Ici Radio Accra…

Ici Radio Accra…

Ici Radio Accra…

Souvenirs de la mission de la France Libre en Gold Coast

À la mémoire de Georges Ponton et de Stéphane Manier
Je n’ai jamais pris de notes ; parfois, dans mes instants de lâcheté, je me prends à penser qu’en ce faisant, je me conformais à des ordres. Des ordres ont existé ; mais j’aime mieux dire tout de suite que ce ne fut point l’esprit de discipline, mais une invincible paresse qui m’empêcha de tenir un journal. Je sais abattre une considérable besogne, mais il faut que j’y sois contraint. Ces lignes, je ne les écris que parce que j’en fis la promesse au colonel Massip ; sans elle, je crois bien qu’un autre esquisserait l’histoire de la mission d’Accra, ou qu’elle resterait dans les limbes des chroniques qui n’ont point trouvé de chroniqueurs…
Pourtant cette modeste histoire vaut peut-être d’être contée.
*
Donc, je n’ai point de notes ; je le répète, pour m’excuser auprès de ceux dont les noms ont déserté ma mémoire et qui s’étonneront sans doute de ne point se retrouver parmi ceux dont je vais évoquer le souvenir ; qu’ils sachent bien qu’ils demeurent aussi vivants dans mon cœur que les autres, compagnons des jours d’espoir et d’aventures, tous ceux qui se retrouvaient sur les marches qui menaient à la maison rose et verte, où, sur la route d’Atchimota s’abritait la mission de la France Libre en Gold Coast. Qu’ils me semblent encore près de moi quand je regarde la photo qui illustre cet article !
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Les membres de la mission (RFL).

Il y a plus de dix ans déjà…

Comme cela s’est terminé brusquement… j’allais écrire brutalement. C’était un dimanche, fin novembre 1942. Nous étions, comme chaque dimanche, sur cette plage de Winneba où la barre atlantique est moins méchante qu’ailleurs. Au-dessus de la braise encore chaude, les restes du mouton – méchoui traditionnel – achevaient de se calciner ; il y avait de l’ombre au pied des cocotiers ; le cheval du capitaine Blondel, libéré de ses cavaliers successifs, baissait la tête, dans l’attente de ce qui pouvait lui arriver encore, quand le vent du large allait réveiller les médiocres centaures endormis. (Je ne parle pas de Blondel qui, lui, était un cavalier… Il y a même une histoire d’étriers perdus que je ne vous raconterai pas.)
C’est alors que Lord Duncannon est venu nous rejoindre. J’ai tout de suite compris qu’il y avait du nouveau. Depuis huit jours déjà, ça n’allait plus très bien. Qu’est-ce qui se mijotait là-haut, à Alger ? Que signifiait l’attitude de Boisson à Dakar et les prises de contact entre lui et Lord Swinton ? À quoi rimaient ces rencontres furtives et pleines de hargne aux frontières du Togo ? Enthousiasme du 8 novembre, comme tu commençais à t’effilocher !
Ah, ce ne fut pas long ; cordial, très cordial même (et comment Lord Duncannon ferait-il pour ne pas être cordial ?) mais derrière toutes ces cordialités, il y avait tout de même une décision.
« I am sorry, old man, I have some bad news for you ! »
Le « bad news », la mauvaise nouvelle, il l’avait déjà donnée au commandant Ponton ; et voici que Manier et moi l’apprenions à notre tour.
Fini, Radio Accra, finie la voix de la France Libre en Afrique occidentale… Couic… Silence.
Mais pendant 22 mois tout de même, Stéphane Manier et moi-même avions été les seuls journalistes de la radio, au monde entier sans doute, à pouvoir, sans même l’ombre d’une censure, dire exactement ce que nous pensions. Cette prodigieuse liberté nous l’avions due tout d’abord à l’affectueuse confiance que nous témoignait le commandant Ponton, mais aussi au libéralisme magnifique dont avaient fait preuve les autorités britanniques, civiles et militaires. Au moment où Lord Swinton nous tordait le cou, c’est cela qui nous consolait dans notre disgrâce.
*
Tout cela avait commencé un peu comme un rêve bousculé. Londres sous les bombes, au retour de Douala, après Dakar ; cet appel chez le général de Gaulle, cette désignation pour une mission dans un endroit d’où je revenais à peine en six semaines de navigation hasardeuse, cette nouvelle traversée sur le Highland Brigade, cette rapide escale à Lagos, l’envol sur un petit monomoteur, l’arrivée à Accra sur une piste de cendrée, jalonnée par des centaines de termitières. (Quand je quittai Accra, près de deux ans plus tard, l’aérodrome aurait pu rivaliser avec Orly d’aujourd’hui.)
Un grand garçon brun, les yeux rieurs, s’est présenté à moi : « Sergent Noirel, Mon Lieutenant. Le capitaine Ponton vous attend au bureau. »
*
Georges Ponton. Il faut en camper le portrait, en tête de ce récit, pour qu’il soit là, en figure de proue, à la place qui lui revient, qui lui serait toujours revenue au cours d’une carrière qui s’annonçait éblouissante. Quatre ans plus tard, hélas, à Fort-de-France de Martinique, je devais voir son pauvre corps brisé, à l’issue d’une tragédie qui, pour moi, demeure encore inexpliquée.
Un front haut, une chevelure brune et drue qu’éclairait à droite une mèche presque blanche, et sous ce front, des yeux dont le premier regard vous prenait tout entier. Virilité, souplesse, élégance. Telle était la première impression, et rien de cela n’était trompeur.
Ce n’était pas facile d’être chef de mission en Gold Coast, de représenter, en territoire britannique, la France Libre (on disait encore la France combattante) à trois mois à peine du fiasco de Dakar. Le moins que l’on puisse dire est que l’état-major d’Atchimota ne nous prenait pas tout à fait au sérieux. Comme il a su nous faire notre place, virilement, sans rien quémander, sans rien abandonner !
Avec quelle souplesse, cet administrateur et ce soldat sut-il se faire diplomate ! Comme il a su saisir au vol, chaque occasion, même la plus imprévue, voire même parfois la plus douteuse. Un autre que moi écrira peut-être un jour l’histoire du roi des Abrons et de son passage, avec sa tribu, de Côte d’Ivoire en Gold Coast. Elle est peut-être un peu obscure.
Mais Georges Ponton a su faire en sorte que la presse des États-Unis tout entière s’empara de la chose et nous en fit une auréole dont nous restâmes les premiers ébahis.
Avec quelle élégance raffinée savait-il se mouvoir dans ces salons si guindés parfois, que même en pleine guerre, par quatre degrés de latitude nord, les fonctionnaires britanniques n’y pénétraient qu’en smoking noir. Il parlait un anglais informe, et qui ne s’est guère amélioré ; mais sa personnalité, son rayonnement étaient tels qu’il devenait d’emblée l’invité d’exception vers qui se tournaient tous les yeux, se tendaient toutes les oreilles.
Nous nous sommes heurtés parfois durement ; j’ai de lui une lettre de semonce de six pages, qui se termine sur ces mots : « Eh bien, soyez content… vous m’avez fait perdre deux heures ! » Cela remonte à cette période trouble de novembre 1942, où nos nerfs étaient à fleur de peau, et où personne, jamais, n’avait tout à fait raison. Mais je ne lui avais pas fait perdre deux heures. Sur ces six pages, il avait bâti une analyse si serrée de la situation à Alger, que tout le drame y était prévu, dans son implacable déroulement où le sinistre allait se mêler ou bouffon, jusqu’à cette conclusion logique que tout alors, sans nous en excepter nous-mêmes, semblait s’ingénier à rendre impossible.
*
Georges Ponton m’attendait dans la maison rose et verte, et cette première entrevue dura bien trois minutes.
«Avez fait bon voyage ? Tant mieux. Il doit être 4 heures, hein ? alors, voyez Bernard. L’émission est à 6 heures. Au boulot ! »
J’ai vu Bernard, pasteur méthodiste, et mon premier adjoint. Il était arrivé en Gold Coast, venant de son poste de mission en Côte-d’Ivoire, avec sa femme et un moutard, s’accrochant dans la brousse à une colonne de forcenés conduite par deux ou trois officiers acharnés à demeurer dans la bataille. Les militaires ne tardèrent pas à savoir quoi faire. C’est parmi eux que se recruta la poignée d’hommes que Leclerc, quelques semaines plus tard, dans une pirogue partie de Tikko, devait mener à l’abordage du Cameroun. Mais Bernard était civil, excessivement civil ; plus civil encore peut-être que moi-même, et c’est là beaucoup dire sans doute, comme l’attesteront tous ceux qui m’ont connu sous l’uniforme.
Alors, Bernard avait pris en main Radio Accra. Pendant près de deux mois, en attendant mon arrivée, il avait, seul, assuré une heure et demie d’émission par jour, bâtissant un cadre solide déjà et dont je n’ai à peu près rien modifié au début : journal parlé, commentaires, partie musicale étaient déjà inscrits dans ce cadre, improvisé avec bonheur, par cet homme doux et timide, au tendre regard de myope, et qui jamais, avant de se mettre à la besogne, n’avait sans doute vu l’intérieur d’un poste d’émission. Et dès lors, pendant quelques mois sans histoire, nous fûmes deux à faire le travail.
Une crise de malaria m’expédia, verdâtre et tremblotant à l’hôpital. Quinze jours de quinine liquide, à outrance. Puis le bon docteur Gillespie voulut m’envoyer à la montagne. Il n’y a pas beaucoup de montagnes en Gold Coast.
« Dchang ! » dit Georges Ponton.
Le lendemain, un appareil de la R.A.F. me déposait à Lagos, en route pour le Cameroun. Je descendis chez le lieutenant Agier pour attendre la correspondance.
«Tiens, me dit mon hôte, il y a là un soi-disant journaliste qui s’est évadé de Dakar, et qui vient de nous arriver. Stéphane Manier. Tu connais ça toi… ? »
J’ai trouvé Stéphane le soir même, à peu près déguenillé, à peu près aussi sans un sou, dans un invraisemblable bouis-bouis où on avait relégué ce pauvre type dont nul ne connaissait le nom à Lagos.
Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Providentiel paludisme, comme j’ai pu te bénir ! Le lendemain, j’assourdissais le colonel Adam de mes exclamations de joie. Il finit par câbler à Accra et avant même que mon avion ne m’emportât vers Douala, Stéphane s’était envolé vers la Gold Coast.
Un mois plus tard, j’étais de retour à Accra. Mais ce mois avait suffi à Stéphane pour tout bouleverser. Au diable les émissions compassées dans lesquelles j’avais cru devoir m’enfermer ! Certes, le sérieux n’en était pas exclu, mais tout ce que la fantaisie la plus débridée, en même temps que la plus aimable, pouvait inventer dans le domaine d’une radio propagande, il l’avait déjà mis en oeuvre. Les informations et les commentaires étaient maintenus, mais comprimés dans le temps. Pour le reste, à nous l’imagination. Montrons un peu aux gens d’à côté que la blague n’est pas morte. Et voici qu’il lance dans la bagarre tous ceux qu’il peut, à coup de prières ou de gueule, amener devant le micro. Et je te rafle le personnel de la F.A.O. et celui de la S.C.O.A. Et je fais de Ginette une vedette dont la voix va bientôt appeler tout un courrier de Brazzaville, de Bangui, de Fort-Lamy, et par voies détournées, d’Abidjan et de Lomé.
Les sketches succèdent aux sketches. Le tambour introduit le garde-champêtre qui aura tous les accents de France : « Avis à la population… » et il fallait entendre ces avis. Toute la mission (elle s’était entre-temps singulièrement étoffée) se prend au jeu. Tous, y compris Georges Ponton ; voilà qu’il invente, à l’instar de la B.B.C., de mystérieux messages auxquels il donne un sens fatal. « Pour l’antilope à Bamako… Le lézard est au bord de l’eau. »
Plus tard, bien plus tard, nous avons su que ce message, répété à intervalles irréguliers, déclenchait chaque fois, en plein Soudan, à plus de 2.000 kilomètres de chez nous, une activité fiévreuse des patrouilles qui fouillaient les bords de tous les marigots à la recherche de cet aquatique lézard qui n’existait pas plus que sa commère, la mystérieuse antilope.
Et pourquoi se limiter aux ondes ? Il y a des jours où l’on voudrait faire autre chose. À nous l’imprimerie.
Un ukase du gouverneur de la Côte-d’Ivoire interdit sous peine de sanctions graves l’écoute de Radio Accra. Bonne occasion de rire. Voilà que nous rédigeons, précédé d’un copieux exposé des motifs, un arrêté gubernatorial donnant l’ordre à la population d’Abidjan d’écouter pendant une heure au moins par jour les émissions de Radio Paris. Huit jours plus tard, le document circulait sous le manteau dans toute la Côte-d’Ivoire.
Mais le chef-d’œuvre de Manier fut sans doute ce numéro entièrement apocryphe du « Petit Écho », parfaitement imité au point de vue typographie, transporté avec Dieu sait quelles complicités à Abidjan, et si bien mélangé à l’édition authentique, que les marchands le vendirent sans même s’être aperçus de la substitution. Ahurissement joyeux des uns, indignation des autres quand on y découvrait que l’on conseillait à M. André Demaison, auteur des « Animaux que l’on appelle sauvages », d’écrire maintenant un livre sur « Les hommes que l’on appelle domestiques ».
*
Mais j’allais à nouveau quitter Accra pour quelques mois. Le gouverneur Cournarie, à la suite de je ne sais quelles sombres machinations, obtint mon détachement à Douala. Je dis « sombres » parce que je n’ai jamais su le fin mot de cette histoire. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, qu’il sache bien que je garde de sa bienveillance et de sa courtoisie, de l’hospitalité aussi de Mme Cournarie, le souvenir le plus reconnaissant. Mais il y avait à Accra un tel esprit d’équipe que ce ne fut pas sans peine que je quittai la Gold Coast pour essayer de ranimer Radio Cameroun.
Je ne l’ai jamais ranimé, mais cela pour des raisons exclusivement techniques, car le poste était mort, définitivement. Je dus me borner à faire, tout seul, un copieux bulletin quotidien, qu’une ronéo défaillante rendait très souvent illisible. Le Japon entrait en guerre, et ce furent des jours très sombres. Mais tous les mardis, la voix de Stéphane adressait un message à « Drôle de cas, à Douala » (drôle de K…, vous voyez l’astuce !), et me tenait à peu près au courant de ce qui se passait là-bas, chez nous.
Et puis, au mois de mars, je quittai le Cameroun, comme j’y étais arrivé, sans connaître mieux la raison de mon départ que je n’avais connu celle de mon arrivée. Le télégramme me rappelant à Accra me toucha là-haut, à Bafang où je soignais une effroyable et persistante bourbouille. Mon brave Kwamina, qui m’avait accompagné, poussa un hurlement de joie, et comme le soleil se couchait, il tendit son tapis de prières, et longuement, s’inclinant dans la direction de la Mecque, remercia Allah qui le ramenait chez lui. J’avais envie d’en faire autant. Trois jours après, je m’embarquai sur le Pierre-Loti dont le commandant, Australien, et passablement piqué, m’accueillit dans la nuit, le revolver au poing et, à la bouche, la menace de me mettre aux fers… Comme ça, d’emblée, et sans explications. Quatre mois plus tard, il mettait son vieux et charmant rafiot à sec sur un caillou au large de Port-Boué ; sans explications non plus. Ça ne m’a pas beaucoup étonné.
Huit jours en mer avec Henri de Vilmorin ; 23 livres gagnées au vido ; il ne me les a pas encore pardonnées. Pas plus qu’il n’a pardonné au gouverneur du Nigeria, qui, à Lagos, alors que Vilmorin s’apprêtait à prendre l’avion pour Freetown, le fit descendre au dernier moment pour le remplacer par deux bourriches d’huîtres qu’il envoyait à son collègue de Sierra Leone. Je n’invente rien…
J’arrivai à Accra ; l’usine ronflait de plus belle et je retrouvai ma place auprès de Stéphane ; le travail reprit comme s’il n’y avait pas eu pour moi un hiatus de près de six mois.
*
C’est alors que commença la grande période de la Gold Coast. Et tout d’abord, quelques milliers d’Américains s’occupèrent à faire de l’aérodrome un des plus considérables et des plus actifs du monde. Bientôt, nous vîmes, du large où ils avaient abandonné d’invisibles porte-avions, des essaims de chasseurs s’abattre sur le terrain. Le lendemain, ils reprenaient leur vol vers l’Égypte et la bataille. Qu’auraient fait les Alliés sans Éboué, sans Fort-Lamy !
Puis vinrent les visites et les passages. Nous avions pu nous installer un peu plus au large et le commandant Ponton (la quatrième ficelle venait d’arriver) allait pouvoir occuper une belle maison, au sommet d’une petite colline, où, le soir, passait le vent du large. C’est à la veille de son déménagement que se produisit l’arrivée sinon la plus importante, certainement la plus pittoresque et la plus inattendue.
Le colonel Adam et Madame (on ne les voyait jamais l’un sans l’autre – et je serais tenté de dire l’une sans l’autre -) étaient venus chez nous en tournée d’inspection. Dans la maison rose et verte, Georges Ponton nous recevait à dîner.
Au milieu du repas, un des boys se pencha vers moi :
– Mon Y’eutnant… y en a député.
Je le regardai, ahuri.
– Quoi, qu’est-ce que tu racontes ?
– Mon Y’eutnant… y en a comme ça député !
Georges Ponton m’interrogea du regard.
Je ne sais pas ce qu’il y a, Mon Commandant, je vais aller voir…
Eh bien, il y avait au bas des marches un être hirsute, un peu déguenillé, chaussé d’espadrilles, musette en bandoulière, et qu’une voiture militaire anglaise venait de déposer à la porte. L’être s’avança, parut vouloir claquer des talons, esquissa un vague salut et se présenta :
– Paul Antier, député de la Haute-Loire.
Pas de doute. «Y en avait, comme ça député. » Et qui venait de Côte-d’Ivoire, ayant abordé en Gold Coast à la nage. Le lieutenant Choque, qui nous représentait à Takoradi, l’avait bien reçu le matin, mais une tornade avait coupé les communications. Alors il l’avait simplement embarqué pour Accra, en se pourléchant les babines à l’idée de la surprise qu’il nous préparait.
C’était l’aboutissement d’une invraisemblable histoire de mission agricole en Afrique équatoriale. Antier, depuis des semaines, essayait de nous rejoindre, tâtant la frontière du Togo, celle de la Haute-Volta, sans pouvoir jamais se débarrasser de son escorte. Alors il s’était jeté parmi les crocodiles et avait tout de même réussi.
Le boy m’a dit d’un air futé :
« Mon Y’eutnant, y en a député. »

Petit bonhomme un peu cra-cra,
Surgi dans cette nuit d’Accra,
Sous les rayons de lune blême,
Il a fait son chemin quand même…
Quand je revois ta silhouette,
Ton short en lambeaux, ta liquette,
Tes espadrilles, ta musette !

Et dire que mon boy mossi,
S’il eût été voyant aussi,
M’aurait glissé d’un ton sinistre,
Mon Y’eutnant, y en a ministre !

Ce poème, digne, n’est-il pas vrai, de passer à la postérité, je l’envoyai à Paul Antier, le jour où la République, quatrième du nom, en fit un ministre de l’Agriculture.
La vérité m’oblige à dire qu’il ne m’en a jamais accusé réception, ce que je lui pardonne volontiers en songeant à certain déjeuner que, un an plus tard, il nous confectionna de ses mains à Londres, sans employer autre chose que ce à quoi lui donnaient droit ses pauvres tickets d’alimentation…
*
Puis, vint le général Catroux ; voyage assez mystérieux en vérité. Est-il exact qu’il avait rendez-vous chez nous avec le général de Gaulle, lequel, chuchotait-on, devait se rendre à Washington ? Si les plans de ce voyage existaient, pour quelle raison n’eut-il pas lieu ? je l’ignore et je n’aurai pas l’outrecuidance d’insister pour le savoir. Était-ce le 18-Juin ou le 14-Juillet ? Je n’en suis plus très sûr. Mais il y eut une très grande réception à la maison de la colline, avec de beaux chefs Mossis, venus du Nord, drapés de boubous blancs, les trois cicatrices rituelles aux joues. Ils ont bu du champagne à la lointaine victoire. Les bouchons sautèrent avec trop de violence, avec tant de violence que vous fûtes, Mon Général, copieusement arrosé…
Et puis, un Glenn Martin, lieutenant Raymond aux commandes, colonel Carretier dans la tourelle, nous amena de Brazzaville le général de Larminat.
Ah, ce Glenn Martin ! C’était un rescapé de la tragi-comédie qu’avait été la prise de Libreville. On y avait mis le feu sur le terrain sans insister beaucoup, il faut croire. Seule la coupole en plexiglas de la tourelle portait encore la trace du feu. Elle était rôtie, cette tourelle et l’on ne voyait plus rien au travers. Alors, nous sommes partis pour Takoradi, le lieutenant Raymond et moi, pour essayer d’y trouver, au dépôt d’aviation, une coupole de rechange.
Ce n’est qu’après un copieux déjeuner au mess de nos amis anglais que l’on nous a permis de nous occuper du coucou. J’avoue avoir blêmi au fur et à mesure que j’essayais de traduire en anglais technique tout ce que Raymond signalait comme défectueux. S’il avait fallu prendre sa longue complainte à la lettre, c’était pur suicide que d’essayer de décoller avec un avion où rien, littéralement, ne tenait plus.
On l’a écouté avec le plus grand sérieux, puis on lui a offert une coupole, et 16 bougies. Ce fut rigoureusement tout. Nous avons pris ce qu’on nous donnait ; nous sommes repartis avec notre coupole neuve et nos 16 bougies. Raymond a enlevé le Glenn dans une brutale chandelle. Une heure plus tard nous atterrissions à Accra sans le moindre ennui, évidemment.
J’ai toujours soupçonné qu’il devait y avoir quelque part dans le Sud un autre Glenn à qui, sans doute, il manquait bien des choses, mais Raymond et le colonel Carretier, quand je leur reprochai d’avoir ainsi attenté à ma vie, sans au moins m’avertir, n’eurent qu’un large sourire.
Et ce soir-là, il y eut le bal.
Vous vous en souvenez, Mon Général ? La cour octogonale du Post-Office sous la lune ; les tables autour desquelles, « mirabile dictu », les fonctionnaires britanniques, les officiers et les notables noirs avaient pris place dans un oubli total de cette règle inavouée qui, en colonie anglaise, proscrivait encore le mélange des races dans tout ce qui n’était pas cérémonie strictement officielle. Et ce fut une soirée pour de bon : robes du soir, et smokings blancs ou noirs, avec, par-ci, par-là, la floraison des grands boubous de soie verte et rouge, en damiers striés, qui sont les couleurs du royaume Ashanti.
Il y avait (pourquoi ne pas vous le dire aujourd’hui, Mon Général ?) il y avait tout près de votre table une charmante métisse, très claire, et dont nous savions qu’elle venait de Lomé sans y avoir été beaucoup autorisée. Une espionne ? Ce serait beaucoup dire ; mettons que c’était une curieuse qui aurait pu être une bavarde. Vos étoiles l’attiraient invinciblement. Nous l’avons surveillée de très près, ce qui n’était point une corvée répugnante. Mais vous étiez ce soir-là de si bonne humeur, votre conversation s’égarait si volontiers dans des sentiers qui côtoyaient si peu les domaines secrets, que nous avons préféré ne rien vous dire. Et cela a duré très avant dans la nuit.
Vous êtes parti le lendemain ; elle aussi.
Vous, pour Brazzaville ; elle, en prison.
*
Et les étoiles continuèrent à pleuvoir. Nous avons vu arriver le général Pechkoff, sorti du Maroc avec deux grands diables de Maures, et qui, pendant un moment, assuma la direction de la mission. Randolph Churchill atterrit en pleine nuit sur le terrain d’Accra où tout était bouclé. Nous le vîmes arriver, conduit par un colonel américain dont j’ai oublié le nom, chez Andrée Bass, la secrétaire de Georges Ponton, où nous passions la soirée. Il nous a souris ; il a avalé trois sandwiches et deux whiskies et il est reparti. La prochaine fois que j’entendis parler de lui il était chez Tito, en plein maquis yougoslave.
Du Tchad nous arriva, en route pour Londres, le gouverneur P.O. Lapie. Il passa par la mission comme un farfadet. Je le revois souvent à Strasbourg. Il évoque encore cette partie de golf au bord de la mer, en bordure de la dune où venaient se fracasser les grands rouleaux de la barre atlantique, où la balle roulait sur des herbes charnues comme des feuilles d’artichauts, et où il faisait si bon respirer dans l’heure brève, entre la fin du travail et le début de l’émission du soir.
Il y eut d’autres passages de camarades plus humbles mais non moins bienvenus.
Les deux sergents de Ouagadougou, qui, ayant obtenu la permission de chasser le lion, poursuivirent si bien au Sud un fauve imaginaire qu’ils finirent, 15 jours plus tard par le chercher encore au mess de nos sous-officiers.
Le petit bonhomme si chétif, et qui, tout de même, plongea du haut de son bateau ancré en rade de Lomé, et fit si bien contre la barre et les requins, que des pêcheurs indigènes le ramassèrent au matin sur la plage, à la limite du territoire anglais, plus qu’à demi assommé et plus qu’à moitié noyé. Il avait nagé je ne sais combien de kilomètres. Je n’oublierai l’ébahissement rayonnant de cette pauvre figure, quand nous l’accueillîmes dans la maison rose et verte sur laquelle flottait notre drapeau où s’inscrivait la croix de Lorraine.
Je parle de ceux qui passèrent ; il ne faut pas oublier ceux qui restaient. J’ai dit combien la mission s’était peu à peu étoffée ; le capitaine Jobez et sa famille (cinq à l’arrivée… six au départ) et qui prit Accra pour escale avant de repartir en Chine. Le capitaine Charles Vallin, député de Paris, qui devait faire plus tard, en Italie, une campagne héroïque, et qui mourut tristement dans son lit, ayant tout de même vu la victoire. Le commandant de Koenigswarter, dont la femme, en un tournemain, fit d’un pauvre bungalow une demeure élégante, ce qui est bien et accueillante aussi, ce qui est mieux. Le capitaine Blondel, expert en liaisons subreptices avec nos amis de la Côte-d’Ivoire et du Togo, et qui finit par ne plus habiter ailleurs que dans une camionnette qui touchait Accra le matin et repartait le soir vers de mystérieux rendez-vous. Noirel, dont un galon de sous-lieutenant allait bientôt récompenser l’intelligence toujours en éveil et un dévouement à toute épreuve. André Bass que je viens de nommer et qui apportait à la fois sa puissance de travail et son sourire, le plus spirituel du monde. Noirel et Bass… je devais les retrouver deux ans plus tard au chevet de Georges Ponton, moribond.
Et que dire de nos amis de la petite colonie française, hommes et femmes de la F.A.O. et de S.C.O.A. ? M. Benoît-Barney, agent consulaire, directeur de la première et dont l’hospitalité ne s’est jamais démentie un seul instant. Dieu sait pourtant que nous lui en avons collé de nos oiseaux de passage ! Quelle reconnaissance nous lui devons, à lui et à Mme Benoît-Barney ! Monsieur Leiterer, directeur de la S.C.O.A., président du comité de la France Libre, solide Alsacien et qui concevait la concurrence avec la F.A.O. comme un assaut de générosité et de gentillesse auquel collaborait sa femme.
Comment oublier nos camarades Anglais de l’état-major d’Atchimota dont le mess nous ouvrait toutes grandes ses portes. Ils étaient installés dans les bâtiments du célèbre collège, à une dizaine de kilomètres d’Accra, là où le terrain commence à monter un peu. D’immenses palmiers royaux y bordaient les avenues ; en mai et en novembre, les flamboyants d’Afrique qui fleurissent deux fois par an, y allumaient leurs torches rouges, seules taches de couleur éclatante dans le gris-vert monotone du paysage. Les soirées y étaient fraîches, mais l’on nous retenait trop longtemps dans la nuit. Il m’a fallu me dérober à ces trop tardives sorties, moi dont la première écoute commençait à six heures du matin.
C’est alors chez moi, tous les jeudis, que venaient, tour à tour, les jeunes officiers britanniques. Sous la véranda, au premier étage de ma nouvelle demeure, face à la maison rose et verte, nous bavardions jusqu’à 11 heures, jamais plus tard. Un petit singe gris que Kwamina m’avait apporté, sautait de la balustrade sur les fauteuils, puis allait se nicher dans le fouillis des branches du bougainvillier. Accroupi dans l’ombre, le boy passait un à un les disques que j’avais préparés ; les chansons de chez nous alternaient avec les œuvres classiques, mais j’avais un moyen certain de pouvoir aller me coucher quand je voulais. Je n’avais qu’à mettre sur le pick-up un disque de Wagner. Manier hurlait des imprécations, sortait en m’insultant, et donnait le signal du départ.
*
C’était un dimanche.
Je me suis réveillé, ce jour-là, un peu plus tard que d’habitude, quelques minutes après 6 heures. Je dégringolai du premier étage pour aller à la salle d’écoute. Par hasard, le poste n’était pas resté réglé sur Londres. J’ai encore perdu une ou deux minutes avant de trouver la bonne longueur d’ondes courtes de la B.B.C. Les premiers mots que j’entendis : «… On the beach of Boufarik… » Boufarik ? Alger ? Qu’est-ce qui se passait à Alger ? Puis d’autres noms encore : Bougie, Port-Lyautey, Casablanca…
C’était un dimanche, le dimanche 8 novembre 1942.
J’ai bondi de l’autre côté de la route où Georges Ponton s’était installé, ayant cédé la grande maison de la colline au général Pechkof.
« Mon Commandant… Il se passe quelque chose en Afrique du Nord, je ne sais pas encore quoi… ouvrez vite votre poste ! ».
Je n’ai pas attendu la réponse dans ma hâte de reprendre l’écoute. L’émission était terminée. Il m’a fallu attendre près d’une heure avant qu’un nouveau bulletin d’informations ne m’apportât d’autres nouvelles, et qui restaient encore confuses.
À 7 h 30, Stéphane Manier n’était pas là. Je m’aperçois que j’ai oublié de dire que nous n’émettions pas le dimanche et en vérité, normalement, Manier n’avait rien à faire à cette heure au bureau ; pourtant il était incompréhensible qu’il ne me rejoignit pas.
Je n’ai pas voulu quitter mon appareil. Les nouvelles se succédaient et toujours elles ne sonnaient ni nettes, ni claires. J’ai soudain eu la certitude que quelque chose accrochait. Mais quoi ? Comment quelque chose pouvait-il donc accrocher ? Vers 11 heures enfin, le général Giraud prit la parole.
Bien plus tard, j’ai su que ce n’était pas du tout le général Giraud qui avait parlé. En vérité, le docteur Aboulker avait pris sa place et son nom et c’était une comédie destinée à masquer le fait que le général se refusait toujours à quitter Gibraltar où, après un bain forcé, un sous-marin britannique l’avait amené l’avant-veille.
Toujours pas de Manier. J’ai tout de même fini par aller voir.
Combien de fois n’avions-nous pas, lui et moi, envisagé cette hypothèse qui se réalisait aujourd’hui ! Eh bien, à l’heure où nos rêves devenaient réalité, mon pauvre Stéphane, pour qui les informations étaient la nourriture essentielle, mon pauvre Stéphane dormait à poings fermés. Il est sorti de son bungalow, en se frottant les yeux, ne comprenant rien au flot de paroles que lui jetait, avec d’incompréhensibles reproches, une espèce de fou excité.
– Qu’est-ce que tu me veux ? C’est dimanche, oui ou non ?
– Oui, Stéphane, c’est dimanche, oui, mais les Anglais et les Américains sont à Alger ! Et Giraud vient de parler, tu m’entends, Giraud vient de parler !
Cela tout de même, l’a réveillé et ce sont deux fous qui ont dégringolé vers le bureau. On s’est mis à faire nos papiers… La roue de l’histoire venait de commencer à tourner en sens inverse ; près de trois ans allaient encore se passer avant que ne prît fin la tuerie, mais dès ce jour la côte était montée et nous abordions la descente.
Oui, mais c’était dimanche. Le dimanche on ne travaillait pas en territoire britannique, même quand ce dimanche était le 8 novembre 1942 et que les Alliés venaient de débarquer en Afrique du Nord.
Le lendemain, bien sûr, il fallu récrire tous nos papiers, car, là-bas, il y avait un os, sans que l’on sût encore très bien lequel.
Puis nous apprîmes l’affaire de « l’expédient provisoire» ; l’expédient s’appelait Darlan.
*
C’est 15 jours plus tard que Lord Duncannon est venu nous rejoindre sur la plage de Winneba et que Radio Accra (le puissant poste d’Accra, comme avait écrit Philippe Henriot) s’arrêta de parler. Il n’était pas puissant, ah non… à peine un kilowatt. Mais la couche de Heavyside, protectrice des ondes courtes, nous permettait d’atteindre les bons endroits, et en effet, l’on nous entendait fort bien, là où il était bon que l’on nous entendît. Mais il était puissant par la foi qui nous animait et par la vie étonnante que Manier avait su lui donner.
Quelques semaines allaient encore passer, semaines de morne attente où tous nos espoirs commençaient à tourner à l’aigre.
Puis un beau jour un câble est arrivé me laissant le choix entre Londres et Madagascar. Ma curiosité opta pour Madagascar. Le surlendemain je recevais l’ordre de rejoindre Londres, et le plus vite possible, s’il-vous-plaît. Évidemment… J’aurais dû m’en douter.
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Londres, et le plus vite possible.
C’est facile à dire, mais pas si simple à faire. Nous sommes tout de même partis, aussi vite que possible, Manier et moi. Nous avons refait la route familière qui, sur 300 kilomètres, relie Accra à Takoradi, une belle route macadamisée où l’on passe en revue la série de ces châteaux-forts du XVIe siècle, massifs et incongrus, qui s’alignent le long de la côte : Christiansborg, Cap-Coast, Elmina, Oranjeborg. Nous avons, en passant à Elmina, revu la maison délabrée où le prince impérial passa ses dernières semaines avant d’aller mourir sous la sagaie d’un Zoulou, là-bas, très loin au Sud. Puis Choque nous accueillis à Takoradi, flegmatique et efficace comme toujours. J’ai pris congé de Kwamina qui avait voulu m’accompagner jusque-là, avant d’aller rejoindre son nouveau patron, un grand Américain dégingandé et dont il n’augurait rien de bon. Brave Kwamina, il avait été pendant deux ans un compagnon fidèle et attentif.
Mais Manier ne tenait pas en place. Il m’inquiétait un peu, Stéphane, avec sa nervosité. Il s’accrochait sans cesse au téléphone et suppliait le commandant Ponton de lui procurer un passage en avion et au bout de quelques jours il finit par obtenir gain de cause. Je l’ai accompagné sur le terrain, il s’est posté devant le Dakota qui venait d’atterrir, se refusant à s’éloigner, même d’un pas, de peur, disait-il, qu’on ne lui prenne, sa place. Nous nous sommes embrassés et il s’est envolé pour Freetown.
Je n’aurais pas dû le laisser partir seul, dans l’état d’exaltation où je le voyais. J’en avais pourtant parlé au docteur Gillespie avant de quitter Accra.
« Rien du tout, m’a dit le médecin, rien du tout ! Du paludisme, tout simplement… Une semaine en mer, et il n’y paraîtra plus ».
Je n’aurais tout de même pas dû le laisser partir seul…
Freetown, à mon tour, une semaine plus tard. Deux jours auparavant, Manier avait pu s’embarquer en prenant un convoi rapide. Moi, j’allais passer trois semaines encore dans cette ville, où je revenais pour la sixième fois, ayant bien dit pourtant, le 21 septembre 1940, en appareillant pour Dakar que je n’avais sans doute aucune raison au monde pour revoir jamais cette ville, une des plus belles qui soit quand on la voit de loin, nichée au pied de la haute montagne, une des plus atroces quand on y met le pied.
Vint le Georges-Leygues, première visite d’une unité française dans ce port redevenu ami. Ce fut une grande soirée à King Tom, la base navale. L’amiral anglais, pour qui toutes choses étaient simples, avait réparti la dizaine d’officiers de la France Libre que nous étions parmi ceux du croiseur. Il faisait chaud, très chaud ce soir-là. Et ce fut une grande chance. La « Royale » ne nous avait pas à la bonne, il faut dire ce qui est. Le premier contact avec nos camarades marins, s’il n’avait pas fait très chaud, nous aurait sans doute fait geler sur place. Oublions le passé…
Arriva le capitaine Blondel, retour de Bathurst, tout rayonnant encore de son exploit. Un beau matin, là-haut en Gambie, il s’était demandé pourquoi l’accès du terrain d’aviation était rigoureusement interdit. Puis, il y avait vu atterrir un grand avion d’où l’on fit descendre un infirme. Il a câblé illico à Georges Ponton que le président Roosevelt venait d’arriver en Afrique… Et nous fûmes les premiers au monde à le savoir. Triomphe de l’esprit cartésien.
Surgit enfin un convoi venant du Sud. C’était bien la peine, en vérité, de m’être tant hâté, car je vis descendre à terre et Andrée Bass, et Noirel, et Bernard. La mission d’Accra se désagrégeait. Georges Ponton, déjà, avait regagné Londres par avion.
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Nous avons tous pris le même convoi, mais sur des bateaux différents. Le mien était un beau paquebot néo-zélandais qui portait un nom maori dont je n’arrive plus à me souvenir. Nous avons appareillé le 10 mars.
C’est un grand spectacle qu’un convoi de près de 50 unités et qui manœuvre sous le commandement d’un commodore à peu près anonyme, un de ces vieux marins retraités dont on ne dira jamais assez le courage et l’endurance dans la plus monotone des missions, qui, à chaque heure, menace de devenir la plus périlleuse. Un convoi, cela aligne sa vitesse sur le plus lent des bâtiments qui le composent. Nous, cela faisait six noeuds, et ce n’est pas vite six noeuds. C’est le 23 mars que la foudre nous a frappés.
La veille au matin, alors que nous étions à plus de mille miles au large des côtes d’Espagne, un grand avion nous avait survolés. Il se tenait hors de portée de la D.C.A. légère dont nos escorteurs et nous étions munis. Les obus Oerlikon faisaient de beaux petits nuages mais ne l’inquiétaient guère. Il a fait tout le tour du convoi, comptant les unités, relevant notre route, puis il est reparti vers l’Est sans même daigner nous jeter une bombe.
Alors, nous sommes venus à 90 ° à bâbord et pendant toute la journée nous avons fait route à l’Ouest, nous enfonçant plus loin dans l’Atlantique. Au matin, nous avions viré à nouveau et repris la route du Nord.
Vaine manœuvre. Très tôt dans la journée, nos destroyers, lancés loin du convoi, ont dû déjà prendre contact avec la meute. Les grenades sous-marines ont commencé à cogner sur les coques, à grands coups de marteau d’eau et vers le soir on nous a avertis de l’attaque imminente : redoublement de précautions concernant la lumière, défense de faire le moindre bruit. Dès que vint la nuit, le pont fut interdit à ceux qui n’étaient pas de service ce soir-là.
Je n’étais pas de service. Après le dîner, comme d’habitude, bridge chez le commandant d’armes, un vieux lieutenant-colonel des Highlanders, et qui n’aimait pas le général Montgomery. C’était, je pense, son principal trait de caractère, mais cela ne le rendait pas particulièrement populaire auprès de la plupart des jeunes officiers, blessés de la VIIIe armée, qui rentraient en Angleterre en passant par Freetown.
Vers 9 heures, l’alerte s’est déclenchée. Je suis rentré dans ma cabine pour revêtir la tenue prescrite et je me suis étendue sur ma couchette : May West… Couverture… Musette avec une thermos pleine de thé bouillant. Que de précautions inutiles. La mer était creuse ; pas assez pour gêner les sous-marins, assez pour rendre très difficile la mise à l’eau des canots… Il faisait un froid de loup… Si je me mouillais seulement j’étais mort…
Le sergent-secrétaire du commandant d’armes a frappé à ma porte : « Compliments du Colonel, Sir… Il voudrait bien continuer sa partie. »
Nous nous sommes retrouvés chez lui, naufragés en puissance… et combien impuissants. Nous avons entassé à nos pieds nos équipements réglementaires qui semblaient plus incongrus encore dans le confort de cette cabine, et nous avons joué – ah, pas très bien – en avalant de grands verres de toddies au whisky d’Écosse, pour emmagasiner de la chaleur. Au bout d’une heure, le colonel lui-même en eut assez. Trois bateaux déjà avaient été coulés.
Il y en eut huit au cours de la nuit, huit beaux navires, dont les camarades de service sur le pont nous annonçaient successivement la perte, avant d’avaler une tasse de thé bouillant. Que j’ai pu envier ceux qui avaient quelque chose à faire… Ne fut-ce qu’à se geler les pieds sur les plates-formes des Oerlikon inutiles. Inutiles, car sur quoi tirer, dans la nuit noire, avec quelle hausse, alors que tout autour de nous on devinait les silhouettes de nos voisins ? La meute était en plein dans le convoi, qui poursuivait sa route imperturbable, toujours à la même vitesse, trois fois moindre que celle des sous-marins naviguant en surface et presque sans péril.
Quelle abominable nuit ! Je n’en ai jamais connue qui m’eût laissé plus angoissants souvenirs, dans l’inaction absolue, dans la conscience d’une liberté totalement anéantie. je la compare souvent avec d’autres nuits passées jadis sous les bombardements du Chemin-des-Dames. Vraiment, s’il m’avait fallu choisir c’est à ces dernières que seraient allées mes préférences, et Dieu sait pourtant que je ne les aimais pas.
Vint le jour et l’attaque cessa. Puis une autre nuit, attendue avec angoisse. Il ne se passa rien. Et je crois bien que ce fut là le dernier exploit des meutes. La guerre sous-marine elle aussi s’émoussait.
Ce fut notre seule aventure. Une semaine plus tard, ayant exceptionnellement doublé l’Irlande par le Sud, nous arrivions à Avonmouth.
Éblouissement du printemps d’Europe. Première vraie verdure dans les prés et aux branches des arbres, fleurs sauvages d’avril dans les jeunes herbes, alors que le train nous emmenait vers Londres.
J’ai sauté à Carlton Gardens.
« Bonjour, m’a dit Maurice Schumann, tu vas bien ? Et que dis-tu de ce pauvre Manier ? »
Je l’ai regardé, ahuri….
« Ah, tu ne sais pas mon vieux… Il s’est suicidé la semaine dernière à Patriotic School ! »
Je n’aurais pas dû le laisser partir seul.
André Kaminker (lieutenant André Sablons)
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 60, juillet-août 1953, et n° 61, septembre-octobre 1953.