L’opération « Glamour »… ou la brigade fantôme

L’opération « Glamour »… ou la brigade fantôme

L’opération « Glamour »… ou la brigade fantôme

Henri-Christian Frizza (BM.11) raconte…

Alors que se déroulait la bataille de Bir-Hakeim, le 11e Bataillon de Marche de la 1re DFL, ou BM.11, vécut une aventure bien extraordinaire et plutôt peu connue.
En effet, le BM.11, créé par le capitaine Xavier Langlois, le 15 septembre 1941 au Liban, fut placé, au mois d’avril 1942, alors qu’il venait d’arriver en Libye, sous les ordres du chef de bataillon Bavière et reçut la mission d’aller occuper l’oasis de Djaraboub, à 300 kilomètres de la côte méditerranéenne, à quelque 250 kilomètres au Sud-Est de Bir-Hakeim. Ainsi, entre la mer et Bir-Hakeim, le front de la VIIIe Armée britannique était fortement tenu sur 80 kilomètres environ ; puis, entre Bir-Hakeim et Djaraboub, existait un espace désert et inoccupé de 250 kilomètres à travers lequel on pouvait circuler à peu près impunément. Enfin, au sud de Djaraboub s’étend le Grand Erg libyque.
Après notre installation autour de l’oasis de Djaraboub – qui, soit dit en passant, ne comportait que des puits d’eau natronée imbuvable – nous avions patrouillé largement, en véhicules, autour de la position, en particulier vers le nord et l’ouest.
Le 24 mai, nous reçûmes de la VIIIe Armée une mission assez inattendue à laquelle fut donné le nom d’Opération Glamour. Il fallait attirer sur nous l’attention ennemie, car le haut-commandement sentait l’imminence de l’attaque de Rommel sur le front qui s’étendait de Gazala à Bir-Hakeim (1). Nous allions donc faire une opération de diversion en direction de l’oasis de Djalo, situé à 300 kilomètres de Djaraboub, vers l’ouest, et occupée par les troupes de l’Axe. Mais, pour tenter d’effrayer quelque peu l’ennemi, il fallait nous « gonfler ». Dans ce but, on nous fit parvenir de faux camions constitués par de la toile de sac camouflée que l’on tendait sur des piquets fichés dans le sable. Cette toile bougeait bien un peu sous l’effet du vent, parfois même un piquet se penchait… mais de loin, l’effet était assez réussi. Nous nous déplacions tôt le matin, puis nous nous étendions largement avant de nous arrêter et de planter notre décor autour de nos vrais camions : un aviateur ennemi aurait pu affirmer avoir repéré au moins une brigade motorisée en route vers l’ouest. C’était d’ailleurs le but de la manoeuvre…
Cependant un seul avion, italien, nous repéra alors que nous arrivions en vue de l’oasis de Djalo, mais nous roulions alors sur nos roues, et nos faux camions étaient emballés ! Il nous arrosa de bombes (qui nous manquèrent), disparut, revint une demi-heure plus tard avec un deuxième avion ; tous deux lâchèrent à nouveau quelques bombes, mais, cette fois, sur des buissons assez éloignés ; puis ils filèrent à tire-d’aile. Il faut dire que les aviateurs italiens volaient toujours très haut, même à proximité immédiate de leurs propres positions…
Nous repartîmes alors tranquillement vers Djaraboub, dressant toujours, à chaque arrêt, nos véhicules fantômes, espérant réussir à attirer enfin l’attention de l’ennemi : ce fut en vain. Mais, en cours de route, nous apprîmes, avec une consternation que l’on imagine très mal aujourd’hui, que Bir-Hakeim était tombé le 11 juin et que beaucoup de nos camarades étaient morts, blessés ou prisonniers !
De retour à Djaraboub (plus de 15 jours après notre départ pour la « Glamour Column »), nous reçûmes l’ordre de nous replier sur le delta du Nil. Mais, il y avait plus de 800 kilomètres à parcourir, et l’Afrika-Korps était déjà devant El-Alamein, à 80 kilomètres d’Alexandrie. Par ailleurs, la seule route longeait la côte, nous ne pouvions passer par là !
Il ne restait qu’une solution, partir à la boussole et au compas solaire à travers le désert et traverser la fameuse dépression de Qattara, ancienne mer intérieure longue de 150 kilomètres, dont le fond, à 147 mètres au-dessous du niveau de la mer, est constitué par de la boue et du sable mouvants recouverts d’une fragile couche de sel. La dépression est réputée infranchissable, aussi bien par les experts britanniques que par ceux de l’Axe…
Pour survivre et reprendre sa place au combat, le BM.11 n’a pas d’autre solution : il devra la franchir…

Notes de l’auteur

– Dencol est utilisé pour désigner l’ensemble des troupes britanniques et françaises en position à Djaraboub ;
– Lion est le nom de la Brigade fantôme, équipée de faux camions, qui devait attirer l’attention ennemie vers l’ouest pendant qu’il s’acharnait sur Bir-Hakeim ;
– Glamour était le nom code de cette opération de « fascination », dont le but n’a d’ailleurs pas été atteint…

Après l’opération « Glamour » la dépression « infranchissable » de Qattara

Le 26 juin 1942, nous quittons Djaraboub. Auparavant, nous détruisons tout ce que nous sommes obligés de laisser sur place et qui pourrait servir à l’ennemi. Nos camions sont cependant chargés à bloc de personnel, armement, munitions, fûts d’eau et d’essence pour parcourir les 800 kilomètres environ qui nous séparent du Caire. Nous brûlons les stocks d’essence, des vivres, des munitions inutiles ; nous détruisons au passage les instruments de bord d’un avion de l’Australian Air Force qui avait été abattu près de la piste de Siwa. La ligne téléphonique Siwa-Djaraboub, qui longe la piste, est également détruite.
Le 29 juin, nous passons la journée à Siwa, véritable oasis où vivent des gens que la guerre ne concerne pas ; où l’on trouve de l’eau potable en quantité, des sources fraîches et… de l’ombre ! Siwa, un vrai village sans histoire, alors que la guerre fait rage à 250 kilomètres au nord… Incroyable ! Il y a là une piscine ombragée – dite « de Cléopâtre » – où l’eau est profonde et limpide. On croit rêver, et nous sommes soudain loin de la guerre, après les émotions du départ de Djaraboub ! On achète même des dattes à Siwa, alors que nous n’avions rien pu acheter depuis plusieurs mois… Et, tels des touristes, nous visitons le temple de Jupiter Ammon sous la conduite éclairée de notre aumônier, le Père Starcky.
Le 30 après-midi, nous partons vers Qara mais, dès le départ, nous avons quelques difficultés à franchir, avec nos camions surchargés, les ponceaux étroits et fragiles (construits en troncs de palmiers) de cette piste. Le soir, arrivés à la descente vers la dépression de Qattara, nous commençons à passer quelques véhicules avec prudence. C’est un très mauvais passage long de 4 ou 5 kilomètres, à travers une sorte de marais ressemblant à un immense champ labouré, dominé par des hauteurs de tous côtés, flottant sur un étang d’eau salée. La croûte supporte assez bien le passage d’une cinquantaine de véhicules ; mais ensuite, craquelée, fendue, amenuisée, elle s’effondre dans la saumure qui la soutient un peu grâce à sa densité ! …
Or, notre convoi comporte 250 véhicules de poids très divers : des bren carriers à chenilles (qui passent à peu près facilement), mais aussi des camions Chevrolet de 30 Cwt (2), des « Pick-Ups » Dodge et Morriss, des camions tracteurs de canons de 75 mm antichars, des camions ateliers, etc., tous très chargés de munitions et de matériel.
Le lendemain, 1er juillet, grâce à un camion muni d’un treuil (qui était passé la veille) on parvient à aider les véhicules à franchir ce mauvais passage, roulant un par un sur des « planches à sable » (« sand-channels »), planches que l’on porte à l’avant au fur et à mesure de la progression. Puis, on revient, avec les planches, chercher le véhicule suivant… Quelle chance que l’ennemi, occupé à s’installer face à Alexandrie, n’ait pas pensé à envoyer une mission de reconnaissance par là ! … Mais, tout le monde sait que la dépression est « infranchissable » ! Alors…
Alors, le 1er juillet au soir, tous les véhicules sont sur le versant est de la dépression, tous les hommes aussi, et tout le matériel ! Certes, la vitesse moyenne du déplacement de la colonne a été assez faible. Qu’importe ! Nous étions passés ; nous avions franchi la dépression « infranchissable » de Qattara, à 147 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée ; et, surtout, nous étions tous là ! …
Le 2 juillet, nous repartons. Ma section constitue l’arrière-garde de la colonne : je n’avais qu’à suivre le mouvement, avec toutefois quelques yeux vers l’arrière et vers les côtés (difficile avec la poussière que l’on déplaçait : nous roulions plus vite que la veille !), et aussi, vers le ciel… on ne sait jamais ! Le 3 au soir, nous arrivons sans encombre au djebel Ogla ; le 4, au carrefour de pistes de Bahariya ; et, le 5 juillet, vers 10 heures du matin, nous étions en vue des Pyramides ! … Vues de l’ouest, elles n’avaient pas l’aspect habituel ; mais c’étaient bien elles et le Sphinx nous tournait le dos !
Le maréchal Rommel, commandant l’Afrika-Korps, ne croyait pas que l’on puisse passer par la dépression de Qattara ; l’état-major britannique non plus. De sorte que, dès notre arrivée en vue du Caire, le plan de défense de la capitale égyptienne et des camps militaires avoisinants furent rapidement modifiés et renforcés !
Nous avions perdu – soyons honnêtes – quatre véhicules : très fatigués et nécessitant de longues réparations, nous avions préféré les incendier… non sans les avoir vidés et réparti leur chargement sur d’autres camions. Qu’importe ! le BM.11, avec son personnel et son armement au complet (et même trois mortiers de 81 mm supplémentaires récupérés à Djaraboub) avait rempli sa mission et arrivait, tout frais ! et prêt à repartir du pied gauche, au Caire où, avec les camarades rescapés de Bir-Hakeim, il allait célébrer, avec une ferveur et une joie toute particulières, la Fête nationale du 14-Juillet(3).

(1) La première attaque sur Bir-Hakeim eut lieu le 27 mai.
(2) Cwt : abréviation de « Hundred weight », unité britannique équivalente de 112 livres ou 50,8 kg.
(3) … Mon anniversaire, en plus ! …
NB : Certains détails de cet épisode m’avaient été fournis, il y a déjà quelques années, par le colonel MCS Phipps, qui était alors officier de liaison britannique auprès du BM.11, et que je remercie ici de sa collaboration involontaire, mais si sympathique, à ce récit.
NDLR : Outre le BM.11, qui constituait le « gros de la troupe », le groupement Bavière comprenait :
– la 23e Compagnie nord-africaine (lieutenant Stahl, aspirant Beaudot) remplaçant la 7e Cie du BM.11 dissoute ;
– une batterie d’artillerie (capitaine Marsault) ;
– une section du Génie (adjudant Courbot) ;
– des éléments du groupe sanitaire divisionnaire et du groupe de réparations divisionnaire.
Ajoutons les Britanniques commandés par le «Town Major » Gundry Whyte, avec, en particulier, un escadron indien d’automitrailleuses qui nous a fort heureusement guidés sur notre chemin de retour vers Le Caire.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 278, 2e trimestre 1992.