La 1re D.F.L. : la journée du 23 août 1944

La 1re D.F.L. : la journée du 23 août 1944

La 1re D.F.L. : la journée du 23 août 1944

Le 17 août 1944, la 1re D.F.L. prenait pied sur le sol de France. Depuis 1940, elle s’était frayée sa route les armes à la main pour atteindre ces rivages. Ce fut un moment exaltant que celui où tous ces volontaires venus des quatre coins du monde foulèrent le sol d’une mère patrie que beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas, un moment qui payait largement les souffrances endurées et les efforts fournis, un moment où chacun prit sa part de courage pour les combats à venir.

Dès les jours suivants ceux-ci s’engageaient. Dépassant les limites de la tête de pont, aux lisières ouest des Maures, la 1re D.F.L. se mettait en devoir de s’emparer du premier objectif qui lui avait été fixé, et qui barrait la route (de Toulon, la ville d’Hyères, les hauteurs qui l’encadrent, la vallée du Gapeau, le Mont Redon).

Puissamment fortifiées et armées, bien défendues, les positions allemandes furent enlevées au cours de trois journées de rudes combats.

Nous publions ici la relation d’un combattant du bataillon d’infanterie de marine du Pacifique.
Le débarquement à Cavalaire (RFL).
Le débarquement à Cavalaire (RFL).

C’était le 23 août 1944. Il y a déjà longtemps de cela…

À ce moment, l’espoir de toute la France était en lui. De la rapidité, de ses efforts, de la générosité de ses sacrifices, de lui, soldat de l’Empire, dépendaient la liberté et la vie de tant de Français.
Maintenant il est oublié, lui, le combattant. Peut-être a-t-il lui-même oublié. Mais, quand il rentre vraiment dans son passé, quand il s’écarte un instant de nos grandes et petites difficultés, de nos ridicules querelles, il est stupéfait : avoir vu tant souffrir et tant mourir et en être là. Il fut le libérateur, on a oublié le prix de la liberté, et le sens du mot « Libération » s’est usé dans de trop nombreux discours.
Non ! Nous, leurs frères d’armes, leurs parents, leurs amis et vous, pour qui ils ont combattu, pour qui ils sont morts, nous ne pouvons les oublier, eux qui, n’étant pas d’un parti, n’ont vu ni les fleurs des délégations, ni les discours des personnages du moment.
Les volontaires du Pacifique, les survivants, sont repartis vers la France océanienne. Vous qui, dans la joie de la libération, avez noué les liens d’une amitié lancée si franchement, nous qui, dans l’effort de la libération, avons scellé une amitié dans les sacrifices si généreusement consentis, revivons ensemble une de leurs journées de combat.
Une journée comme les autres où plusieurs gars du Pacifique sont morts simplement, comme tant d’autres, pour la patrie, qu’ils voyaient pour la première fois il y a six jours.
Il y a six jours et aussi six nuits sans sommeil que les Calédoniens, les Tahitiens et les Canaques de la Première Compagnie ont pris pied sur le sol de France. Tout de suite ce fut les marches forcées sous le dur soleil du midi, les patrouilles, les approches de nuit, les assauts de la cote 186 et du Golf Hôtel à Hyères, encore des marches, les durs barrages d’artillerie sur la ligne du chemin de fer devant La Garde et la prise du village, hier, à la tombée de la nuit.
Maintenant, il est 1 heure du matin, le 23 août. C’est une belle nuit d’été qui serait calme et douce s’il n’y avait le déchirement des obus, qui serait parfumée s’il n’y avait l’odeur des incendies et des cadavres, qui serait reposante s’il n’y avait la garde à prendre pour les hommes, la radio et es ordres à donner pour les chefs.
Nous sommes à la 2e section – celle des Calédoniens – qui tient un avant-poste, au Nord de La Garde, en pointe de la compagnie. Sous les étoiles, près de la route où un canon boche et son tracteur achèvent de se consumer dans une âcre odeur de caoutchouc brûlé, les guetteurs veillent, scrutant la nuit, se tassant dans leurs trous de renards à chaque arrivée de 88, écoutant le tirailleur ennemi qui tire peut-être sur nos patrouilles, peut-être sur rien… sur son inquiétude de soldat qui fait un recul « stratégique ». À quelques pas des postes de guet, les « réserves » de la section se reposent dans l’abri : c’est la voûte de maçonnerie du pont qui enjambe le ruisseau à sec. Ils sont là étendus côte à côte : celui-ci essaye de dormir, cet autre fume sous sa couverture, ces deux mangent des rations. Comment dormir sous ce maudit harcèlement de 88 ? Il ne se passe pas cinq minutes sans obus. Trois hommes parlent à voix basse. Qui est-ce ? Je ne sais, je ne me souviens plus. Peut-être un de ceux qui vont mourir ce soir : Creugnet, Diaoula, Reveillon ou quelque autre ?
– Quel beau pays, mais les salauds ! Ils nous ont vendu le pinard 200 francs alors que pour les boches c’était moitié prix, et pourtant ils en ont.
– Tu as entendu le type à Hyères : « Vive de Gaulle, vous avez une cigarette ? »
– Tu as vu les pâleurs foncer sur l’Hôtel du Golf… une fois qu’il était pris ?
Bien sûr, ces opinions, peu flatteuses pour les « zoreilles » de la Côte d’Azur, ont sans doute changé à l’arrivée du bataillon dans l’Ardèche, à Lyon ou dans les Vosges où ils furent vraiment reçus en libérateurs. Peut-être aussi la section est-elle malheureusement toujours tombée sur les « collaborateurs » ou les mercantis du pays, mais comment oublier cela quand on a entendu un homme tel que Porcheron dire, le matin de sa mort :
– Mon Lieutenant, j’espère que je ne verrai jamais la Bretagne, je pourrai au moins conserver quelques illusions sur ce pays-là.
C’est toujours avec soulagement que la section a vu pointer le jour, et pourtant ses plus beaux coups elle les fit la nuit : depuis les patrouilles du désert jusqu’à l’attaque des pentes du Girofano où, grâce à Porcheron et à tous, elle mérita du colonel Raynal d’être appelée « la meilleure section de la brigade ». Cette fois-ci encore l’aube est une détente. D’abord les 88 ne s’occupent plus de nous, nous n’avons pas de blessés, le jus brûlant est amené des plus proches maisons par quelques débrouillards, et puis ce soleil du midi met de la joie partout.
8 heures. Wright, l’agent de transmission de la section, apporte les ordres du capitaine Perraud : il s’agit d’appuyer éventuellement de nos feux l’attaque d’un bataillon de tirailleurs sur notre droite. Tous s’affairent en rampant dans les fossés de la route. « En moins de deux », les F.M. sont en batterie et l’on sort les jumelles de dotation et de « récupération » pour ne rien perdre d’un scénario pourtant connu.
Depuis l’aube, les guetteurs ont signalé quelques rares mouvements dans le petit bois brûlé sur la colline à 400 mètres de nous.
« Ça commence ». La « massue » de notre artillerie tombe sur le bois. Les hommes, en connaisseurs, jugent les coups et certains appréhendent que le tir ne soit trop court pour les sections qui se déploient… Maintenant, au fracas des 105 et des 155 a fait suite un impressionnant silence coupé de temps en temps de rafales de mitraillettes et des cris de guerre des « kakala ». La fumée et la poussière du barrage se dissipent peu à peu. La colline est envahie de fourmis noires : les tirailleurs. Bientôt quelques feldgrau descendent les bras en l’air. Très intéressant une attaque, vue des premières loges : à cette distance on ne voit pas les blessés et les morts. Mais bientôt peut-être ce sera notre tour ?
Enfin, cette attaque met la section en deuxième ligne et lui vaut un peu de tranquillité. Pendant que celui-ci va « récupérer » dans un camion boche abandonné, un autre essaie de se laver, tandis que le bistrot des premières maisons du village est bientôt envahi. Les obus tombent loin de nous ; le soleil monte ; il fait très chaud. Presque toute la section essaie de dormir…
– Les chefs de section au P.C. du capitaine.
Cet ordre, apporté par un coureur, ne met pas précisément la 2e section de bonne humeur : « Pour une fois qu’on dormait tranquille, « ils » ne peuvent pas nous f… la paix ? »
Toute la compagnie est intriguée, le bruit court qu’on va attaquer… D’ailleurs le doute n’est plus permis : voici les caisses de grenades.
À la voix du sergent-chef Porcheron, « Charles » pour la section, tous se préparent.
– Tu as les grenades ?
– Bien sûr, Charlot, tu penses bien que j’ai toujours plus que la dotation.
– Il marche ton F.M. ?
– Pardi, j’ai passé toute la matinée à le nettoyer.
Rapidement, toute la section, personnel et matériel, est ainsi passée en revue et quand les officiers reviennent de la reconnaissance tout est prêt.
En plein soleil, vers 2 heures, la compagnie s’ébranle, colonne par un. Au passage, chacun dépose son sac dans le cimetière de tramways où, cette nuit, était le P.C. du capitaine Perraud. Chacun recommande son bien à l’homme chargé de garder les bagages ; pourtant, ce soir, à la distribution, il y aura des sacs qui ne seront plus jamais réclamés.
Tout est silencieux. Il semble que le soleil a imposé une trêve à la guerre. Mais dans le calme ombreux du fossé la colonne de la 1re compagnie serpente. Les arbres blessés dont les branches gisent à terre sont les seuls témoins du bombardement de la nuit. La colonne entre dans les jardins où, en d’autres temps, il ferait bon vivre. Pour passer, on cisaille les clôtures de treillage des villas. Le boche ne réagit pas, sans doute nous attend-il à bonne portée.
Devant nous, un délicieux petit bois de pins, à droite quelques maisons et une villa, c’est le groupe qui, sur la carte, est dit : « La Moranne ». Pour atteindre l’objectif, un champ plat et nu, de 200 mètres, barré de plusieurs haies de barbelés. Prudemment, à l’abri des vues, les sections prennent place : en tête le capitaine Perraud, à gauche la section de Tahitiens, à droite les Calédoniens, en deuxième échelon les tirailleurs canaques et la section lourde du lieutenant Duchêne. À la gauche de la compagnie : la 3e compagnie (toujours les mêmes). Les chefs de section, l’œil au chronomètre, attendent l’heure du débouché – c’est le plus sale moment : celui où on peut avoir peur parce qu’on n’a rien d’autre à faire.
15 heures. Le tir de nos 105 et de nos 155 s’abat plus violent que jamais. Il foudroie les beaux arbres de la pinède, il crève les tuiles des villas. Il fait éclater la terre et enveloppe tout d’un linceul de fumée et de poussière. Il nous amène l’odeur excitante de la poudre. Pendant ce temps, calmement, méthodiquement, les groupes sortent des couverts et se mettent en ligne ; puis, lentement, en se courbant, tous avancent jusqu’au plus près du barrage, tandis qu’au-dessus d’eux passent le sifflet de quelques petits éclats et le froufrou des gros… Maintenant, la 1re compagnie, couchée ou accroupie au plus près du barrage, attend la fin du tir. Encore trois minutes… deux minutes… encore une minute…
« En avant ! » Enlevée par le capitaine Perraud, d’un seul bloc, la compagnie s’élance. Les barbelés que l’on devait faire sauter au « bungalore » sont franchis d’un bond que personne n’a jamais fait à l’éducation physique. Devant la 2e section, avant d’arriver au groupe de maisons, un sentier battu par une mitrailleuse barre la route. Tous voient les balles traceuses qui défilent devant eux en claquant à 50 centimètres du sol. Tout en courant, chacun voit l’obstacle meurtrier qui se rapproche. Juste au moment où le groupe de tête franchit le sentier, le tir cesse. Incident de tir, nouvelle boîte chargeur ? Nous passons sans encombre tandis que le tireur, repéré, est tué d’un coup de fusil. Son cadavre restera deux jours sur le sentier au bord de son trou. La section continue et un rapide et sévère combat est engagé : de petits duels à la mitraillette ou au pistolet entre les défenseurs qui attendent derrière chaque coin de mur et les assaillants que rien n’arrête. En trois ou quatre minutes la question est réglée. Les boches survivants, d’un geste unanime, lèvent les mains en jetant leurs armes. Certains tremblent de peur et dans un jargon effrayé prétendent être Polonais ou Arméniens. En un instant, une vingtaine de prisonniers sont parqués. De la section des Tahitiens il en arrive autant. Immédiatement ils sont conduits vers l’arrière.
Mais ce n’est pas fini. De la corne de la pinède et d’une tour, un ancien pigeonnier, partent des coups de feu. Une bonne cinquantaine de boches se sont regroupés là, à 200 mètres de nous, dans des tranchées et des trous.
Les deux sections de tête, un peu mêlées aux tirailleurs canaques, se reforment rapidement. Les Tahitiens et les tirailleurs sont arrêtés par un feu meurtrier : le capitaine Perraud est tué d’une balle au front, le sergent-chef Le Carrour est gravement blessé d’une rafale au ventre, il mourra bientôt ; le sergent-chef Fuller est tué et bien d’autres tombent, morts ou blessés.
La deuxième section essaie alors de prendre la résistance de flanc ou à revers en la contournant par la droite. Elle est bientôt au contact, accrochée sur la pente d’une vigne qui monte en escalier vers l’ennemi. Il ne reste plus ici que sept ou huit hommes qui approchent, le nez dans la terre, montant de palier en palier, par un petit fossé où les boches ont posé une ligne de téléphone vite coupée. Chaque fois que l’un de nous sort la tête du murtin de pierres sèches qui retient la terre de la vigne, il a juste le temps de tirer et, en abaissant la tête, il entend le claquement d’une balle. Le chef Porcheron qui voit la section dans une situation critique est allé chercher le groupe de réserve et monte vers nous, le revolver au poing, par le petit fossé. Il est tué net d’une balle et tombe. Il restera là, à dix pas de nous, face au soleil. En essayant de nous rejoindre, le caporal Creugnet, Réveillon et Diaoula sont tués, d’autres sont blessés. Chacun de nos coups de fusil devient une vengeance personnelle pour la mort de nos frères d’arme. Il faut tirer à tout prix pour empêcher les boches de sortir de leur trou. Ils essayent de nous lancer des grenades, mais malgré la pente elles ne parviennent pas jusqu’à nous. Marahdour, le champion du lancer, réussit à placer deux grenades dans le « tas ». Cela les calme pour un moment et chacun en profite pour se construire rapidement un petit créneau de tir. Planche, bien connu pour la précipitation de son tir dans la nuit du Girofano, tire cette fois vite et bien. Delessert, en quelques mots énergiques, en un fort langage bien calédonien, s’adressant aux boches, réussit même à nous faire rire. Grâce au caporal Tiaou Pierre, la liaison est rétablie avec la section des Tahitiens qui, sous les ordres du lieutenant Salvat, blessé au bras, tiennent dans le petit bois. Deux chars des fusiliers marins sont venus les appuyer ; l’un d’eux, touché, brûle, l’autre tire.
De bouche en bouche circulent les nouvelles :
– Tranap et Charpin sont blessés,
– Bernardino est tué,
– Tua est tué,
– Avaeputa est tué,
– Bealo est tué,
– Boae est tué,
– Tearu Mahehe est tué,
– le sergent-chef Soenne est tué.
La situation est grave. Devant nous la tranchée boche, à moins de 60 mètres, à 200 mètres sur notre droite une mitrailleuse nous prend en écharpe. Heureusement un petit talus nous donne un défilement suffisant pour un homme à genoux.
Il y a même eu un boche « gonflé » qui est venu derrière nous avec une arme automatique en criant, en anglais – à cause de nos casques : «Vous êtes encerclés ». Mais Marahdour a abattu ce bluffeur au troisième coup de fusil.
Nous sommes à l’extrémité droite du bataillon ; il y a bien quelque part un tank destroyer qui devait nous protéger sur notre droite, mais qu’est-il devenu ? Kasni va demander au commandant Magendie une section de renfort ; sous les tirs de mitrailleuses et de fusils il réussit à passer sans être atteint. Pendant ce temps, Wahoo essaie de mettre son F.M. en batterie à moins de 50 mètres des boches, il est tué. Kuter le remplace, il est blessé. Chenu, dit « La guerre », prenant le F.M. sur le corps de Wahoo y parvient.
Enfin, heureusement tout a une fin, et au moment où les munitions allaient complètement manquer – on avait déjà récupéré celles des morts – la troisième compagnie contournant la résistance par la gauche les forcent à se rendre.
Bravo la « trois » ! Il était temps. Juste à ce moment, le lieutenant Pillard arrive avec la section de renfort.
Chacun, à ce moment, se regarde ? Chemises et pantalons sont trempés de sueur mêlée de terre et du sang des camarades qu’il a fallu transporter. Les visages sont noirs. Vraiment, de toute la guerre, la 1re compagnie n’a jamais été aussi sale.
La compagnie prend alors position à la limite de « La Moranne ». Le poste de secours boche est en plein dans notre position. Plusieurs d’entre eux agonisent là, d’autres attendent. Nos blessés sont déjà tous ramenés. Les brancardiers du bataillon ont, comme toujours, fait plus que leur devoir. Dès qu’ils s’aperçoivent qu’il n’y a plus rien devant nous, quelques Calédoniens et Tahitiens donnent à boire aux blessés ennemis et s’occupent de les faire évacuer par les prisonniers valides.
Dès la fin du combat, des voitures ont passé vers Toulon. Une heure après, la sirène de la Jeep du général Brosset sur la route qui vient de Toulon.
Au passage, le général crie : « Je reviens de Toulon, nous avons essuyé quelques coups de fusil, mais la route est libre ».
La 1re et la 3e compagnie du B.I.M.P. ont bousculé la dernière résistance devant Toulon.
Toulon est libéré.
La 1re compagnie compte ses morts :
– huit Calédoniens ;
– cinq Tahitiens ;
– trois tirailleurs canaques.
Seize hommes sont morts, parmi les meilleurs, pour la patrie qu’ils voyaient pour la première fois.
 
Un combattant de la 2e section de la 1re compagnie du B.I.M.P.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 69, juin 1954.