Le dernier jour de Bir-Hakeim

Le dernier jour de Bir-Hakeim

Le dernier jour de Bir-Hakeim

Choses vues par un fusilier marin, par Yves Dreyer

Notre camarade Yves Dreyer, président de la section AFL de la presqu’île de Crozon, président du « Comité du Monument des Bretons de la France Libre à la pointe de Pen Hir », était à Bir-Hakeim. Matelot mécanicien, il fut pendant toute la durée des combats chargé du ravitaillement en eau. Il raconte, tels qu’il les a vus, les événements du 10 juin 1942 à la sortie de Bir-Hakeim dont l’histoire et tous ceux qui se souviennent ont, il y a quelques semaines, célébré le 42e anniversaire.
J. M.
Le 1er Bataillon de Fusiliers Marins récemment équipé de Bofors assure la défense anti-aérienne de la 1re Brigade Française Libre. Depuis le mois de janvier, nous parcourons le désert avant de prendre position à Bir-Hakeim où après 14 jours de durs combats nous bloquons la ruée italo-allemande de l’Afrika-Korps vers le canal de Suez.
La nuit dernière, avec le capitaine, conduisant le camion de ravitaillement entre les trous, les abris, les tentes, nous avons distribué aux pièces dispersées quelques boîtes de corned beef, des biscuits et un litre d’eau par homme siphoné dans un fût de 200 litres de notre réserve.
Ce matin, dans la tente où le capitaine m’a envoyé, le coin du ravitaillement étant trop exposé, à quelques mètres d’un Bofor, les gars n’ont pas encore fait le thé. Ils sont dans l’enceinte de leur pièce. Je mets un peu d’eau à chauffer dans la tin réservée à cet usage sur le feu habituel : un peu d’essence dans du sable. Pas de risque d’être repéré : la visibilité au sol est réduite par la brume. En hauteur le ciel bleu apparaît. Autour de la position dont les barbelés du champ de mines sont à 200 mètres, on entend le ronflement de moteurs et au-dessus de nos têtes sifflent des balles, ou passent des obus avec des bruits variants suivant leur calibre. L’eau ne bout pas encore, quand dans le fond sonore auquel on s’est presque habitué, se précise l’arrivée des avions. Les bombes vont tomber à l’intérieur du périmètre de la position encadrée par des fusées. J’ai plongé dans l’abri où je retrouve le chauffeur du camion du Bofor qui crache tout ce que le chargeur approvisionne, sur les silhouettes que le tireur aperçoit. Des bombes éclatent un peu plus loin. Les avions s’éloignent, l’artillerie ennemie continue son tir. Les moteurs d’engins redoublent d’activité à l’extérieur. J’ai repris la confection du petit déjeuner ; dans l’eau qui bout je jette une poignée de thé, le contenu d’une boîte de lait, un peu de sucre et complète avec de l’eau froide pour que chacun ait son quart. J’apporte ce breuvage à la pièce où les servants font le ménage ; il faut évacuer les douilles vides, approcher les nouveaux obus, nettoyer la pièce. Puis les uns se reposent contre le mur de sacs de sable de protection pendant que les autres veillent… Dans la matinée le vent s’est un peu levé, la visibilité est bonne. Derrière les barbelés des blindés évoluent. Nos artilleurs à leur 75 guettent le passage à portée favorable d’un engin. C’est avec joie que l’on en voit s’immobiliser et d’où sort une colonne de fumée.
N’ayant rien à faire de particulier je rejoins mon compagnon dans notre abri où nous disposons de quelques bouteilles de cocktail Molotov.
Accroupis, nous causons… nous sommeillons. Pour déjeuner, boîte de singe et quelques biscuits bien secs, bien durs avec un peu de thé et c’est l’attente… De courte durée des avions Messerschmitt 110 et Stuka plus nombreux que lors des précédentes attaques déversent par vagues presque ininterrompues leur cargaison dans un fracas d’avions en piqué. Les tireurs peuvent ajuster leur tir que l’on suit grâce aux éclatements. À un moment mon voisin crie « Ça y est ! On l’a eu ! » Un moteur se détache, un énorme bloc descend. Nous ne sommes pas épais dans le fond de l’abri, un grand boom, une avalanche de caillasse et de sable nous recouvre. Nous émergeons, les avions passent le pom-pom se tait. À 6 mètres de notre trou on voit un gros cratère de la bombe sans doute destinée au Bofor dont toute l’équipe fait déjà le ménage. La ruée des chars accompagnée d’un tir plus violent d’artillerie a repris. Mais nos 75 veillent et l’attaque est arrêtée.
Dans la soirée je rejoins le poste de ravitaillement où j’avais laissé mes affaires et mon camion dont le train avant, enfoncé dans une fouille de sable, est protégé. À l’arrière la citerne qui a ravitaillé le bataillon durant plusieurs mois n’est qu’une écumoire. Le moteur marche, les pneus sont bons. Nous allons abandonner la position à la nuit. Tous ceux qui trouvent place s’installent et cap au 213.
En passant dans un trou le camion refuse d’avancer (demi arbre cassé). Nous emportons les quelques objets que nos poches peuvent contenir et rejoignons la file de véhicules qui se dirige vers la sortie. Sur un réservoir d’essence derrière la cabine d’un camion je prends place. Il démarre, il suit tout feu éteint. Le passage qui a été déminé au début de la nuit est chaotique. On s’arrête, on repart. Ça tire de tous les côtés mais par petits bonds successifs on avance dans la lueur de fusées, de camions qui brûlent. Un camion veut doubler la file, il saute sur une mine. Une chenillette de la Légion passe un peu plus loin, fonce sur une mitrailleuse et la rabote. On s’arrête encore je ne sais combien de fois. Des Noirs du bataillon de marche viennent sur nous baïonnette au canon ; ils rentrent d’une visite dans les lignes allemandes. J’ai trouvé une place plus confortable dans un autre camion, nous y sommes nombreux installés sur des sacs, des caisses. On me passe un blessé, c’est un fusilier marin, il a le bras en sang et ne se plaint pas ; je le maintiens de mon mieux. Le camion s’arrête encore et repart… Le bruit de la bataille se fait plus lointain. Nouvel arrêt. Des ambulances sont là, mon blessé est pris en charge. C’est de bon cœur que nous nous installons dans les véhicules qui nous attendent et font sitôt chargés route à l’est. Après je ne sais combien de temps : arrêt ; quelle heure est-il ? Qu’importe. Le jour se lève dans le calme. Nous avons les yeux, les narines et les oreilles encore pleins de sable qui colle à la peau, qui s’est incrusté dans les cheveux dans la barbe pas rasée depuis quelques jours. La chemise et le short sont imprégnés de sable agglutiné par la sueur. La 101e Compagnie est là, qui nous attend, escortée par des engins de la 7e Brigade Blindée Anglaise. Des Anglais ont préparé du thé. Nous n’avons rien pour le boire. Après avoir vidé des boîtes de singe, nous nous en servons comme de tasse à thé. Qu’importe les yeux de graisse qui surnagent sur le breuvage, c’est chaud et désaltérant. C’était l’aube du 11 juin 1942 le lendemain de la sortie de Bir-Hakeim.
Extrait de la Revue de la France Libre, n ° 267, 3e trimestre 1989.