Notre-Dame-de-Recouvrance

Notre-Dame-de-Recouvrance

Notre-Dame-de-Recouvrance

L’auteur

Henri Beaugé-Bérubé (6 septembre 1920, Brest – 16 janvier 2015, Paris) étudie à l’École nationale des Arts et Métiers lorsque la guerre est déclarée en septembre 1939. Lorsqu’il apprend que le maréchal Pétain a demandé l’armistice, le 17 juin 1940, il embarque avec son frère cadet Jacques au Conquet, à destination de l’Angleterre, où ils arrivent le 19 juin.

Son but est alors de s’engager dans l’armée canadienne. Mais quand il découvre l’Appel du général de Gaulle, il décide de signer un engagement dans les Forces françaises libres, ce qu’il fait le 1er juillet 1940.

Inscrit à l’École des élèves officiers de la France Libre à Camberley, dont il sort avec le grade d’aspirant, il est affecté, en janvier 1942, au Bataillon de marche n° 3, avec lequel il participe à la campagne de Libye (1942-1943), avant de passer, comme chef de section antichars, au bataillon de marche n° 4 qui combat en Tunisie puis en Italie.

Blessé par balle au bras, près du lac de Bolsena, le 12 juin 1944, alors qu’il effectue une reconnaissance sous un violent bombardement, il est hospitalisé à Bagnoli, à Naples.

Promu lieutenant, il débarque à Cavalaire, en Provence, le 16 août 1944, et participe à tous les combats de la 1re division française libre jusqu’à la capitulation allemande de mai 1945.

Après-guerre, il poursuit sa carrière dans l’armée, comme aide de camp du général Kœnig en Allemagne (1947 à 1949), puis en Afrique du Nord, avant de rejoindre l’administration civile en 1965.

Le document

Henri Beaugé écrit ce poème durant son hospitalisation à Bagnoli, en juillet 1944. Le titre évoque les églises où les femmes de mariniers venaient pour remercier la Vierge Marie d’avoir « recouvré » (retrouvé) leurs époux après leurs voyages. Le poème exprime son souhait de retrouver sa terre natale, le domaine familial de Lossulien, sa mère Marie-Caroline Bérubé – la dame de Lossulien –, mais aussi sa découverte de l’Afrique, du désert, qui l’ont marqué sa vie durant.

Notre-Dame-de-Recouvrance

J’ai rêvé cette nuit,
J’ai rêvé que tous avaient fui
J’ai rêvé qu’avec mes Sarahs
J’avais reconquis Lossulien…
J’ai rêvé qu’avec mes camions, mes canons
J’avais chassé les Prussiens.
J’ai rêvé que tous avaient fui
Pendant la nuit…

J’ai suivi l’avenue qui descend au vallon.
Par-dessus les talus, j’ai revu la maison,
J’ai deviné la ferme et les toits du moulin
Cachés à l’ombre des grands ormes souverains.
J’ai reconnu les bruits familiers du hameau,
Le chant
Du vent
Dans les peupliers argentés
Qu’illumine l’aurore au bord de la chaussée,
Les aboiements des chiens, les battues des sabots
Sur les pavés usés du sentier de la source,
Les jurements d’Arthur qui conduit ses chevaux
Et le cri de Louis Grall qui rentre son troupeau.

J’ai croisé la chapelle, à genoux dans son pré
Comme une cordelière
En prière,
J’ai revu le jardin
Retrouvé le parfum
Des tapis d’héliotropes,
L’allée des camélias près du grand cyprès chauve ;
La porte du verger,
La charmille, les pommiers,
Le porche du manoir,
Le perron, les rosiers…

Dans la maison ?
Les bruits, non plus, n’ont pas changé.
Je reconnais celui des portes,
Celui des clenches et des loquets,
Celui des pas sur le parquet
Qui dit le nom de ceux qui passent…

J’ai remonté les marches du grand escalier
Qui suinte les senteurs humides de l’hiver
Dans la bibliothèque, les livres de marine,
Les cartes qui servaient aux travaux de mon père
L’attendent sur la table… il sera là demain !
Je veux l’entendre encore dans son parler marin
Nous raconter la mer, et la pêche hauturière
Des bancs de Terre Neuve aux Îles du Cap Vert :
Saint Laurent, Labrador, Saint-Pierre-et-Miquelon,
Roulis, chaluts, doris, et hissez la misaine…
Comptine de la mer…
Je veux entendre encore
Les copains de Kerhorré
Avec nous la chanter,
Comme aux temps des grandes vacances…

Notre-Dame de-Recouvrance,
Je ne veux plus rêver
Faites cesser les temps de la désespérance
Et que mon rêve, enfin, soit la réalité.

Je veux vivre la joie suprême d’un retour,
Le temps…
Rien qu’un instant…
Je veux vivre le jour
Qui me fera revoir la dame de chez nous,
Celle de la maison,
Celle de nos départs…, collégiens et marins,
Marins et fantassins sans clairon ni canon,
Mais là…, sur ce perron,
La tête entre ses mains…
Le temps,
Rien qu’un instant,
Le temps d’aller lui dire
Ce qu’elle fut pour son fils en ces années d’errance :
Mon but, ma raison, mon guide, ma tendresse…
Le feu sur l’Angleterre
L’Égypte, la Libye, les combats du désert,
La vallée du Liri, les rives de Bolsène…,
N’auront de sens pour moi que dans cette espérance
Qu’un jour vous bénirez les joies de notre recouvrance
Dans notre maison libérée.

Après ? Je prierai Dieu pour qu’il m’emparadise
Dans des saharas de lumière ;
Je serai le sable et le vent,
Je serai la poussière
Que le désert immortalise…
J’y serai le sable et le vent,
Comme un vagabond sans valise
Attend que renaisse l’aurore…