Quand Fort-Lamy était bombardé

Quand Fort-Lamy était bombardé

Quand Fort-Lamy était bombardé

par Paul Gloaquen et André Messiah, anciens du Tchad et de la 2e DB

Les anciens du Tchad se souviennent de l’exploit d’un avion allemand venu le 21 janvier 1942 bombarder Fort-Lamy, en partant de Tripolitaine. Il est intéressant de relater un événement sans doute oublié, tel qu’il a été vécu du côté allemand et par les Français Libres.

La version allemande a été découverte par le général Ingold, commandant militaire du Tchad de 1942 à 1943, dans la traduction du livre de Paul Carrell « les Renards du désert ». Il l’a relatée dans la revue des troupes d’outre-mer d’août 1959.

Paul Carreil expose les raisons qui ont déclenché ce bombardement :

« Le lac Tchad n’est pas seulement un repère géologique, c’est aussi un point d’intersection de voies de communication à travers l’Afrique, un point stratégique du continent noir d’une importance capitale dans la politique mondiale… Pour saisir quelles forces l’Afrika-Korps de Rommel devait affronter avec les moyens les plus réduits, il faut savoir que cette guerre ne se déroulait pas seulement au nord dans les régions côtières ; elle avait aussi des prolongements jusqu’au coeur de l’Afrique. À Fort-Lamy aussi, on se battait contre Rommel avec des renforts et une vaste stratégie : c’était la base de transit, inaccessible aux troupes de Rommel, de ces renforts acheminés vers l’Égypte. Et pour les troupes gaullistes, qui, déjà établies dans les monts du Tibesti, menaçaient le flanc libyen de Rommel, c’était la grande base de regroupement, la base de départ pour de lointains objectifs…

À Berlin, on ignorait presque totalement ces secrets de l’Afrique, la stratégie africaine des puissances occidentales et jusqu’à l’existence des renforts pour le général Auchinleck (commandant la VIIIe Armée britannique) qui traversaient l’Afrique pour parvenir en Égypte. Mais un homme ne l’ignorait pas : le capitaine Théo Blaich. »

L’équipée du HE-III

Blaich est un chercheur passionné, un aventurier, un vieil Africain soldat de la Wehrmacht volontaire pour la Luftwaffe en 1939. Il n’arrive pas à convaincre le haut commandement allemand de la nécessité de fortifier la frontière méridionale de la Libye et de s’emparer de la ligne de soutien logistique Fort-Lamy-Nil, mais il réussit à faire déclencher une mission spéciale pour bombarder Fort-Lamy.

L’avion choisi pour le raid est un bombardier bimoteur Heinkel III, dont Blaich est le chef de bord et l’observateur. Un pilote confirmé, un mécanicien et un radio complètent l’équipage. Un correspondant de guerre les accompagne. Il s’envoie le 20 janvier 1942 de l’oasis de Hom pour atterrir au Campo Uno (400 kilomètres plus au sud, à l’est de Mourzouk), où l’a précédé un gros avion italien Savoia, celui du commandant-Comte Roberto Vimercati San Severino, spécialiste du désert de l’armée d’Afrique italienne. Ce Savoia apporte la réserve de carburant nécessaire à la mission. Il attendra le retour du HE-III, mais le commandant Vimer-cati se joindra à l’équipage allemand comme navigateur.

Le 21 janvier, à 8 heures du matin, le HE-III met le cap sur Fort-Lamy, situé à 1 500 kilomètres, avec ses six hommes, 5 000 litres de carburant et 16 bombes de 50 kg. En passant à l’est du Tibesti, le temps se gâte avec du vent et une visibilité réduite. Mais le lac Tchad est un point de repère qu’on ne peut manquer. Il est midi lorsqu’il survole la rive est du lac. Il pique vers le sud, dépasse Fort-Lamy et se prépare à attaquer le terrain d’aviation en venant du sud. L’attaque se produit à 14 h 30. L’équipage crie de joie en voyant des éclairs de flammes et des champignons montant vers le ciel : « Ça brûle, ça brûle ! et aucune riposte de la défense. » Le bilan pour les Allemands, selon Paul Carrell :

« Le terrain de Fort-Lamy comprend deux grands hangars. À côté, les entrepôts et de vastes étendues où se trouvent des fûts de carburant à moitié enterrés. Et aucune défense. Dorment-ils ? Six semaines après, le QG allemand apprendra par le caporal français Pierre Verant (qui était à Fort-Lamy le 21 janvier et qui fut capturé le 7 mars dans le sud de la Libye) à quel point on fut surpris par l’apparition d’un appareil de guerre allemand que, dans la panique, on oublia de mettre la DCA en action. Quatre cents mille litres d’essence et toutes les réserves d’huile flambèrent. Dix avions furent détruits et toutes les installations furent sérieusement endommagées. Fort-Lamy était neutralisé pour des semaines. »

Quatre heures plus tard, le HE-III vole toujours vers le nord, le soleil descend rapidement, le doute s’installe à bord. Sont-ils sur la bonne route ? Vimercati scrute le désert en vain. lls ne trouveront plus Campo Uno avant la nuit, et dans un quart d’heure il n’y aura plus d’essence. Un SOS est lancé avant l’atterrissage dans le sable, il reste sans réponse. Vimercati estime être à 200 km au sud de Campo Uno, dans la région de Tummo. En attendant le secours, chacun a une ration individuelle pour 6 jours et il y a 20 litres d’eau pour les six hommes. L’eau est rationnée à un quart de litre le matin, un autre le soir. À la vacation de 20 heures, avec le poste radio de secours, leur appel reste sans réponse.

Le lendemain 22 janvier, lors des vacations de 8 heures et de 20 heures, « rien », dit le radio avec résignation. Le 23 janvier au soir, l’appel des naufragés est entendu au PC allemand d’Agédabia, à 1 200 kilomètres au nord sur les bords de la Méditerranée, et la base de Hom alertée pour les recherches. Le contact est à nouveau établi le 24, mais les recherches sont vaines, une tempête de sable s’est levée. Le 25, aucun secours en vue, la réserve d’eau s’épuise.

Le 26 janvier, sixième jour depuis le départ, dans l’après-midi un moteur de l’avion est mis en marche pour utiliser le poste radio de l’appareil pendant 20 minutes. Aucune réponse. « Stop, ordonne Blaich, il faut garder un peu d’essence pour faire du feu. » Il distribue les dernières rations d’eau. « La mort est au choix », dit le pilote.

Et puis, miracle, un avion italien arrive avant la nuit. Par radiogoniométrie, il avait repéré le HE-III. Les Italiens leur laissent de l’eau et des vivres en leur promettant de revenir le lendemain avec de l’essence. La chance leur sourit doublement. Il fait encore nuit lorsque le lendemain un Junker 52 allemand parti à minuit d’Agédabia, sans connaître leur localisation par les Italiens, les retrouve à son tour. Avec la réserve d’essence qu’il apporte, après les embrassades, le HE-III s’envole enfin vers sa base de départ de Hom, après une escale à Campo Uno, qui n’était qu’à une demi-heure de vol.

Attaque « providentielle »

Les Allemands avaient bien saisi l’importance de la base aérienne de Fort-Lamy. On ne peut pas comprendre l’activité militaire dans le ciel du Tchad au début de 1942 sans explication sur la situation générale. L’intérêt stratégique des Britanniques pour ce territoire et celui des Français Libres sont toutefois divergents. Pour les premiers, le Tchad fait partie d’un axe ouest-est d’acheminement de l’aviation militaire vers le front du Moyen-Orient : les avions arrivent par voie maritime à Takoradi (Ghana), où des pilotes les prennent en charge pour les conduire par sauts de puce à travers les colonies britanniques noyées dans l’Afrique-Occidentale française jusqu’au delta du Nil. Fort-Lamy assure une étape indispensable entre Kano au Nigeria et Khartoum sur le Haut-Nil.

Pour les Français Libres, désireux d’en découdre et de manifester leur existence par le combat, le Tchad offre un champ de bataille en direction du nord, où, en saison froide, ils procèdent par raids contre les Italiens au Fezzan. Ainsi, lorsque fin 1941 les Anglais fournissent une batterie de 40 mm Bofor pour la défense de l’aérodrome de Fort-Lamy, le général Leclerc s’empresse d’en détourner une section de deux pièces pour la protection de sa base avancée de Zouar, au Tibesti, nettement plus exposée.

Le bombardement de l’aérodrome de Fort-Lamy le 21 janvier 1942 se situe donc clairement dans le contexte de la guerre au Moyen-Orient. C’est bien la base de transit aérien qui est visée. Il s’agit d’un exploit sportif indéniable, mais décevant quant aux résultats militaires : aucune destruction d’avions, pour la simple raison qu’il n’y en avait pas sur le terrain à cet instant précis, incendie spectaculaire d’une partie des réserves d’essence (400 000 litres), alors que les approvisionnements autour de Fort-Lamy atteignaient 2 millions et demi de litres. Il n’y eut à déplorer que sept blessés légers. L’activité du terrain ne fut aucunement réduite.

Comment cette journée fut-elle vécue par la défense antiaérienne de l’aérodrome assurée par les deux canons de 40 Bofor de la batterie de DCA légère, commandée par le capitaine Lécole ? Le feu fut ouvert avec retard, si bien que les aviateurs allemands ne s’en aperçurent même pas. Le HE-III ne fut pas identifié assez tôt car il venait du sud, direction que prenaient tous les avions alliés qui atterrissaient à Fort-Lamy. C’est un bel exemple des grandeurs et servitudes de l’artilleur antiaérien sans radar. Le retard à l’intervention s’explique par le complexe du « désert des Tartares ». Le guetteur attend l’ennemi tartare qui doit surgir du désert, n’apparaît jamais, devient personnage mythique qu’on n’attend plus parce que trop attendu. Un autre casse-tête est l’identification de l’avion aperçu, et seul l’acte d’hostilité délibéré crée une forte présomption que l’appareil est ennemi.

Les conséquences de ce bombardement furent multiples : instauration de sévères consignes d’approche aérienne du terrain, mesures de sécurité antiaériennes étendues jusqu’au Moyen Congo et répartition des réserves d’essence dans des petits dépôts dispersés. D’autre part, indirectement, il permit de repenser au problème de la protection antiaérienne de la « Force L » par des moyens mobiles, dans sa prochaine campagne au Fezzan et en Tripolitaine, pour éviter les mésaventures de l’expédition de l’hiver 1941-1942. Le général Leclerc profita de cette attaque « providentielle » pour demander aux Britanniques un renforcement en moyens antiaériens dans lequel il puisa de quoi monter des auto-canons de 40 mm Bofor (qui en fut le père, de Guillebon ou Crépin ?) qui protégèrent les unités de la « Force L ». La même idée amena plus tard la transformation du matériel US du 22e FTA de la 2e DB.

Le général Ingold concluait en présentant le récit de Paul Carrell : « Au retour de son raid, l’équipage allemand s’est vu auréolé d’une juste fierté. Et voici que le Tchad, lui aussi, sous le coup de cette attaque, s’est redressé plus fièrement que jamais. Pour lui, ces bombes tombées du ciel, c’était le salut à sa dissidence d’août 1940 ! »

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 285, premier trimestre 1994.