-moi le message, je le passerai demain matin à 10 heures. Tenez, voici des télégrammes qui sont arrivés pour vous.

Jean-Luc avait deux codes différents, l’un qui puisait ses clefs dans un livre qui était chez lui, à Nantes, l’autre, dans une édition courante dont il avait des exemplaires un peu partout.

Il traduisit l’indicatif des télégrammes, Ils ressortissaient au code de Nantes. Impossible de les déchiffrer.

– Vraiment, mon vieux, dit-il, vous croyez que vous pourrez passer ce télégramme sans inconvénient ?

– Oui, je vous assure. il n’est pas long.

Jean-Luc arriva à Nantes le soir après dîner et s’enferma chez lui avec Paul Mauger qui l’aidait à déchiffrer.

Le premier télégramme disait :

« Avez dangereusement dépassé la limite de sécurité, suspendez immédiatement toute émission. »

Malheureusement, l’émission du lendemain eut lieu. Paul Mauger, catapulté vers Saumur pour l’arrêter, survint à point nommé pour assister à l’extraction de M. et Mme Combes de leur domicile, et à leur acheminement sous escorte en lieu sûr (1).

Restait Anquetil. Des soldats enfonçaient sa porte. Il eut le réflexe de brûler les messages et de précipiter le poste émetteur par la fenêtre, ratant de justesse la petite bonne de la maison ; celle-ci fut cueillie à son tour et alla rejoindre ses patrons en prison, bien qu’elle n’eût été pour rien dans cette affaire.

Anquetil parut enfin, dûment encadré. Il se débattait et tenta de s’enfuir. Il n’avait pas fait 20 mètres qu’une balle l’abattait. Les soldats se jetèrent sur lui et le transportèrent inanimé dans une voiture.

Convenablement soigné à Angers, il guérit et fut transféré à Fresnes.

Il était sans illusion sur ce qui l’attendait. Le 15 octobre 1941, il comparut devant une cour martiale allemande et fut condamné à mort pour usage d’un poste émetteur de T.S.F. Ayant lu le jugement, le président du tribunal, après lui avoir rendu hommage, lui promit d’appuyer un recours en grâce s’il voulait révéler l’origine des messages qu’il avait émis et dont il avait refusé de dévoiler la teneur.

Il avait vingt-quatre heures pour se décider. Il dut être assailli par les doutes tumultueux de la dernière attente, l’impérieux besoin d’une justification de son sort, l’ardent désir de connaître son utilité, la soif d’une certitude. Tout ceci devait lui être refusé.

Mais trois mois d’une solitude désespérée l’avaient conduit sur les cimes élevées du dévouement à une grande cause, dans ces lieux généralement inaccessibles et sans retour, parce que l’âme y côtoie de trop près les mystérieuses limites du royaume de Dieu…

Ceux qui avaient échappé continueraient leur travail têtu et opiniâtre… Il ne dirait donc rien… Chacun avait fait son devoir et tout devait être bien ainsi…

Il fut exécuté le 24 octobre 1941, au soir, après avoir reçu les secours de la religion.

« Je te demande, écrivait-il à son père avant de marcher au poteau d’exécution, de n’avoir pas honte de moi ».

On demeure confondu par les extraordinaires lueurs que projette cette phrase sur une époque oubliée. C’est au contraire pour qu’un si grand honneur ne se perde pas que le quartier-maître Anquetil a été promu compagnon de la Libération et a fait l’objet d’une citation à l’ordre de l’armée de mer. Car, « de l’avis même des services alliés, les télégrammes qui ont pu être envoyés à Londres ont puissamment contribué à l’impossibilité pour les cuirassés Scharnhorst et Gneisenau ainsi que pour le croiseur Prinz-Eugen de quitter Brest pour effectuer dans l’Atlantique les croisières prévues par le commandement allemand qui auraient eu pour résultat de ravager les convois alliés ».

« L’amirauté britannique a été tenue au courant au jour le jour des préparatifs de départ de ces unités… Elle a tenu par un télégramme dont nous n’avons pas eu d’autres exemples durant tout le cours de l’existence de nos services à Londres à adresser toutes ses félicitations pour la valeur des renseignements obtenus ». (Lettre du 18 octobre 1944 au ministre de la Marine).

« It was largely due te these reports that certain large ennemy battleships were caught by allied aircraft in this port, and on another occasion information that arrangements were being made to receive a large battleship contributed to the success of the British Navy in intercepting the ship before she reached France ».

ANQUETIL Bernard, Q./M. Radio F.F.L.

Citation posthume à l’ordre de l’armée de mer, par décision 715 du président du G.P.R.F. du 11 mai 1945.

Motif :

Ex-Q./M. du sous-marin Ouessant passé à la Résistance en qualité de radiotélégraphiste d’un réseau de renseignements, a transmis plusieurs messages important ; a, en particulier, signalé l’appareillage prochain du Scharnhorst fin juillet 1941.

Arrêté et condamné à mort, a refusé de livrer les noms de ses chefs. Fusillé à Fresnes, en octobre 1941, a donné jusque dans la mort un beau témoignage de courage et un exemple de dévouement le plus par au succès des armes de la France.

(Croix de guerre avec Palme).

Nous devons cet article à l’obligeance de M. Paul-Jean Lucas, directeur du Journal « Cols Bleus ».

(1) M. Combes devait mourir en déportation en Allernagne le 31 octobre 1943. Mme Combes mourut à sa sortit de prison, en France le 1er octobre 1943.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 92, octobre 1956.