Échec aux V2

Échec aux V2

Échec aux V2

Hommage à Marcel Sailly
Par Pierre Julitte, compagnon de la Libération


Le 19 octobre 1943, Hitler donna l’ordre de fabriquer 12 000 fusées V2. L’exécution de cet ordre bénéficiait d’une priorité absolue, tant pour en préserver le secret que pour répondre aux besoins de main-d’œuvre qu’elle impliquait, il fut fait appel aux détenus des camps de concentration. Plus de 20 000 d’entre eux y perdirent la vie dans des conditions inhumaines. Le but d’Hitler était d’anéantir l’Angleterre. La détermination d’une poignée de Résistants français, arrêtés par la
Gestapo et que le hasard avait réunis dans le camp de concentration de Buchenwald, enraya si profondément la production des V2 qu’elles ne parvinrent pas à compromettre le débarquement allié du 6 juin 1944.
sailly-marcelArrêté par la Gestapo, Marcel Sailly (1), mon camarade de promotion à l’École supérieure d’électricité, me rejoignit au camp de concentration de Buchenwald. Après quelques semaines de travail à la carrière, nous eûmes la chance d’être affectés, dans les premiers jours de janvier 1944, à une usine voisine du camp : la Mibau. Marcel Sailly y fut aussitôt versé dans une équipe chargée du réglage de postes récepteurs radio. Sa compétence et l’emploi qui lui avait été confié lui permirent, dès l’entrée en activité de cette équipe, de concevoir et de mettre en œuvre un moyen très subtil de rendre les postes inaptes à satisfaire à l’épreuve de contrôle finale à laquelle les soumettait un ingénieur civil allemand. Il en usa pour réduire de moitié la production utilisable.
En ce qui me concernait ne me furent attribuées que des tâches dont l’exécution ne m’offrait pas l’occasion de nuire efficacement à la production. Je ne pus faire davantage que de les accomplir avec négligence et maladresse, ce qui me valut d’être confiné dans des emplois de manœuvre.
Notre encadrement, c’est-à-dire les ingénieurs et les contremaîtres civils allemands et les SS, veillaient avec vigilance à ce que les déportés ne pussent pas, d’une équipe à l’autre, échanger des informations sur l’objet de leur travail. Le souci d’en préserver le secret excita la curiosité de Marcel Sailly et la mienne. En associant les renseignements que nous parvînmes à recueillir, nous constatâmes que les équipements produits étaient complémentaires et concernaient un engin qui naviguait dans l’espace mais en trop grande quantité pour qu’il pût s’agir d’un avion.

Objectif : la Mibau

Nous en étions là de nos cogitations lorsque Serge Balachowsky revint à Buchenwald, après avoir passé trois mois à Dora. Jusque-là, nous ne savions rien de ce commando sinon qu’aucun de ceux qui y avaient été envoyés n’en était revenu et que la mortalité y était effroyable.
Balachowsky (2), en dépit des injonctions, assaisonnées de menaces de mort, qui lui avaient été faites de ne rien révéler de Dora, m’apprit que nos supputations concernant la production de la Mibau étaient fondées.
Dora, m’exposa-t-il, était une gigantesque usine souterraine, proche de Nordhausen, où étaient assemblés les composants d’une fusée dont il m’indiqua les caractéristiques. Il ne faisait aucun doute que, à la Mibau, nous contribuions à sa production. J’en informai Marcel Sailly. L’ardeur qu’il mettait à ralentir la fourniture des postes radio, manifestement destinés à son téléguidage, s’en trouva confortée tandis que, en total accord avec lui, en dépit des victimes que cela causerait inévitablement – parmi lesquelles nous prenions le risque de figurer – je me fixai pour objectif de faire bombarder la Mibau par les Alliés.
Il fallait pour cela leur révéler quelles étaient ses activités et ce à quoi était destinée sa production. Dépourvu de tout contact avec le monde extérieur, cela présentait d’extrêmes difficultés. Mon camarade Charlie Ray-Golliet (3) qui avait, de temps à autre, l’occasion de rencontrer furtivement, à Weimar, des ouvriers français envoyés en Allemagne par le STO (4) accepta de m’apporter son aide.
Le 19 juin 1944, il remit à l’un d’eux, qui était résolu à rentrer clandestinement en France, un rapport assorti de plans et de schémas, où j’avais fait figurer la totalité des renseignements que Marcel Sailly et moi avions recueillis sur la Mibau et ses productions et ceux que je tenais de Balachowsky concernant Dora et la V2. Ce rapport était destiné au colonel Passy, le chef des Services secrets des Forces Françaises Libres à Londres. Il devait lui être transmis par des Résistants français que j’avais désignés.
Le 24 août, un bombardement aérien d’une extrême précision anéantit la Mibau et les objectifs annexes que j’avais mentionnés. Sa précision me convainquit de ce qu’il avait été exécuté grâce aux informations que j’avais transmises.
J’en doutai cependant lorsque, à mon retour de déportation, en avril 1945, j’appris qu’elles n’étaient pas parvenues au colonel Passy. Certes avaient elles pu atteindre les Alliés par une autre voie mais rien ne m’en donnait la certitude car le porteur de mon rapport avait disparu dans les combats de la Libération.
En 1989, un de mes amis anglais, Clive de Paula (5), me proposa de tenter de découvrir ce qu’il en était. J’acceptai avec empressement. Quelques mois plus tard, il m’adressa un compte-rendu détaillé de ses recherches dont voici la substance.

Un succès partiel

Nulle part dans British Intelligence in the Second World War (6) ne figure la moindre trace des informations que j’avais envoyées de Buchenwald. Jusqu’à ce que les premières fusées V2 tombassent sur Londres, le 8 septembre 1944, les Alliés ne disposaient que d’informations extrêmement confuses et limitées à leur sujet. Ils n’ont notamment pas eu de certitudes sur les lieux de production de leurs composants et celui de leur assemblage jusqu’à ce que leurs troupes y parvinssent.
Tout au contraire, deux documents concernant le bombardement témoignent de ce que l’aviation alliée disposait, elle, de renseignements extrêmement précis sur la Mibau :
– le résumé 1373 du 25 août 1944 de l’état-major de l’aviation (alliée) mentionne que « 128 forteresses volantes ont attaqué (la veille) une usine d’armement à Weimar (Buchenwald) avec d’excellents résultats » ;
– le bulletin hebdomadaire 261 du Service de renseignements du ministère de l’Air ajoute, au sujet de ce raid : « La fumée d’incendies étendus obscurcit la plus grande partie de l’usine d’armement mais dans les parties sud et est qui sont visibles (sur la photographie aérienne), on peut constater que l’attaque de l’USAAF du 24 août a causé de graves dommages à presque tous les principaux bâtiments. L’usine radio a été complètement dévastée et quelques bâtiments de caserne du camp de concentration ont été sévèrement endommagés. »
L’ignorance de l’Intelligence Service confrontée à la précision de la connaissance que l’aviation avait de la Mibau conduisit Clive de Paula à la conclusion que mon rapport avait bien atteint l’Angleterre et que, en l’absence de toute autre source concevable d’information, c’était lui et lui seul qui avait provoqué le bombardement du 24 août.
Cette conclusion me causa, bien sûr, une vive satisfaction mais aussi une profonde déception : les informations que Serge Balachowsky m’avait fournies et que j’avais transmises concernant Dora et la V2 étaient restées inexploitées (7).
Du moins espérais-je que l’anéantissement de la Mibau avait eu, sur le plan militaire, des conséquences importantes.

L’exploit de Marcel Sailly

Pour les apprécier, je me procurais le tableau des livraisons mensuelles de V2 par l’usine de Dora. Son examen me conduisit à deux constatations. La première, surprenante, concerne l’irrégularité de ces livraisons au cours des mois qui précédèrent le bombardement de la Mibau. La seconde, paradoxale, réside dans la coïncidence de ce bombardement et d’un accroissement soudain des livraisons, suivi de leur maintien à un niveau élevé.
L’explication de l’irrégularité des livraisons de V2 jusqu’au mois d’août figure dans « L’Arbre de Goethe » (ci-dessous).
Cette irrégularité correspond à celle de la fourniture des postes radio de télécommande qui les équipaient.

Graphique fourni par Jean-Michel, mon camarade de Dora. Il l’avait exhumé des archives allemandes au cours des recherches qu’il avait effectuées pour écrire ses deux livres : «Dora» et «De l’Enfer aux étoiles» (RFL).
En effet, au début de la production de ces postes, du mois de janvier jusqu’au mois d’avril, c’est-à-dire pendant la période de mise en route de la production, la courbe représentative des livraisons est régulièrement ascendante mais se situe à un niveau très inférieur à la capacité de production de Dora. En témoigne le fait que lorsque, au mois de mai, entra en fonction à la Mibau une seconde équipe de contrôle des postes radio, travaillant en alternance de jour et de nuit avec celle de Marcel Sailly, les livraisons de Dora s’élevèrent soudainement.
Leur effondrement en juin et juillet a été provoqué par un coup d’audace de Marcel Sailly.
Grâce à sa supériorité technique, il avait capté la confiance de l’ingénieur civil allemand et, tenant pour acquis que mon rapport parviendrait rapidement aux Alliés et qu’ils s’empresseraient de détruire la Mibau, il réussit à le convaincre de ce que la modification de quelques composants des postes radio éviterait que la moitié d’entre eux se révélassent inutilisables.
La mise en œuvre de ses fallacieux conseils provoqua, conformément à ses espoirs, le désordre de la production et la cessation presque totale de l’approvisionnement de Dora en matériel de guidage, d’où la chute des livraisons de V2 à 132 en juin et 86 en juillet.
L’explication de leur soudaine remontée aux mois d’août et septembre se trouve, elle, dans British Intelligence in the Second World War et dans le livre du Professeur R.V. Jones. La guerre ultra secrète : 20 % seulement des V2 qui tombèrent en Angleterre étaient guidées par radio ; les autres étaient munies d’un dispositif de guidage mécanique (8). Les 20 % guidées par radio correspondent exactement au nombre de celles qui avaient été livrées avant le mois d’août 1944.

Bilan

Il est donc évident que, alarmés par l’incapacité de la Mibau à fournir les postes radio à la cadence requise, les Allemands entreprirent ailleurs la fabrication de dispositifs mécaniques destinés à les suppléer et en équipèrent les V2 dès le courant du mois d’août. Ils ne renoncèrent pas, pour autant, à l’espoir d’améliorer la production des postes radio. La mise en œuvre des suggestions illusoires de Marcel Sailly en témoigne. Elles n’auraient cependant pas pu leurrer longtemps les Allemands. Découvertes, non seulement elles auraient entraîné sa torture et sa pendaison mais la fourniture des postes radio aurait désormais eu lieu à la cadence nécessaire et leur emploi pour le guidage des V2 aurait été rétabli. Le bombardement écarta ces issues. Ses victimes n’ont donc pas été inutilement sacrifiées. Il ne réduisit toutefois pas le nombre des V2 dont disposèrent les Allemands car, du fait du ralentissement antérieur de la fourniture des postes radio, leurs autres composants s’étaient accumulés à Dora et lorsque les dispositifs de guidage mécanique furent livrés, leurs stocks permirent d’utiliser à plein la capacité de production de Dora sans attendre que, la Mibau étant détruite, ils pussent être fabriqués ailleurs.

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Avant le bombardement du 24 août 1944 (RFL).

L’action de Marcel Sailly. eut donc des conséquences beaucoup plus importantes que celles du bombardement.

buchenwald-apres
Après le bombardement du 24 août 1944 (RFL).
1. Elle réduisit d’un quart le nombre total des V2 dont disposèrent les Allemands.
2. Du fait que c’est au cours de ces premiers mois (9) qu’elle ralentit leur production, ce n’est que le 8 septembre que les Allemands disposèrent d’un stock suffisant de V2 pour entreprendre leur campagne de lancement.
3. Retardée de quatre mois, elle ne perturba ni les préparatifs ni l’exécution du débarquement allié en Normandie.
4. Enfin, de l’abandon du guidage par radio, dont le mérite est partagé entre Marcel Sailly et ceux qui contribuèrent à la destruction de la Mibau, résulta l’imprécision des V2 : sur les 1190 fusées qui franchirent la Manche (10), 501 seulement, soit moins de la moitié, tombèrent sur le « Grand Londres », c’est-à-dire à l’intérieur d’un cercle de 19 kilomètres de rayon autour de Charing Cross. Un tel cercle dont Notre-Dame de Paris serait le contre inclurait la forêt de Montmorency, Conflans-Sainte-Honorine, Marne-la-Vallée, Roissy et Orsay.
Les fusées V2, premiers engins de destruction à longue portée, déçurent totalement les espoirs que le IIIe Reich avait mis en elles en dépit des gigantesques moyens industriels qui furent consacrés à leur production et des dizaines de milliers de détenus qui lui furent sacrifiés mais les études auxquelles elles donnèrent lieu et dont Américains et Soviétiques se partagèrent le fruit ouvrirent la voie de la conquête de l’espace.
(1) J’ai désigné Marcel Sailly sous le pseudonyme de Paul Genteau dans « L’Arbre de Goethe ». Bien que présenté « sous l’enseigne d’un roman », comme l’a écrit Joseph Kessel dans sa préface, ce livre relate de façon rigoureusement exacte la nature et la chronologie des faits auxquels a trait le présent article.
(2) J’ai désigné Balachowsky, futur membre de l’Académie des sciences, sous le pseudonyme de Geoffrin dans « L’Arbre de Goethe ».
(3) Désigné par son seul prénom dans « L’Arbre de Goethe ».
(4) Service du travail obligatoire en Allemagne institué par le gouvernement de Vichy.
(5) J’ai fait la connaissance de Clive de Paula à Londres en juillet 1940, alors que, lieutenant de réserve, il était un des membres de la « Mission Spears » que Churchill avait attachée au général de Gaulle et que j’étais officier de son état-major. Clive de Paula a fait une guerre magnifique, notamment en Birmanie contre les Japonais, à la tête d’une importante formation qui montait des opérations d’intoxication stratégiques et tactiques, le plus souvent derrière leurs lignes.
(6) British Intelligence in the Second World War constitue l’encyclopédie exhaustive des renseignements parvenus à l’Intelligence Service. Son éditeur est Her Majesty’s Stationery Office, l’équivalent britannique de l’Imprimerie nationale française.
(7) Sur la base de renseignements recueillis à la fin de l’année 1944, au cours d’interrogatoires de prisonniers de guerre allemands, les chefs d’état-major envisagèrent, au cours de leur réunion du 4 décembre 1944, de bombarder Dora. La protection que lui assurait sa construction souterraine les en dissuada (British Intelligence in the Second World War, vol. 3, 2nd part., page 571). Sans doute eussent-ils décidé de paralyser sa production en bombardant Nordhausen s’ils avaient disposé des informations que Serge Balachowsky m’avait fournies et qui figuraient dans mon rapport.
(8) Ce dispositif était fondé sur l’association gyroscope-accéléromètre intégrateur.
(9) De janvier à juillet 1944.
(10) La majorité des fusées fut tirée vers Anvers. Sur les 1 359 tirées vers l’Angleterre, 244, soit 20 % environ, n’y parvinrent pas : les déportés de Dora les avaient sabotées au cours de leur assemblage.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 275, 3e trimestre 1991.