La sortie des artilleurs

La sortie des artilleurs

La sortie des artilleurs

Par Albert Cassin

Le 10 dès le lever du brouillard l’attaque a repris partout, de tous les côtés à la fois. Nous ne savons plus où donner de la tête avec les demandes de tir qui arrivent de partout. Il n’y a plus que 3.000 coups au début de la journée. On tire tant que l’on peut, et c’est peu pour les besoins des biffins. L’aviation ennemie vient souvent. À 9 h 30, une soixantaine de bombardiers Stukas et autres, ensuite à 13 h 06, ils sont plus de 100, le ciel en est couvert, pendant sept minutes ils laissent tomber leurs bombes sur nous ; dans notre abri nous nous demandons s’il va rester quelque chose debout après ce passage. Quand c’est terminé, en sortant la tête, on voit des incendies sur toute la position, des véhicules flambent, des dépôts de munitions brûlent en faisant des feux d’artifice, mais nous sommes vivants. Il n’y a eu que peu de morts.
L’attaque redouble immédiatement de partout, les appels de tirs se font de plus en plus pressants. Heureusement, la R.A.F. vient plusieurs fois et mitraille et bombarde efficacement l’ennemi. À 18 heures, nouvelle visite des bombardiers allemands, une soixantaine encore. Enfin la nuit tombe et avec elle le calme. Le régiment n’a plus que 137 coups. Il est 20 h 30 quand arrive l’ordre de forcer le passage à travers les positions ennemies et sortir de la position ; nous devons tout détruire, et ne rien laisser d’utilisable à l’ennemi. À 21 h 30, tout ce qui reste du régiment en camions et tracteurs doit se rassembler derrière la voiture du commandant. Certaines batteries n’ont plus que deux tracteurs utilisables en tout, on s’arrange pour emmener tous les hommes, et l’armement qui reste est détruit. À 22 heures, le régiment est rassemblé derrière la voiture du commandant que je conduis. Celui-ci va reconnaître le point de passage avec quelques officiers et nous l’attendons, mortellement inquiets jusque vers 2 heures du matin. La nuit est calme cependant, une ou deux mitrailleuses tictaquent dans la nuit arrosant la position. Les biffins et le génie doivent ouvrir un passage dans les champs de mines et à travers les positions ennemies ; un point de rendez-vous est fixé et sera marqué par des lumières de couleurs. Un convoi de camions et d’ambulances nous y attend, gardé par des tanks légers et des automitrailleuses. Enfin le commandant revient, il a reconnu le passage et donne l’ordre à toute la colonne : « En avant ! » Je marche devant la voiture afin de guider le commandant et lui faire éviter les trous individuels jusqu’à la sortie du champ de mines, jusque-là tout le monde nous suit. À cet endroit, les ennemis tirent à l’aveuglette, et une ligne de feu de balles traceuses nous empêche de passer, plusieurs hommes sont couchés à tout jamais, des voitures d’autres unités sont là arrêtées ; il faut pourtant sortir, la situation va devenir intenable. Le commandant envoie l’ordre de foncer en avant individuellement à toute la colonne. Je remonte près de lui et on fonce, appuyant l’accélérateur à fond, à la Grâce de Dieu ! La voiture est traversée de part en part par une rafale de mitrailleuse, heureusement sur l’arrière et Raymond est légèrement blessé au bras. Nous marchons à l’aveuglette, et au bout d’un quart d’heure nous nous arrêtons saufs et contemplons le spectacle. Maintenant les Allemands tirent de partout, on entend les mortiers, les bredas, les fusées éclairantes montent. L’émotion nous étreint, les larmes nous montent aux yeux ; que va-t-il rester de notre belle unité ?
Impossible d’apercevoir le lieu de rendez-vous ; aussi nous prenons la décision de sagesse. Nous sommes seuls. Nous décidons de partir à 15 kilomètres au sud, puis nous ferons 70 kilomètres plein est, ensuite on montera vers le nord et nous serons sûrs de nous en tirer. C’est ce que nous faisons. En marchant toute la nuit nous rencontrons un certain nombre de véhicules de la division qui nous suivent. Au lever du jour nous comptons une dizaine de véhicules d’unités diverses. Nous rencontrons vers 10 heures une compagnie de chars de camouflage anglais. Tous nos hommes prennent du thé chaud et un petit déjeuner solide. Nous confions les blessés à leur ambulance qui les évacue vers l’arrière ; puis nous repartons un peu réconfortés mais nous n’avons aucune nouvelle des nôtres. Nous remontons vers le nord et nous nous présentons à l’état-major anglais de la 7e division blindée où ils nous indiquent que nos échelons et tout ce qui reste de la brigade sont rassemblés à 100 kilomètres vers l’est. On nous donne de l’essence car nous sommes à sec. Nous rencontrons Morlon qui lui aussi s’était perdu. Le 12 donc, vers 10 heures, nous retrouvons notre unité. Quelle joie ! Darras nous réconforte avec un beefsteack-frites exquis. Mais quelles pertes ! Des 29 officiers du régiment, neuf sont morts ou disparus, trois blessés dont Théodore grièvement : Bricogne, Gufflet, Bourget, Kervizic, etc. Cent quarante sous-officiers et hommes de troupe manquent à l’appel, parmi eux l’adjudant Paulet.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.