«L’impossible » traversée de la dépression de Qattara

«L’impossible » traversée de la dépression de Qattara

«L’impossible » traversée de la dépression de Qattara

Giarabub – Siwa – Le Caire (juin 1942)

L’odyssée du groupement « Bavière » dans le sud Libyen (juin 1942). Référence : Les Forces Françaises dans la lutte contre l’axe en Afrique, du chef de bataillon Jean-Noël Vincent – (extraits, page 194).

Dans le cadre de son projet de contre-offensive du début juin, la VIIIe armée avait prévu de lancer une attaque fictive de diversion, à partir de Giarabub en direction de l’oasis de Djalo. Une brigade fictive surnommée « Lion » et une colonne « Dencol » étaient représentées sur le terrain par le groupement « Bavière » et un détachement britannique. L’ensemble mettant en oeuvre un ballet de faux moyens : 150 pseudo-camions, 25 canons, un prétendu état-major (réduit à quatre officiers : le major Gundy White, le capitaine Langlois, le capitaine Philipps, le lieutenant Allen), mais un vrai réseau de transmissions diffusant de faux messages destinés à intoxiquer l’adversaire pour lui faire croire à une puissante menace de débordement par le grand sud.

Le 10 juin, les deux colonnes, « Lion » et « Dencol », commencent leur déplacement vers une petite base de ravitaillement (essence, eau et vivres) installée comme pour un raid du LRGD, à 160 kilomètres à l’ouest de Giarabub. Elles y parviennent le 13, puis poursuivent vers la base de départ des harcèlements, l’oasis de Djalo. À peine arrivées le 14, elles reçoivent l’ordre de la VIIIe armée de démonter l’opération et de se regrouper à Giarabub. L’heure n’était plus aux diversions…

Dans le contexte de la France Libre les jalons qui m’ont conduit au désert de Libye étaient de nature banale : Barcelone, Lisbonne, Gibraltar (1), Afrique de l’Ouest (réhaussée par une rencontre avec le général de Gaulle à Lagos, au Nigeria), Afrique équatoriale ; Afrique du Sud, Égypte, Palestine, Liban. Bien moins banale était une opération au cours de l’été 1942 qui, si Rommel l’avait entreprise, aurait pu conduire l’Afrika Korps au Caire par un encerclement à travers la dépression de Qattara, ce qui lui aurait permis de s’emparer de la capitale égyptienne par le Sud, où elle était sans défense. Ce coup d’audace aurait fait basculer l’Égypte du côté ennemi et aurait même pu faire pencher la victoire de l’autre côté.

Ce que Rommel n’a pas osé faire, une unité mixte FFL-Sikh l’a fait et le sort voulut que j’y participe.

Beyrouth – Giarabub

Fin avril 1942. Le convoi emmenant la 2e BFL au désert s’ébranle à Beyrouth. Le camion à bord duquel je me trouve tombe en panne à Hadera, en Palestine, et se détache du convoi pour gagner péniblement le camp militaire de Sarafand où on le répare. Deux jours plus tard le camion repart en « cavalier seul » sur l’Égypte et nous ne retrouvons notre unité qu’à Marsa-Matruh, non loin de la Libye. Là nous sommes informés que notre section du génie, sous les ordres de l’adjudant Courbot, est affectée au BM.11 du commandant Bavière, une formation composée de Nord-Africains et de Tchadiens, des Saras aux pommettes hachurées. Ensemble nous nous rendrons à Giarabub, une oasis à 300 kilomètres au sud de la mer.

L’on nous distribue des cartes et nous voilà partis sur les pistes en direction du sud-ouest. En cours de route le chauffeur de mon camion pique une crise de folie et me voici forcé de conduire un gros camion Bedford, moi, dont la seule expérience de conduite avait été la maîtrise d’une motocyclette. Néanmoins je réussis à manoeuvrer le camion et finalement nous voici arrivés à Giarabub (nom italianisé de al-Jaghbub). C’est une palmeraie avec un petit fort sur le fronton duquel est gravée l’inscription RIDOTTO MARCUCCI. L’eau de l’oasis est saumâtre, mais potable. Nous trouvons une unité sikh installée avec ses automitrailleuses. Je m’en vais faire leur connaissance et ils m’offrent un cadeau précieux : une orange. Venus de l’Inde, les Sikhs passent un temps fou à soigner leurs cheveux et leurs barbes.

L’histoire de Giarabub est intéressante, sur le plan militaire et religieux. En effet, un accord signé le 6 décembre 1925 entre l’Égypte et l’Italie rectifie la frontière égypto-libyenne et place Giarabub en Libye. Une garnison italienne s’y installe en février 1926. L’importance religieuse de l’oasis provient du fait que Muhammad ibn Ali al-Sanussi, fondateur de la secte senoussi, y est mort en 1859 ou 1860 et sa tombe était devenue un lieu de pèlerinage pour les fidèles de sa confrérie militante qui s’étaient implantés en Libye, au Tchad, en Égypte et au Soudan. Le saint homme s’était établi à Giarabub en 1855 (après une vie de pérégrinations à travers le désert) et y avait fondé une zawiah, un monastère pour la formation des ikhwan (frères). Le zèle missionnaire qui avait animé ses fidèles avait donné du fil à retordre tant aux autorités françaises qu’italiennes dans leurs zones respectives et le poste militaire de Giarabub était censé tenir les Senoussi en échec.

Giarabub – Le Caire

Le 10 juin, peu de semaines après notre arrivée à Giarabub, nous reçumes l’ordre de faire route en direction de l’oasis de Djalo (Gialo), à 300 kilomètres vers l’Ouest-Sud-Ouest. Selon les plans de l’état-major de la VIIIe armée, l’Afrika Korps devait reculer le long de la côte et notre unité mixte FFL-Sikh devait lui barrer la route à la hauteur d’Agedabia, à 300 kilomètres plus loin, à la suite d’une feinte utilisant des faux camions, faux canons, faux blindés, le tout en toiles peintes, avec des vrais transmissions radiophoniques destinées à tromper l’ennemi. Ce qui n’était pas faux étaient la chaleur, les mouches, les enlisements. Le convoi, utilisant des noms de code « Lion » et « Dencol » faisait bonne route sur des dunes qui ressemblaient à un fond de mer. C’est que cette région était effectivement un fond de mer quand la Méditerranée couvrait une grande partie du désert, ce qui explique la présence du pétrole.

Notre avance marchait bien quand des nouvelles graves nous parvinrent par radio : loin d’avancer, la VIIIe armée était en pleine déroute. Le coeur gros il fallut rebrousser chemin le 16 juin. Quelque peu oubliés par l’état-major, nous étions encore à Giarabub le 28 juin (un avion de reconnaissance ennemi venait chaque jour vérifier si nous étions toujours là), alors que le front se trouvait déjà à El Alamein, à des centaines de kilomètres à l’Est, c’est-à-dire que nous étions bien à l’arrière des lignes.

Dès lors il n’y avait qu’un choix : faire route sur Siwa (Siouah) et Le Caire à travers la dépression de Qattara. Première étape : Giarabub – Siwa, une oasis à 50 kilomètres par une piste rocailleuse. Siwa est un lieu historique : en 332 avant J.-C. Alexandre le Grand y était venu pour rendre hommage à Jupiter Amon à qui un temple était dédié. À présent c’est un peuplement d’environ 5 000 habitants. Un puits verse une quantité abondante d’eau fraîche dans un bassin à l’entrée de la ville (dont l’accès nous fut interdit), donnant aux Sikhs l’occasion de se livrer à la toilette, surtout celle des cheveux et des barbes.

Un petit détachement était resté à Giarabub pour incendier les entrepôts. La fumée de cet incendie était clairement visible de Siwa. Le départ de cette oasis fut retardé afin de permettre au détachement de rejoindre le convoi. Puis les ordres furent donnés en ce qui concerne la discipline de la route à venir : un quart d’eau par homme et par jour. Priorité de l’eau en faveur des radiateurs. Espacement entre les véhicules. Tout véhicule en panne sera abandonné et les hommes récupérés par les autres camions monteront sans barda.

Le convoi se mit en route et roulait à l’aube et au crépuscule ; dans la journée il faisait trop chaud. La nuit l’on faisait camp en plaçant les camions en cercles et en se mettant au milieu. Des sentinelles armées veillaient sur les réserves d’eau. Du temps des Turcs une ligne télégraphique avait été établie entre Alexandrie et Siwa et, par moments, il fut possible de se servir des poteaux comme balises.

La route coupait à travers la dépression de Qattara, longue de 150 kilomètres, à 137 mètres en-dessous du niveau de la mer. La dépression est le lit d’un lac desséché au sol friable (2) et de ce fait réputée infranchissable aux véhicules motorisés. Aussi, ni les attaquants, ni les défenseurs du Caire n’y avaient fait attention.

La colonne de 230 véhicules s’engagea sur le chemin du Caire, à 600 kilomètres, avec un optimisme que seule l’absence d’alternative peut expliquer.

Après plusieurs jours et nuits d’un parcours épuisant, au matin du 6 juillet nous vîmes les sommets des pyramides pointer à l’horizon et, peu après, un convoi de citernes vint à notre rencontre avec de l’eau et des carburants. La partie était gagnée et nous débouchâmes en trombe sur Hélouan (Helwan) à 30 kilomètres au sud de la capitale égyptienne, à la joie générale, mais aussi à l’effroi des états-majors, car nous avions prouvé que la dépression de Qattara était franchissable et que l’ennemi aurait pu faire comme nous, qui venions de parcourir 775 kilomètres en huit jours.

Pour moi, cette randonnée « impossible » avait un aspect très personnel : en avril 1942, en permission à Tel-Aviv, j’avais fait la connaissance d’une jeune fille francophone et francophile et la rencontre s’était prolongée, grâce à la Poste aux Armées, par un courrier abondant. Lors de la randonnée je pris la décision de lui proposer le mariage en cas de succès (bien sûr en cas d’échec je me voyais dans un camp prisonniers ou mort de soif). L’épopée réussit, la proposition fut faite et acceptée, la permission de mariage fut accordée dès la victoire de Tunisie en mai 1943 et voilà quarante-trois ans que nous sommes mariés.

David Klugman, Génie-1re DFL

 

(1) Au printemps de 1941 il y avait une minuscule unité FFL à Gibraltar.
(2) C’est un amalgame de boue et de sel recouvert d’une croûte qui tend à s’effondrer au passage de véhicules lourds.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 258, deuxième trimestre 1987.