Le Comité de la France Libre en Turquie et dans les Balkans (1941-1942), par Géraud Jouve

Le Comité de la France Libre en Turquie et dans les Balkans (1941-1942), par Géraud Jouve

Le Comité de la France Libre en Turquie et dans les Balkans (1941-1942), par Géraud Jouve

En juin 1940, chassé successivement d’Allemagne et de Hollande par la guerre, je me trouvais à Bucarest en qualité de correspondant de l’Agence Havas pour l’ensemble des pays balkaniques.
Dès que nous eûmes connaissance de l’Appel du général de Gaulle, nous fûmes plusieurs Français à décider de continuer la lutte. Dans ce but, des contacts furent pris avec les services diplomatiques britanniques locaux.
Profitant de la couverture que me valait ma situation de journaliste, je fis ainsi plusieurs voyages, au cours de l’été 1940, pour contacter les Français dont nous avions raison de supposer qu’ils partageaient nos sentiments, notamment en Yougoslavie, en Bulgarie et en Turquie.
Les services de contre-espionnage allemand ne tardèrent pas à s’intéresser à ces déplacements et, après deux alertes assez chaudes, la Gestapo étant déjà en place à Bucarest, je profitai du tremblement de terre du 10 novembre 1940 pour gagner la Turquie où des sympathisants de la France Libre commençaient à se manifester et où j’avais déjà posé des jalons, lors d’une première visite, en juillet 1940.

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La colonie française de Turquie formait trois groupes.

Celui d’Istanbul, fier de son nombre et de son ancienneté, avait ses assises dans le plus grand immeuble de Péra. Le groupe d’Izmir, turbulent et moins bien organisé, enfin celui d’Ankara, peu nombreux mais efficace, complétaient cette colonie qui avait compté plusieurs milliers de ressortissants au temps des capitulations, mais se trouvait réduite, en 1940, à un millier de personnes.

Grâce à ma connaissance des affaires allemandes, je n’eus pas trop de peine à me faire rapidement agréer comme correspondant de plusieurs journaux et de l’A.F.I. (Agence Française Indépendante) que Bourdan venait de constituer à Londres. Cela me permit, d’autre part, de pouvoir survivre aux demandes d’expulsion que l’ambassadeur d’Allemagne, von Papen, adressait périodiquement au Gouvernement turc. M. von Papen, que j’avais eu l’occasion de rencontrer à diverses reprises à Berlin, était assez mal placé pour me dénier la qualité de journaliste. Le gouvernement turc, sachant fort bien que j’avais groupé les Français Libres, était de son côté heureux de pouvoir tolérer mes activités extra journalistiques en invoquant ma qualité d’ancien correspondant de l’Agence Havas à Berlin.

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Trois Comités de la France Libre furent constitués dès cette fin d’année 1940 en Turquie : Istanbul, Izmir, Ankara. Le Comité de la France Libre à Londres me reconnut comme délégué dès le mois de février 1941. D’abord dépendant de la Délégation générale de la France Libre au Caire (général Catroux), je fus ensuite, en juillet 1942, rattaché directement à Londres.

Les trois Comités comptaient, au début de 1941, une cinquantaine de membres cotisants et actifs et, parmi eux, en dehors des Français de passage comme moi-même, une majorité de Français enracinés depuis longtemps dans ce pays du Levant. C’est dire que, si je pouvais à tout moment boucler ma maigre valise, la plupart de ceux qui m’aidèrent à cette époque, où le destin semblait favoriser les nazis, risquaient, en cas d’invasion allemande, beaucoup plus que moi-même.

Le Comité central des Français Libres de Turquie édita, dès les débuts, un modeste bulletin intitulé France. Pour donner le change aux Allemands qui tarabustaient les autorités turques, notre bulletin portait en sous-titre : « Organe des Français Libres de Turquie et des Balkans » et les nouvelles de Turquie étaient précédées de la mention : « On nous mande de Turquie », comme si le journal avait été imprimé quelque part en Europe.

En fait, dès ces débuts, notre tâche primordiale fut de maintenir et de renforcer les liaisons avec les Français éparpillés dans les Balkans et de faciliter à ceux qui gagnaient la Turquie, le passage vers la France Libre.

Le vaste local de l’Union Française, qui était présidée par des éléments fidèles à Vichy, nous servit longtemps de refuge pour les Français de passage, en attente d’un moyen de locomotion pour gagner la Palestine et, de là, la France Libre.

Jusqu’au milieu de l’été 1941, le passage par la Syrie et le Liban, tenus par le général Dentz, nous fut interdit et nous eûmes recours à un petit rafiot polonais qui charbonnait à Iskenderun et gagnait Haïfa en faisant un grand détour, pour éviter les eaux vichystes.

Nombre de volontaires qui ont connu ce mode de transport à fond de cale ne me démentiront pas si j’affirme que leur enthousiasme était soumis d’emblée à une grave épreuve. La Délégation de la France Libre ayant à redouter quelques incursions policières peu appréciées, notamment de la part des services nazis qui pullulaient à ce point de rencontre entre les deux mondes en guerre, j’avais obtenu, dans l’enceinte de l’ambassade de Grande-Bretagne, un petit bureau retiré dans la sacristie de la chapelle. Oh ! nous ne nous encombrions pas de paperasses. Les membres du Comité central venaient à tour de rôle me donner un coup de main. L’un était chargé de l’impression et de la diffusion, clandestines toutes deux, du bulletin France. Un deuxième, bien introduit dans la colonie, s’occupait plus particulièrement du logement et du transit des volontaires.

Un vieux carnet et des annotations à demi effacées et rédigées en code me permettent de retracer le passage à Istanbul de volontaires venus des Balkans ; entre autres, en janvier 1941, deux spécialistes français des pétroles, arrivés de Roumanie en février, Jacques Lassaigne et sa femme Assia, poète délicat aujourd’hui décédée ; en mars, plusieurs soldats et officiers évadés d’Allemagne. En avril, les R.P. Le Genissel, Hervio et Boillot demandent à rejoindre la France Libre. Ils y ont été précédés par le R.P. Dagorn des Lazaristes d’Istanbul, membre du Comité depuis sa création et coureur infatigable, par tous les temps, pour toutes les besognes. En avril et en mai, je retrouve ainsi trace du passage de M. et Mme Anxionnaz, de M. et Mme R. Offroy, de Chancel, ces deux derniers devenus, depuis, ambassadeurs.

Chaque passage, eu égard à la nécessité de tenir compte des impératifs de la neutralité turque, nous vaut des complications infinies. Elles deviennent presque insurmontables quand il s’agit de citoyens turcs, comme ces trois pupilles des Lazaristes, enfants trouvés, élevés dans l’amour de la France et qui réclament l’honneur d’aller combattre pour elle. Ils finiront par passer, sans passeport bien entendu. Je retrouverai l’un d’eux à Moscou, en 1944, à l’escadrille « Normandie-Niémen ».

Avec l’armistice de Saint-Jean-d’Acre (15 juillet 1941) et la création d’une nouvelle administration française libre dans le Levant pour remplacer les agents qu’une propagande insidieuse avait fait rentrer à Vichy, les tâches du Comité de Turquie s’amplifient. La délégation générale à Beyrouth réclame des volontaires. Tous ceux qui peuvent partir sont invités à le faire. Nombreux sont ceux qui abandonnent leur place et leur foyer pour répondre à cet appel. C’est une centaine de Français de toutes professions et de tous âges, de Turquie et des Balkans, qui sont alors acheminés vers Beyrouth pour remplacer les cadres défaillants.

Néanmoins, le travail de renseignement, grâce à quelques Français disséminés dans les Balkans, y compris nos consulats et nos légations, ne cesse pas. Les Britanniques en profitent bien sûr, mais, de plus en plus, l’exploitation de ces renseignements, parfois précieux, se fait à Londres où le général de Gaulle peut mieux faire valoir l’appoint que constituent ces agents bénévoles. Certes, les services britanniques n’aiment guère être court-circuités. Ils essaient de débaucher nos hommes et ils doivent le plus souvent constater, à leur grand dépit, que lorsqu’ils ont réussi à en acheter un à prix d’or, ils l’ont du même coup stérilisé. En vain, d’ailleurs, je m’efforce de leur faire comprendre que nos gens ne risquent leur vie que parce qu’ils sont patriotes. Les services spéciaux britanniques sont trop nombreux et à peine en ai-je convaincu un que je m’aperçois que deux ou trois autres sont en train de circonvenir mes gens.

Naturellement, cette activité s’accompagne de polémiques, acerbes, violentes, au sein de la colonie française. Il est parfois difficile de contenir l’ardeur des membres du Comité Français Libre. Comme l’ambassade de Vichy subventionne le local de l’Union française où nous bénéficions d’une popote et d’un refuge commode pour les volontaires en transit, j’interdis aux Français Libres de se livrer à des manifestations dans les locaux de l’Union. Certains voudraient y planter le drapeau à croix de Lorraine, comme si plusieurs polices n’étaient pas déjà suffisamment attentives à nos agissements.

Les Turcs, qui nous surveillent avec le souci d’éviter des complications avec l’Axe, m’ont fixé ma ligne de conduite d’une façon imagée. Un jour, le chef de presse de la présidence me convoque ; il n’ignore naturellement rien de mes activités. « Rappelez-vous constamment, me dit-il, cette sentence turque qui correspond très bien à votre situation : je marche sur la neige et je ne laisse pas de traces. » M’efforçant de suivre ce conseil, je m’évertuais à effacer mes traces. C’est un excellent exercice pour un futur diplomate. Ceux de mes compagnons d’action qui crurent pouvoir négliger cet axiome, connurent les « douceurs » des prisons turques.

À la vérité, ils n’y restèrent jamais très longtemps et j’ai tout lieu de croire que nos amis Turcs jetaient ainsi en pâture aux Allemands quelques têtes… de Français Libres quand M. von Papen devenait trop pressant, et cela seulement jusqu’en juillet 1941 où les concentrations de troupes allemandes accumulées aux frontières de la Thrace déferlèrent vers la Russie.

Peu de temps après, des contacts ayant été établis avec nos nouveaux alliés de l’Est, l’ambassadeur Vinogradov, aujourd’hui à Paris, répondant à un message que m’avait confié le général de Gaulle à Beyrouth, m’annonçait joyeusement que l’Union soviétique était disposée à reconnaître la France Libre. J’ai tout lieu de croire que le général qui était, à ce moment, en délicatesse avec les Britanniques et qui craignait que Londres ne troublât cette négociation, avait choisi ce moyen détourné pour s’assurer que sa communication serait fidèlement transmise. À mon grand étonnement, la réponse de Moscou me parvint dans le délai ahurissant de huit jours.

À mesure que le temps passait, que la victoire d’Hitler devenait plus improbable, les ralliements se faisaient plus nombreux, notamment parmi les membres de l’ambassade de Vichy parmi lesquels nous avons toujours gardé des intelligences précieuses, surtout pour nos courriers en provenance des Balkans.

À Vichy, cette constante hémorragie des meilleurs éléments semble avoir provoqué une grande irritation. C’est ainsi qu’après le ralliement de l’ambassadeur Helleu, acquis depuis son arrivée à notre cause, Gaston Bergery fut envoyé à Ankara avec mission de mettre la colonie française et l’ambassade au pas. Ses outrances eurent un premier effet : elles nous amenèrent de nouveaux ralliements dont celui du président de la Légion des Anciens Combattants qui avait hésité jusque-là, par fidélité au vainqueur de Verdun.

Avec le recul du temps, je mesure mieux les intransigeances de notre équipe et, parfois, il m’arrive, rétrospectivement, d’en sourire. Les a-t-on reprochées, dans diverses capitales alliées, au général de Gaulle lui-même ! Mais, gardons-nous de les taxer de ridicules. En 1942 même, mais combien plus en 1940, nos forces, nos moyens, au regard de la lutte où nous étions engagés pouvaient bien paraître ridicules. Ce qui nous soutenait, nous faisait agir, c’était l’espoir, une foi presque irrationnelle en la victoire. Jamais, je ne me suis senti comme un émigré. Nous étions des exilés luttant pour reprendre pied sur la terre natale.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 126, juin 1960.