Comment le colonel Passy devint Français libre, par lui-même

Comment le colonel Passy devint Français libre, par lui-même

Comment le colonel Passy devint Français libre, par lui-même

« Aussitôt ce travail terminé, je pus me faire embaucher comme officier de liaison, ce qui me permit d’assister à l’attaque du 28 mai sur Narvik, sans que d’ailleurs je comprisse beaucoup mieux le déroulement des opérations que Fabrice celui de la bataille de Waterloo.
Je pus toutefois y faire plus ample connaissance avec le lieutenant-colonel Magrin-Vernerey, commandant la 13e demi-brigade de Légion étrangère. Mince et de taille moyenne, le visage énergique, vingt fois raccommodé à la suite de blessures reçues sur tous les champs de bataille, il est une extraordinaire figure de soldat. Il porte sur sa poitrine les témoignages éclatants de ses faits d’armes. Un étrange hoquet, conséquence de quelque traumatisme, le prend de temps à autre et lui enlève pendant des heures toute possibilité d’action. Puis cela passe et le voilà de nouveau prêt au combat… et aux festivités des périodes de repos.
Une auréole supplémentaire le couvre… Il a la baraka ! Quelques jours avant l’assaut contre Narvik, il assiste à une réunion au P.C. d’un de ses chefs de bataillon ; soudain, pris d’un besoin naturel et pressant, il sort pour le satisfaire : c’est précisément le moment que choisit une bombe pour pulvériser la bâtisse ! Chaque matin, il part, accompagné d’un officier, une canne à la main, le revolver dans son étui : il va faire un petit tour dans le « no man’s land », peut-être même jusque dans les lignes ennemies, il reconnaît son terrain. La plupart du temps, il se fait « accrocher » par quelque détachement boche, mais il s’en tire toujours indemne, laissant souvent sur le terrain celui qui l’accompagne, hélas, moins chéri que lui des dieux de la guerre. Un jour, il rentre dans nos lignes ; l’un de ses légionnaires, qui ne le reconnaît pas, lui lâche un coup de fusil à 30 pas… et le manque. Le colonel, furieux, bondit sur le soldat et l’admoneste vertement pour avoir osé manquer un homme à cette ridicule distance. On raconte de lui, mais peut-être n’est-ce là qu’une légende, qu’ayant entendu par hasard un de ses hommes mécontent d’une punition, dire à ses camarades qu’il « lui ferait la peau » le colonel s’approcha et lui donna son revolver chargé. « Suis-moi, dit-il, nous partons en patrouille ». Il se promena pendant une heure, toujours suivi de son légionnaire et rentra à son P.C. sans encombre. «Tu avais dit que tu me tuerais, et tu ne l’as pas fait. Tu feras huit jours de salle de police, cela t’apprendra qu’un légionnaire ne doit jamais mentir ».
Pendant les quelques jours qui précédèrent l’attaque du 28 mai, le calme régna, troublé à peine de temps à autre par la capture de quelque espion nazi déguisé en curé ou en bonne sœur.
Mais l’ordre d’évacuation était arrivé depuis plus d’une semaine et dès que Narvik fut prise, on commença à retirer les unités, tout en maintenant une intense activité de patrouilles, de façon à tromper l’ennemi.

*

« Le 13 juin, nous arrivâmes à Glasgow. Pendant vingt-quatre heures, attendant que le convoi qui devait ramener les Français en Bretagne fut formé, nous errâmes sans but le long des rues tristes et grises : portes brunes aux vitrages dépolis des saloons, étalages monochromes des devantures, suies et brumes, tout nous donnait une impression de gloomy qui déteignait sur nos pensées déjà anxieuses et sombres.

Le lendemain, nous repartîmes, empilés sur quatre petits ragots. Le 16 juin au soir, nous étions devant Lorient où nous ne pûmes débarquer. Aussi fut-ce à Brest que, finalement, nous atterrîmes dans la matinée du 17, encore affublés de nos vêtements polaires.

Avec les autres officiers sans troupe, je me rendis au château pour y prendre les ordres. Nous fûmes, les uns et les autres, chargés de missions diverses de défense, d’organisation, de coupures ou de barrages.

Dans l’après-midi, la rumeur se répandit dans la ville que le maréchal Pétain venait d’annoncer à la radio qu’il avait demandé les conditions d’un armistice. Personne ne voulait y croire ; chacun criait « à la cinquième colonne », aux « manœuvres du traître de Stuttgart ».

Bien rapidement, hélas ! il nous fallut nous rendre à l’évidence. On ne vit plus alors dans les rues que des vieillards, des femmes ou des enfants en pleurs. Pendant ce temps, les Anglais réembarquaient avec célérité et je retrouvais dans les yeux des Français qui les regardaient la même tristesse, par fois la même rage que j’avais observées quelques jours seulement auparavant dans d’autres yeux, là-bas, très loin, vers le Nord.

Puis bientôt, çà et là, éclatèrent des rixes entre militaires, anciens compagnons d’armes. Des civils apeurés, craignant je ne sais quelles représailles, commencèrent à démolir les barricades hâtivement installées. On vit apparaître des soldats ivres, pauvres bougres qui avaient cherché dans l’alcool l’oubli de leur peur ou de leur chagrin. Des armes jonchèrent les fossés, lamentablement abandonnées par des hommes qui ressassaient : « La guerre est finie… C’est Pétain qui l’a dit ! Pourquoi qu’on irait se faire tuer puisque la guerre est finie ? On n’a plus qu’à rentrer chez nous ». Presque en même temps, un flot de rumeurs inonda la ville : les Allemands étaient à Morlaix, à Guipavas… « On » les avait vus. Ils n’avaient pas l’air bien méchant : ne distribuaient-ils pas des cigarettes et de l’essence, se contentant de dire aux gens de rentrer chez eux puisque « Finie la guerre… finie la guerre ! »

Le lendemain, 18 juin, les nouvelles furent plus précises. Le général Bethouard venait de rentrer du G.Q.G. où il avait trouvé, selon sa propre expression, « une assemblée de vieillards assistant sans réaction à la mort de la France ». On lui avait prescrit de se mettre à la disposition du général Altmayer qui essayait, aux environs de Rennes, de constituer une grande unité avec les débris épars des divisions qui refluaient. Bethouard avait bien protesté, faisant ressortir que tout son matériel était sur cargos, à quatre jours de mer des côtes de France… mais l’ordre avait été maintenu. Après tout, ses artilleurs n’avaient qu’à se débrouiller pour trouver des canons dans la campagne ! Au besoin, ils en prendraient à l’ennemi !

En réalité, aucune résistance ne se révéla possible, surtout après le terrible choc causé par le discours de Pétain. Aussi, dans la soirée, le général Bethouard reçut-il l’autorisation de réembarquer ses troupes… tout au moins celles qui pourraient rejoindre Brest à temps. Seuls deux bataillons de Légion étrangère et deux bataillons de chasseurs (le 6e et le 12e) trouvèrent sur place les quelques bateaux qu’un capitaine de vaisseau, collaborateur avant la lettre, consentit, sous la menace du revolver, à laisser venir à quai.

Le 14e bataillon de chasseurs resta devant Brest où il se défendit magnifiquement. Quant aux artilleurs, ils retournèrent chez eux… mais terminèrent leur voyage dans des camps de prisonniers.
Vers minuit, j’embarquai sur le « Meknès » qui prit la mer quelques instants plus tard. Décrire le désespoir et la rage qui nous étreignaient quand nous quittâmes le port de Brest, faisant route, nous le pensions, vers l’Afrique du Nord, serait pour moi chose impossible. Nous essayions tous de nous cacher les uns aux autres notre émotion ou nos larmes, pendant qu’au loin, dernière vision de la terre de France. les incendies éclairaient de leurs flammes démoniaques les remparts de la ville et les collines avoisinantes. Une épaisse fumée noire recouvrait le goulet : grâce à elle nous pûmes échapper aux avions ennemis qui circulaient au-dessus de nous, jetant au hasard leurs bombes magnétiques.

Le 21 juin à l’aube, après plus de deux jours d’une navigation tortueuse, nous arrivâmes à… Southampton. Nous n’avions plus de combustible et sur l’un des bateaux de notre convoi on avait déjà brûlé le pont pour alimenter les chaudières.

Nous fûmes immédiatement acheminés sur le camp de Trentham Park où nous arrivâmes dans la nuit, sous une pluie diluvienne. D’innombrables petites tentes nous offrirent un abri et nous permirent d’attendre le lendemain pour aviser.

Le général Bethouard, pendant ce temps, était parti pour Londres, afin de reprendre contact avec le « gouvernement français ». En attendant son retour, les officiers se réunirent par petits groupes et discutèrent de la situation. Les chasseurs alpins ne pouvaient souffrir les Anglais ; il n’était pas question pour eux de voir au-delà des limites de cette antipathie, souvent irraisonnée. Aussi ne voulaient-ils qu’une chose : « quitter ce sale pays ». Les légionnaires, eux, eussent volontiers continué la lutte, mais par malheur une haine féroce existait entre le commandant d’un des bataillons et le lieutenant-colonel Marin-Vernerey qui, passant au milieu des colonnes allemandes, avait réussi à rejoindre l’Angleterre par les îles de la Manche. Il devint vite apparent que quelle que fut la solution adoptée par ce dernier, l’autre suivrait la voie opposée (1). Un certain nombre d’officiers de réserve, comme le lieutenant Lagier, habitaient l’Angleterre avant la guerre et y avaient leurs capitaux, aussi désiraient-ils y rester… « pour s’y faire démobiliser ».

Les discussions furent bientôt restreintes aux officiers sans troupe et à l’état-major. Le capitaine Faure, chef d’état-major du général Bethouard, officier d’un courage renommé, était l’oracle que les uns et les autres allaient le plus volontiers consulter. Il fallait, disait-il, rejoindre l’Afrique du Nord, car si la France continuait la guerre, notre place était là-bas ; et si l’armistice était signé, l’Angleterre n’en avait pas pour six semaines avant de mettre bas les armes. En outre, ajoutait-il, le devoir était de rejoindre sa famille afin de lui assurer aide et protection.

Que ne fit-on et ne dit-on pas pendant les jours qui suivirent au nom des familles en détresse ? Et dans certains cas, en effet, de véritables drames de conscience se posaient, particulièrement pour les Israélites qui sentaient peser sur leurs femmes et leurs enfants la lourde hypothèque du racisme nazi. Certains, jeunes ou vieux, voulaient absolument livrer à côtés des Anglais le « baroud d’honneur ». Bien peu pensaient alors que l’Angleterre tiendrait.

Des Anglais, soigneusement choisis, et qui servaient d’officiers de liaison, allaient de groupe en groupe, disant aux uns et aux autres que leur devoir était de rentrer en France et que si, d’aventure, ils voulaient rester, ils seraient enrôlés comme « privates » (2) dans l’armée anglaise. Cette propagande émanait des chefs du War-Office (3) qui se montraient fort inquiets de voir rester en Angleterre une grande unité française dont ils suspectaient le loyalisme à l’égard de leur pays. Le chef d’orchestre de ces rumeurs était un certain colonel Williams qui devait, ô curieuse ironie, être désigné par la suite comme officier de liaison auprès du général de Gaulle. On parlait bien, de temps à autre, d’un certain général dont on ne se rappelait plus le nom, qui, avec l’accord du Premier ministre, M. Churchill, avait fait un « appel aux Français », mais cela n’était mentionné par les Anglais que comme un fait sans importance… et sans lendemain. D’ailleurs, ajoutaient-ils M. Churchill avait beaucoup de difficultés au sein du cabinet de guerre où, presque toujours seul, sinon seul, il prônait, en digne successeur du young Pitt la guerre à outrance et par tous les moyens. Par hasard, vers le 25 juin, j’entendis à la radio un enregistrement nasillard, passé à vitesse réduite, d’un appel du général de Gaulle. La nouvelle s’en répandit dans le camp à la vitesse d’une onde sonore, mais personne ne put se procurer le texte exact. Bien peu connaissaient le nom du général, et la nouvelle de sa nomination comme sous-secrétaire d’État à la Guerre n’avait pas atteint la Norvège.

Les discussions devinrent plus âpres encore parmi les officiers. Les « jusqu’au-boutistes », d’ailleurs en petit nombre, étaient accusés par les autres de ne vouloir rester en Angleterre que pour y mener une vie agréable de loisirs et y toucher des soldes mirifiques. Ils oubliaient allégrement par ces nouveaux propos que, quelques heures plus tôt, ils affirmaient que l’Angleterre était perdue, qu’elle serait dévastée et que les imbéciles qui y resteraient n’auraient pour tout potage que les deux shillings journaliers des soldats de seconde classe. En outre, Pétain avait donné ses ordres. Personne n’avait le droit d’hésiter entre le brillant vainqueur de Verdun et ce petit général inconnu « qui prétendait faire la leçon aux Français ».

À son retour de Londres, le général Bethouard réunit tous les officiers et leur apprit que les ordres du « gouvernement » étaient de rejoindre l’Afrique du Nord. Il avait vu le général de Gaulle, son camarade de promotion à Saint-Cyr, et approuvait son geste… sans pouvoir cependant le suivre personnellement car la majorité de ses hommes désirait rentrer et son devoir, nous dit-il, était de rester avec le gros de ses troupes. Toutefois, il laissait les officiers et les hommes libres de choisir leur ligne de conduite, car, en de telles circonstances, la notion du « devoir » était entièrement subjective. Enfin, dit-il en terminant, des cargos avaient été mis à sa disposition feraient route le 30 juin sur Casablanca.

Le général de Gaulle vint à Trentham Park, mais beaucoup d’officiers étaient hors du camp, n’ayant pas été prévenus de sa visite. Ce soir-là, en rentrant, j’appris de la bouche de camarades qui l’avaient vu et entendu ce qu’il leur avait dit et qui se résumait à ceci : « La France a perdu une bataille, mais elle n’a pas perdu la guerre. Il faut que tous les Français qui peuvent le faire s’unissent derrière une même bannière afin que, grâce à eux, la France garde toujours sa place au combat, ce qui lui permettra de partager les fruits de la victoire commune ».

Ceci déchaîna une fois de plus les passions, les mêmes arguments, cent fois rebattus, furent repris, l’insulte « vendu aux Anglais » fit son apparition… Le virus Pétain commençait son œuvre.

Jusqu’au dernier moment j’hésitai, et j’accompagnai le corps expéditionnaire à Barry Docks, où il embarqua. Après une ultime conversation avec Bethouard, qui m’encouragea dans mon projet, je décidai de rester en Angleterre et de rejoindre le général de Gaulle.

Les Anglais, par crainte des parachutistes, avaient supprimé tous les poteaux indicateurs et dressé les indigènes à donner de faux renseignements à tous les inconnus, aussi eus-je, pour atteindre Londres, un voyage semé d’incidents et de détours qui, bien malgré moi, me firent côtoyer les aérodromes les plus secrets.

En compagnie de X…, je finis toutefois par arriver dans la capitale, au cours de la nuit du 30 juin. Ce brave X… ne parlait pas un mot d’anglais, aussi mon étonnement fut-il grand lorsque le lendemain vers 9 heures, je le vis à l’hôtel sans galons, ni képi et qu’il me dit d’un air triomphant : « Je reviens du b… et le mieux de tout, ajouta-t-il, c’est qu’on m’a pris pour un simple soldat et que j’ai bénéficié d’un tarif de faveur ». Pour qui connaît l’Angleterre et les Anglais, la réussite d’une pareille entreprise au fin fond de Kensington apparaîtra comme un des plus extraordinaires tours de force dont jamais on entendit parler.

(1) C’est d’ailleurs ce qui se produisit en fait, et Magrin-Vernerey resta en Angleterre avec un seul de ses bataillons. L’autre bataillon rejoignit l’Afrique du Nord.
(2) Soldats de 2e classe.
(3) Ministère de la Guerre.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950, tiré de 2e Bureau Londres (1940-1941), première partie des Souvenirs du colonel Passy parue aux Éditions Raoul Solar en 1947.