Position des Français libres vis-à-vis des problèmes nationaux

Position des Français libres vis-à-vis des problèmes nationaux

par le général de Larminat, Haut-Commissaire de l’Afrique française libre, membre du Conseil de Défense de l’Empire Brazzaville, le 18 février 1941

Des renseignements récents, venus de France, nous ont éclairés sur certains arguments que nous opposent nos ennemis, désireux d’enrayer le mouvement qui pousse irrésistiblement le cœur des Français patriotes et de bonne volonté vers les Français Libres.

Ces arguments sont faciles à réfuter, car ils reposent sur des malentendus, voulus ou non, relativement à notre position et à nos buts. Il est nécessaire que nous les fassions tomber, car il ne faut pas qu’un écran se forme entre Français patriotes.

Il faut qu’au jour où nous nous retrouverons tous dans la victoire libératrice, nous n’ayons que des motifs de nous unir et aucun de nous diviser.

L’un des arguments que l’on utilise contre nous le plus volontiers est que nous serions les partisans du régime parlementaire et des mœurs politiques d’avant-guerre, que notre but serait de les rétablir tels quels, que nous serions le refuge du personnel politicien le plus décrié, le plus funeste au pays.

Nous avons déjà fréquemment marqué notre position à ce sujet. C’est celle de Clemenceau quand il prit le pouvoir en 1918 : “Nous faisons la guerre, rien que la guerre”, et que symbolise notre devise : “HONNEUR ET PATRIE” qui exclut toute idéologie politique.

Notre seul objectif est de gagner la guerre pour restituer à notre Patrie son indépendance et sa grandeur. Nous concentrons tout notre effort sur cet objectif, nous négligeons tout ce qui peut nous en détourner ou nous affaiblir.

Nous voulons libérer notre Pays, non pas pour y restaurer tel ou tel régime, mais pour qu’il recouvre la force et l’indépendance d’où naîtra sa rénovation. C’est le Pays lui-même qui trouvera alors en lui les principes, les hommes, les institutions propres à le rénover.

Nous savons très bien qu’une nation ne subit pas un désastre comme le nôtre sans qu’il y ait à cet effondrement des causes profondes. Nous savons que la connaissance de ces causes est nécessaire ; nous savons qu’il faudra des réformes radicales pour régénérer le Pays.

Mais ceci n’est pas notre affaire en ce moment. Quand la maison brûle, ce n’est pas le moment de reprendre les fondations vicieuses. Il faut d’abord éteindre le feu qui menace de tout dévorer ; c’est seulement quand le principal du bâtiment est sauvé que l’on fait appel à l’architecte pour reconstruire, en partant de la base s’il le faut.

Le péril allemand est l’incendie qui menace de tout dévorer de notre Pays. La mission que nous nous sommes donnée est d’éteindre cet incendie. Et pour cela, nous faisons appel à tous les hommes de bonne volonté. Nous ne leur demandons pas de justifier de leurs opinions politiques, de leur religion ou de leur race, mais seulement de leur volonté de servir sans conditions, pour sauver l’indépendance du Pays.

Nous refusons de nous affaiblir en une pareille crise en distrayant notre attention et notre énergie sur la recherche et la poursuite des responsabilités du désastre. Les désordres politiques qui ont engendré ce désastre appartiennent au domaine de la mort, il est trop tard pour rien y faire, alors que la France vit et qu’elle est en un grand péril dont il faut la sauver.

Voilà notre position, c’est celle de combattants qui, les armes à la main, refusent de s’occuper d’autre chose que de l’ennemi et des moyens de le battre.

Les Français de la Métropole ne peuvent plus se battre. Ils doivent subir en ce moment et nous comprenons qu’ils aient le temps de réfléchir sur ce qui leur est arrivé. Ces réflexions sont certes utiles et profitables, mais nous leur demandons de ne pas perdre de vue qu’elles ne serviront à rien si l’ennemi est vainqueur et nous impose sa loi, car cette loi anéantira chez nous toute possibilité de choisir notre destin.

Qu’ils n’oublient pas que cet ennemi n’a repris sa force qu’en profitant de nos querelles intérieures et qu’en juin 1940, il a eu le génie diabolique de briser complètement notre volonté de résistance, en exploitant par ses complices de l’intérieur cette intoxication politicienne des Français, en dérivant sur la recherche des responsabilités ce qui nous restait d’esprit combatif. Qu’ils n’oublient pas que le peu qu’ils peuvent faire pour affaiblir et gêner cet ennemi est aujourd’hui mille fois plus important pour le salut du Pays que la critique la plus pertinente des causes de notre effondrement et l’élaboration des systèmes politiques les mieux équilibrés.

Ces Français ont un gouvernement dont le chef est hautement respectable, dont certains membres sont indubitablement patriotes et honnêtes. Et cependant, alors que nous négligeons les gouvernements antérieurs, parce que négligeables puisqu’ils sont défunts et impuissants, nous attaquons vivement ce gouvernement de Vichy, car, lui, est actuel, et ses décisions peuvent peser d’un poids terrible dans les destinées de la Nation pour autant qu’elles favorisent directement ou indirectement nos ennemis.

Quant aux réformes d’ordre intérieur auxquelles procède ce gouvernement et qu’il paraît considérer comme l’essentiel, nous n’avons pas à les juger car nous sommes trop éloignés et mal informés. Mais nous pensons que c’est un moment très mal choisi pour procéder à des réformes de structure que celui où l’ennemi occupe la plus grande partie de notre territoire, la plus riche, la plus peuplée, où il tient en captivité les deux millions de Français les meilleurs, où ses agents, qui pénètrent jusque dans les conseils du gouvernement, contrôlent notre vie nationale.

Il fallait à la France submergée un gouvernement pour traiter avec l’ennemi qui foulait son sol. Il lui fallait pour cela des hommes durs, courageux et ayant de l’autorité ; mais des hommes qui restreignent leur mandat aux nécessités immédiates, c’est-à-dire à protéger le territoire qui ne pouvait échapper à l’ennemi, et ne se reconnaissent pas le droit de traiter pour ce qui restait libre ; des hommes qui réservent l’avenir national au lieu de le sacrifier à un hypothétique plat de lentilles. Ces hommes devaient se considérer comme gérants de séquestre sans autre ambition que de conserver tout ce qui pouvait l’être dans les prises de l’ennemi.

De tels hommes, nous les respecterions et les admirerions. Nous ne pouvons admirer nos gouvernants de Vichy, et si nous respectons les intentions de ceux d’entre eux qui sont honnêtes et dépourvus d’ambitions personnelles, nous ne pouvons respecter les principes de leur action.

Jeanne d’Arc a été faite Sainte de la Patrie parce qu’elle a symbolisé la révolte de l’âme nationale contre le roi étranger régulièrement intronisé par les plus hautes autorités du royaume. La popularité de Gambetta et des hommes de la Défense Nationale est née de ce qu’ils ont symbolisé la volonté de résistance de la Nation contre le Prussien vainqueur du gouvernement légal. Jeanne d’Arc et eux se sont battus sans alliés, avec de faibles forces. L’une a vaincu, les autres ont sauvé l’honneur et préparé le renouveau national.

Nous prétendons sauver l’honneur et vaincre dans l’alliance du puissant Empire Britannique. C’est une entreprise honorable et raisonnable. Elle suffit à nos forces.

Que l’on nous dispense de vues plus machiavéliques et lointaines. A chaque jour suffit sa peine.

L’on nous accuse aussi de rompre l’unité nationale pour faire le jeu d’intérêts britanniques traditionnellement opposés aux intérêts français.

Nous ne devons pas nous étonner de ce reproche, puisqu’une autre habileté diabolique des Allemands, en cela encore puissamment aidés par leurs complices de l’intérieur, a été de détourner contre les Anglais la rage du peuple français vaincu.

Mais il nous fournit l’occasion de définir avec netteté notre position vis-à-vis de la France de Vichy, vis-à-vis des Britanniques, et de dire pourquoi nous avons la conviction, à vrai dire partagée d’instinct par l’immense majorité des Français, que la victoire de l’Empire Britannique sera le salut de la France.

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Vis-à-vis de la France, nous sommes des enfants fidèles. Nous ne nous considérons nullement comme des rebelles. Et si nous désobéissons au gouvernement de Vichy, ce n’est que dans le but de mieux servir la France. Nous sommes dans la situation du fils plus hardi qui quitte le giron d’une famille ruinée et accablée de dettes pour chercher en des pays neufs les moyens de rétablir l’honneur et l’aisance du foyer familial. Son père le maudira peut-être de s’expatrier, ses frères timides ou empêchés envieront son audace, mais lui sait bien qu’il ne se sépare des siens que pour mieux les aider. C’est ainsi que nous nous concevons par rapport à la France métropolitaine. Et nous désirons rester en contact avec elle. Ce n’est pas nous qui coupons les ponts, qui arrêtons les lettres et les télégrammes ; ceux qui font cela sont les agents du gouvernement de Vichy. Il n’y a pas une once de séparatisme dans notre cœur, il n’y a que des sentiments filiaux. Nous ne revendiquons que la liberté de lutter pour délivrer notre pays.

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Vis-à-vis de la Grande-Bretagne, notre situation est exactement celle qu’aurait eu le gouvernement Français de juin 1940, s’il s’était replié en Afrique du Nord pour continuer la guerre. Ce gouvernement aurait conclu avec l’Angleterre des arrangements économiques, militaires, financiers, destinés à lui permettre de vivre pour combattre. C’est justement ce que nous avons fait, et ces arrangements ont été conclus par un Conseil de Défense de l’Empire régulièrement reconnu par la Grande-Bretagne comme apte à traiter des intérêts de la France. Nul n’aurait songé à reprocher à ce gouvernement français d’aliéner la souveraineté nationale, ni à le taxer de séparatisme. Pas plus que nul n’a songé à reprocher à la France ou à l’Angleterre d’avoir des visées impérialistes sur la Pologne le jour où ces deux pays ont pris à leur compte la reconstitution et l’entretien des forces polonaises. Tout cela est net, loyal, clair ; les souverainetés nationales restent entières ; toutes les ressources sont mises en commun pour combattre l’ennemi commun.

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Le roi d’Angleterre et ses ministres ont affirmé à plusieurs reprises et de la manière la plus solennelle que la Grande-Bretagne s’engageait à rétablir, après la victoire, la France dans son indépendance et sa grandeur.

Cela ne suffit pas à certains, qui s’en vont répétant que ces engagements sont nés du besoin et que, le besoin cessant, la Grande-Bretagne reprendra sa politique isolationniste et impérialiste traditionnelle ; et qu’en admettant même qu’elle restaure la France dans son intégrité, elle n’en pratiquera pas moins à son égard la méfiance qui a pesé d’un poids si lourd sur l’évolution de l’Europe de 1918 à 1938.

“Si la victoire anglaise, disent-ils, n’a d’autre effet que de reconstituer une France trop faible et mal soutenue en face d’une Allemagne ménagée par le vainqueur, alors il vaut mieux composer tout de suite avec l’Allemagne et subir la loi.”

Ces hommes reprochent à l’Angleterre de n’avoir pas compris en 1918 que le temps de l’impérialisme français en Europe était passé et que c’était l’impérialisme allemand qui était à craindre et à combattre. Ce reproche est fondé et les Britanniques eux-mêmes sont les premiers à se l’adresser aujourd’hui. Car ils ont compris, et c’est un peuple qui réalise pleinement, fortement et durablement ce qui lui apparaît évident.

Nous ne devons pas commettre la même faute qui serait pour nous de méjuger les Anglais. Certes, nous n’avons pas le droit de nous en remettre uniquement à leurs déclarations et à leurs engagements, mais nous avons le devoir de comprendre quels sont leurs intérêts et en quoi ces intérêts nous garantissent une collaboration effective et profitable.

En 1918, l’Angleterre était encore victorienne, c’est-à-dire occupée avant tout d’étendre et d’enrichir son Empire. L’Europe continentale n’était à ses yeux qu’une réunion de voisins gênants, parmi lesquels il suffisait de maintenir une convenable division pour pouvoir tranquillement vaquer aux affaires sérieuses. La guerre contre l’Allemagne qui se terminait avait été un très désagréable épisode, car il avait fallu sérieusement payer de sa personne. Mais, après tout, les guerres contre Napoléon avaient été pires et l’on en avait retiré un siècle de paix et une prospérité étonnante. Il suffisait d’appliquer la même formule à une Europe non fondamentalement modifiée et, en conséquence, le danger allemand écarté, veiller à ce que ne renaisse pas le danger français.

Erreur stratégique dont les Anglais sont entièrement revenus. Ils sont cette fois devenus Européens et, d’un seul coup, sont allés dans cette voie au point où Churchill a pu proposer à la France en juin 1940 une union des deux Etats. Formule étonnante de hardiesse qui n’était pas un expédient mais le signe d’une révolution dans les idées et les sentiments.

Les Britanniques ont compris qu’ils ont le devoir d’organiser l’Europe après la guerre, pour leur sécurité propre comme pour celle d’une civilisation à laquelle ils sont passionnément attachés. Leur intérêt leur interdit de faillir à ce devoir : ils n’y failliront pas.

Cet intérêt les attache à la France. Car un ordre européen basé sur le respect des justes libertés de l’homme exclut les états totalitaires. Seule la France, corrigée par l’épreuve de son goût des luttes intestines, peut collaborer avec la Grande-Bretagne. La rétablir dans toutes ses prérogatives d’Etat indépendant, favoriser la reconstitution de sa force, autant de nécessités vitales pour la Grande-Bretagne victorieuse. En aucun point cela ne signifie que l’Angleterre prétende nous imposer un régime politique donné. Par définition, l’esprit britannique comprend et respecte le particularisme. Sachant que nous communions dans le même idéal de civilisation basé sur le respect de la dignité humaine, il ne peut nous demander que d’être efficaces et forts dans notre génie propre.

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L’Europe de demain, quel que soit le vainqueur, sera organisée et dirigée, car l’anarchie européenne ne peut se perpétuer sans amener la ruine de notre continent.

Si l’Allemagne était victorieuse, le nouvel ordre serait la pire barbarie d’où sortiraient de terribles convulsions, car on ne comprime pas l’individu sans provoquer l’anarchie à un moment donné. La civilisation anglo-saxonne est exactement la nôtre, la civilisation gréco-latine christianisée, polie et affinée au cours des âges et des luttes. Cette civilisation doit stabiliser et sauver le monde. Nous en sommes par tradition les meilleurs champions, nous ne pouvons lui manquer aujourd’hui.

C’est aux côtés de la Grande-Bretagne que nous referons une Europe contre les barbaries totalitaires. La France y retrouvera son rôle historique.

Nous autres, Français Libres, nous prétendons préparer cette grandiose rentrée en scène de notre Pays en refusant de pactiser avec les barbares, quelle que soit leur puissance matérielle, en combattant pour les valeurs spirituelles d’où naîtra la paix dans la justice internationale et sociale.

Le ralliement de l’Afrique équatoriale française

Manifeste aux Français de l’Afrique équatoriale française (20 août 1940)

L’esprit du mouvement de la France libre (23 août 1940)