Reconnaissance à Rotonda-Signali

Reconnaissance à Rotonda-Signali

Reconnaissance à Rotonda-Signali

Par Jacques Bauche

Un matelot motocycliste arriva le long de la guitoune.
– Le lieutenant Fichet est là ? Le commandant le demande d’urgence. Le jeune officier passa sous son menton la jugulaire de sa casquette, enfourcha la moto en s’asseyant sur le porte-bagages, entoura de ses bras la poitrine du matelot et ils disparurent dans un tourbillon de sable et de bruit.
Trois hommes étaient penchés sur des cartes lorsque Fichet pénétra dans la pénombre du P.C. Le commandant Amyot d’Inville, son officier en second le lieutenant de vaisseau Elly et le maître Le Goffic attendaient le chef de la première section.
– Fichet, je vous ai convoqué avec Le Goffic, car vos deux sections doivent escorter un fort détachement qui se prépare à quitter la position demain matin 1er juin, pour se porter en avant.
– En avant, commandant ?
– Oui. Vers l’ouest, afin d’atteindre Rotonda Signali, à 100 kilomètres d’ici. L’ennemi donne des signes d’épuisement, il s’agit d’attaquer ses bases arrières pour le neutraliser. Toute la brigade doit faire mouvement dans les jours qui suivent. Le premier détachement est composé du bataillon du Pacifique avec de l’artillerie et des éléments divers. Vous ferez tous vos pleins dans la nuit et vous vous mettrez aux ordres du colonel Broche qui commande l’expédition. Le Goffic est placé sous l’autorité de Fichet responsable des deux sections de D.C.A. formées en batterie. Avez-vous des malades à remplacer avant le départ ?
– Aucun, commandant, répondit l’enseigne.
– J’ai un bonhomme qui fait un peu de dysenterie, mais si je ne l’emmène pas il en mourra, rendit compte Le Goffic, de son air le plus calme.
Le commandant reprit la parole :
– Méfiez-vous d’une chose, on monte cette opération parce que l’ennemi paraît épuisé mais l’aviation allemande, elle, est intacte. Par conséquent, soyez sur vos gardes. Dernière chose, l’officier anglais qui devait venir faire passer les examens renonce à son déplacement et nous donne, de confiance, le brevet de D.C.A. Bofors. Questions ?
– Aucune, commandant, répondit Fichet.
– Devons-nous emporter tout notre matériel ou seulement l’équipement allégé de Jock Column ? demanda Le Goffic.
– Emportez tout, vous ne devez plus revenir à Bir-Hakeim. Le Goffic et Fichet réglèrent entre eux quelques questions de détail et l’enseigne de vaisseau prit congé du commandant pour aller se présenter au colonel qui commandait ses camarades du Pacifique. Fichet s’engouffra dans la guitoune.
« Le second maître Rayon est là ? Appareillage demain matin à 8 heures avec tout le matériel. On part en colonne de représailles sur les arrières de l’ennemi. Le ravitaillement sera délivré à la tombée de la nuit. »
Lorsque le tracteur et la pièce se présentèrent le 1er juin au point fixé pour le rendez-vous près de la sortie ouest de Bir-Hakeim, le groupement était en train de se former. Les deux canons de Fichet devaient se tenir à droite de la colonne, Le Goffic protégeant la gauche. Quatre canons Bofors, huit véhicules, trente-quatre marins faisaient partie de l’expédition.
L’adjoint du colonel vint passer une inspection rapide. Il allait des artilleurs aux fusiliers marins, des antichars aux hommes du génie, des Tahitiens de l’infanterie portée aux gens des transmissions, sans oublier le groupe sanitaire et le petit détachement de dépannage. Tous les véhicules jaunes étaient prêts pour le départ ; on s’affairait à déminer momentanément la passe pour que la colonne puisse sortir.
Dès qu’ils furent hors de la position, Jean-Marie put constater que le désert, qui n’avait pas subi de vent de sable depuis plusieurs jours, avait changé d’aspect. D’innombrables traces de véhicules à roues et à chenilles s’enchevêtraient sur le sol. Par-ci, par-là, des carcasses calcinées sur lesquelles on distinguait encore le svastika ou le faisceau du licteur, jalonnaient les abords de Bir-Hakeim.
La colonne française s’était largement déployée ; en tête, une voiture de l’état-major, deux antichars puis une camionnette radio et un véhicule du génie formaient la pointe en flèche. Ensuite, sur trois colonnes s’alignaient les camions de matériel et les transports d’infanterie, les véhicules de dépannage et ceux du génie. En bordure, de part et d’autre, étaient disposées les pièces d’artillerie et de D.C.A. puis, en flanc-garde, venaient les canons antichars. L’arrière-garde comportait encore de l’artillerie et toujours des antichars.
Les marins étaient inquiets, leurs nouveaux canons assez lourds s’enfonçaient dans le sable, freinant les tracteurs notoirement trop faibles. Les cliquetis des pièces métalliques de ces lourds assemblages empêchaient les veilleurs de repérer au son les avions ennemis. À tour de rôle, de part et d’autre de la formation, les marins suspendaient leur course pour écouter les bruits du ciel. À la moindre alerte, il fallait dételer le camion, retirer les trains de roulement de la pièce, l’asseoir sur son trépied, l’équilibrer au moyen de gros vérins, puis tout replier pour rattraper le convoi lorsque l’alerte était passée.
C’était épuisant et mal commode ; Jean-Marie et ses camarades se trouvaient en sueur, Dumas pestait contre l’humanité entière. Ces canons n’étaient décidément pas faits pour une escorte mobile. Deux fois dans le courant de la journée on eut l’occasion d’éloigner des groupes de Macchis italiens voulant s’intéresser de trop près aux mouvements de la colonne. C’était merveilleux de voir tirer les Bofor à la cadence de deux coups à la seconde, avec une précision qui réjouissait les tireurs.
Dans la soirée, le convoi atteignit son objectif. Les marins fourbus étaient couverts de poussière. Rotonda Signali ressemblait sur la carte à un petit pain posé à côté d’un croissant sur la grande nappe de sable plat. Les unités se disposèrent pour le mieux dans les alentours désolés de ce paysage aride. Les fantassins occupèrent les hauteurs, une compagnie canaque sur le petit pain, une compagnie tahitienne sur le croissant, tandis que les véhicules, les services et les différents canons se dispersaient dans la cuvette.
Fichet avait envoyé Le Goffic dans la partie sud de la vallée ; il s’était réservé la partie nord avec ses deux pièces. On commençait partout à établir le bivouac lorsque l’alerte fut donnée.
Au grand galop les marins s’installèrent autour de leurs pièces ; quatre gros chasseurs allemands passaient en rase-mottes au-dessus de leur tête. Dès la première rafale de mitrailleuse, la camionnette de Fichet avait été prise pour cible. L’officier et son chauffeur n’avaient eu que le temps de s’accroupir derrière les roues pour échapper aux balles. Lorsqu’ils se relevèrent, par miracle sains et saufs, le moteur du véhicule n’était plus qu’une bouillie de métal. Son chauffeur s’adressa à l’enseigne.
– Le voyage commence bien, vous ne trouvez pas, lieutenant ?
– Ma foi, ce n’est pas fameux, mais ça aurait pu être beaucoup plus méchant.
Les deux pièces de la section avaient réagi en même temps sans obtenir de résultat. Les quatre Messerschmitt 110 reprirent un peu d’altitude pour virer à l’écart et faire un nouveau passage. Fichet vit nettement les quatre appareils revenir par le sud. Ils furent un moment masqués par un éperon de la falaise dominant l’une des pointes du croissant ; le fracas d’une explosion se fit entendre alors que trois seulement des attaquants se présentaient pour une nouvelle attaque. La pièce une de Le Goffic avait magnifiquement fait mouche, coupant l’appareil en deux.
L’armement de ce canon était célèbre au bataillon comme dans la brigade entière, car deux matelots de cet équipage étaient le père et le fils. Ils étaient venus généreusement de Bretagne en 1940 se mettre l’un et l’autre à la disposition de la France Libre. Depuis, ils accomplissaient leur devoir avec le dévouement et la modestie des braves types qu’ils étaient. Mais d’autres avions arrivaient à la rescousse, la chasse semblait vouloir détruire tout d’abord les pièces de D.C.A. pour se livrer ensuite à un carnage peu dangereux.
Neuf appareils ennemis tournaient à 30 mètres d’altitude au-dessus du cantonnement. Avant même de pouvoir esquisser une réplique, la pièce deux de Fichet fut atteinte, le tracteur détruit, trois hommes blessés légèrement, la chienne de l’équipage eut un oeil crevé, toute la réserve d’eau s’était répandue dans le sable.
Entre-temps, l’infanterie s’était installée sur les hauteurs ; un Tahitien de la taille d’un géant, au faciès de catcheur et aux yeux de biche avait ouvert le feu de sa mitrailleuse lourde, apportant aux marins l’appui précieux de son arme.
On n’avait pas eu le temps de s’apitoyer sur le sort des blessés ; six chasseurs s’en prenaient maintenant au Bofor de Rayon ; Jean-Marie les vit venir en deux groupes de trois à une altitude follement basse, crachant de toutes leurs mitrailleuses sur le canon des fusiliers marins. Leur route était oblique et les fit passer tous les six en même temps au-dessus du Bofor.
C’est alors que, par une déveine affreuse, le mécanisme de tir automatique de la pièce vint à s’enrayer. Toujours aussi calme sous le déluge d’acier, Rayon fit exécuter les manoeuvres prévues dans ce cas, tandis que les deux pointeurs, Dumas et Chabran continuaient imperturbablement à suivre leur cible dans les grilles de visée.
Les six appareils se trouvaient presque à la verticale, la volée était dressée à 700, presque à les toucher, lorsque le canon consentit à cracher un obus ; pas plusieurs, un seul obus, avant de s’enrayer de nouveau. Mais ce projectile fit merveille, il éclata dans l’aile de l’un des appareils, le déséquilibrant et l’amenant à accrocher son voisin.
Les deux avions se désintégrèrent au sol tout autour de la pièce dans un fracas d’apocalypse. Des flammes, de la fumée, un nuage de sable, des pièces métalliques entourèrent les hommes qui s’étaient jetés à terre. Un moteur vint percuter le camion de munitions de la section qui se mît à brûler.
Fichet, aspergé d’huile chaude, ressemblait à un soutier ; un morceau de fuselage avait déchiqueté le paquetage de Le Mohan, une aile en pirouettant avait épargné Proton de justesse, le béret de Dumas s’était volatilisé ; quant à Jean-Marie, il était couvert de sang. Ses camarades se précipitèrent sur lui, prêts à le secourir ; mais on constata avec soulagement que lui non plus n’avait pas été touché ; le sang qui le recouvrait était celui de l’un des aviateurs allemands dont il avait reçu une partie du corps sur le dos.
Si l’armement de la pièce n’avait pas une égratignure, le canon, lui, était toujours en panne. Fichet donna des ordres pour qu’on le mette à l’abri le long de la falaise afin de le soustraire aux attaques et de l’éloigner du camion de munitions qui brûlait toujours. On avait bien essayé d’éteindre l’incendie avec du sable, mais les manchons de feutre qui protégeaient les obus se consumaient dangereusement, il aurait fallu de l’eau, beaucoup d’eau pour en venir à bout.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que l’attaque recommençait. Douze bombardiers en piqué, escortés de cinq chasseurs, fonçaient sur la position, lâchant 24 bombes de 200 kilos à l’endroit même où se trouvait la pièce une, quelques instants plus tôt. Les éclats sifflèrent aux oreilles des Français, des pierres projetées en l’air retombaient de tous côtés, la terre trembla plusieurs secondes pendant que l’ennemi s’en allait. Il faisait maintenant presque nuit, mais les chasseurs s’acharnaient encore sur Rotonda Signali. Il était clair qu’ils voulaient venger les appareils abattus.
À son tour, la pièce deux de Le Goffic fut prise comme cible par un Messerschmitt 110 ; d’une rafale bien placée en plein moteur, elle l’envoya s’écraser contre la falaise.
La nuit arriva enfin pour faire cesser l’engagement, après cette quatrième victoire. En 25 minutes de combat, le bilan de la batterie de Fichet s’établissait ainsi : quatre appareils ennemis abattus, huit aviateurs allemands tués ; dans ses rangs, deux camions, un tracteur et une camionnette hors d’usage, une pièce en avarie, trois blessés, les stocks de munitions détruits en partie, les trois quarts de la réserve d’eau perdus.
Il ne fut pas question de dormir cette nuit-là, le travail pour les marins ne faisait pas défaut. Au clair de lune, on évacua les blessés vers l’ambulance, on répartit le matériel sur les véhicules valides, on partagea les munitions sauvées, on redistribua les bidons d’eau restants, on répara la pièce une, grâce à l’adresse de Jean-Marie, et l’on chercha pour le lendemain des positions plus favorables.
Avant de s’endormir, le chauffeur de Fichet était allé visiter les restes des appareils avec l’espoir d’y découvrir les papiers des aviateurs. Au milieu de l’aluminium tordu il ne put trouver qu’un canot pneumatique qui s’était gonflé automatiquement et sur lequel adhéraient encore des morceaux de cuir chevelu. Ironie du sort : il avait perdu son véhicule en plein désert et il trouvait en échange ce bateau de caoutchouc (1).
(1) Le texte ci-dessus est tiré de l’excellent ouvrage de notre camarade Jacques Bauche, « Jean-Marie de l’île de Sein ». Nous devons l’autorisation d’insérer à l’amabilité des éditions France Empire, 68, rue J.-J.-Rousseau – Paris I er.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 168, juin 1967.