Sur le vif, ou souvenirs d’un combattant des premiers jours

Sur le vif, ou souvenirs d’un combattant des premiers jours

Sur le vif, ou souvenirs d’un combattant des premiers jours

Par Marcel Vincent, Compagnon de la Libération

Chers parents,

Il est bien un peu tard pour commencer un journal de route, mais je vais essayer de vous retracer ma vie depuis juin 1940.

Je suis en Égypte, entre Alexandrie et la frontière libyenne, à Marsa Matruh.

C’est aujourd’hui le 4 mai 1942. Nous sommes encore à l’arrière et nous nous préparons à monter en ligne prochainement. Et je crois que nous irons alors au sud de Tobrouk.

J’ai l’impression que je vais me faire descendre, c’est pourquoi je commence ce journal.

J’étais à Moussoro, au Tchad, lorsque la radio nous a annoncé l’armistice. Inutile de vous parler du coup de massue que nous avons reçu. Nous en sommes restés anéantis. Nous croyions tous, dans notre petit poste, que la lutte se continuerait en Afrique du Nord et que nous serions appelés à y participer, nous qui n’avions encore rien fait. Enfin, il fallait admettre que tout était fini, sauf que toutes les colonies étaient entre nos mains.

On s’est dit alors : “Les boches n’ont qu’à venir prendre le Tchad, on les recevra comme il se doit”. Et nous étions bien décidés à leur en faire voir de cruelles.

Près de deux mois se passent sans que nos chefs décident quoi que ce soit, et déjà plusieurs camarades étaient passés soit en Nigeria, soit au Soudan anglo-égyptien pour continuer la lutte.

Nous avions entendu parler du général de Gaulle, et depuis fin juin nous recherchions dans la radio-presse de Londres les paragraphes où l’on parlait de lui.

On s’est dit bien des fois : “Que peut-il faire ? Il est tout seul.” Puis on s’est dit : “Si personne ne va à lui, il ne pourra rien faire ; mais si nous nous mettons avec lui, alors oui, il pourra faire quelque chose.” Nous avons mijoté cette idée plusieurs jours dans nos têtes. Le même travail se faisait dans tout le Tchad et le 25 août une délégation de sous-officiers allait à Fort-Lamy, sommer le colonel commandant militaire du Tchad de rallier ce territoire à de Gaulle ou de partir dans les vingt-quatre heures. Le colonel hésita, puis le lendemain se décida.

Le 26 août, le colonel, aidé du gouverneur (Félix Éboué) qui était pour nous et de l’intendant (Dupin) qui l’était aussi, envoyait un message à de Gaulle, lui disant que tout le territoire du Tchad se ralliait à lui. Imaginez un peu le transport de joie lorsque j’ai appris cette nouvelle !

J’étais alors au fin fond de la brousse en train de construire une route et je m’apprêtais à passer au Nigeria avec mon fusil et quelques paquets de cartouches ; j’avais 400 kilomètres à faire à travers la brousse, mais j’avais un cheval et en huit jours j’y étais.

Donc voilà le Tchad rallié au général de Gaulle.

(L’auteur poursuit son récit en rappelant quelques-uns des incidents survenus lors du ralliement de l’Oubangui, du Congo et du Cameroun.)

Pendant les événements du Gabon, nous, au Tchad nous nous préparions alors à repousser toute attaque venant de la Libye et à envoyer des détachements participer à la guerre à l’extérieur. Fin novembre, nous apprenons qu’un bataillon va se former pour partir on ne sait où, peut-être vers l’Afrique orientale italienne.

Bien entendu, tout le monde veut faire partie des cadres de ce bataillon. Mais le commandement agit très bien en décidant que ce bataillon sera formé avec, comme cadres, les gradés qui ont le plus long séjour au Tchad. J’ai ainsi le bonheur fou d’en être et je fais pas mal de jaloux.

Le 1er décembre, le bataillon commence à se former, ralliement à Mezrak, petit village dans la brousse, à 80 kilomètres de Moussoro, sur la route de Fort-Lamy. Moi, j’y arrive le 8 avec une douzaine de tirailleurs, et jusqu’au 25 tous les jours arrivent les élus avec des détachements, tout cela vient de tous les coins du Tchad. Le 26 décembre, nous partons vers la frontière du Soudan anglo-égyptien avec des camions civils ; le bataillon est presque constitué, nous prendrons encore une compagnie en passant à Abécher. Nous avons près de 1 000 kilomètres à faire avant la frontière.

26 décembre : Mezrak-Mousson, 27 : Moussoro-Am Djenéné, 28 : Am Djenéné-Ati, 29 : Ati-Oum Hadjer, 30 : Oum Hadjer-Abécher.

Le 1er janvier, nous partons d’Abécher au complet vers Adré (150 kilomètres), poste frontière français.

Le 2 janvier, nous passons la frontière, arrivons à El-Djenéné – où nous sommes reçus par le gouverneur anglais : de Candol, descendant d’émigrés protestants français.

Maintenant ça va être la traversée de pays à sinistre réputation : Darfour, Kordofan ; cependant, il n’y fait pas plus chaud qu’au Tchad et il y a aussi peu d’eau.

Le 7 janvier, nous sommes à El-Fasher, le 16, El-Nahoud, le 18, El-Obeïd, capitale du Kordofan, magnifique réception de la ville entière, mais ensuite… on nous ignore.

Là, nous laissons les camions et prenons le train désormais.

Le 23, départ pour Sennar, petite ville à un barrage du Nil Blanc. Nous y restons quelque temps et partons le 3 février pour Souakim, ancien port pour La Mecque, sur la mer Rouge.

Il paraît que nous allons aller voir les macaronis dans leur pays : l’Érythrée.

Nous passons par Khartoum, grande ville, et arrivons à Souakim, ville morte, déserte, délaissée pour Port-Soudan, à 60 kilomètres au nord.

Le 14 février, nous partons pour la base de Marsa-Taklaï, en Érythrée, qui vient d’être prise par les Anglais (depuis quelques heures à peine). Nous embarquons sur un petit bateau hindou, le Ratnagiri, serrés comme des sardines. En route, un sous-marin nous envoie une torpille qui s’en va éclater à la côte, toute proche.

Après ça, zig-zags continuels du rafiot jusqu’à Marsa-Taclaï. Marsa-Taklaï – Quelques maisons démolies, un phare, un terrain d’aviation et un bout de quai de 20 mètres. Nous débarquons en nous mettant à l’eau et allons nous camoufler dans les dunes.

Nous restons deux jours à Marsa-Taklaï pour être fin prêts lorsqu’on devra partir. Le 16, départ, les Italiens sont à 200 kilomètres au sud, arrêtés sur les pitons et les défilés des montagnes de l’Érythrée (le pays en est couvert et elles sont hautes).

Le 17 février, nous arrivons en première ligne et relevons un détachement anglais du Sussex.

Nous sommes sur les bords d’un oued, dans une vallée entourée de montagnes. Ce coin s’appelle Cam Coua.

Les Italiens sont à 4 kilomètres devant, au sud. Le 20, deux compagnies attaquent l’ennemi de face ; il est retranché sur tous les pitons et surveille les défilés où passe la route (il n’y en a qu’une seule).

Le 20 à midi, une des compagnies, la 11, revient de Cam Coua ; l’autre, la 10, continue à poursuivre les Italiens.

La 9 (ma compagnie) et la 11 se préparent ; et à 13 heures, nous partons à travers la montagne pour effectuer un mouvement tournant. Il fait une chaleur torride et nous avons un bidon d’eau chacun.

Nous attaquons la petite ville de Cub-Cub et il faudra prendre ce patelin si nous ne voulons pas crever de soif.

Le 20, à la nuit, après de l’alpinisme comme jamais je n’en ai fait, nous arrivons à un oued asséché dont le lit sort de piste. Nous devons être à 6 kilomètres de Cub-Cub.

Le capitaine me charge de surveiller la piste ; je poste ma section sous les arbres, et deux guetteurs de chaque côté de l’oued, cachés sous les arbres, avec mission de m’avertir par un claquement de langue si quelqu’un approche.

Il fait nuit depuis longtemps, lorsque, à peine, j’entends un léger “clac”, et au même moment le gravier qui crisse sous des pas. Je scrute la nuit et distingue à peine un fantôme qui approche.

Je le laisse s’avancer et, lorsqu’il arrive à 5 mètres de moi, au cri de « en avant », tous mes tirailleurs, tapis comme des panthères, bondissent sans bruit. En deux secondes, j’ai mon premier prisonnier, un courrier à chameau.

Mes tirailleurs font leur possible pour faire taire l’animal qui a bien envie de gueuler ; quant à l’Askari italien, il est plus mort que vif et ne peut parler.

En un instant il est dépouillé de sa musette de grenades, de son poignard, de son fusil, etc., et de deux lettres d’un lieutenant italien, qui commandait un poste de 50 hommes près de nous, à son colonel. Les lettres nous apportent des renseignements précieux.

Pendant la nuit, je fais encore, dans les mêmes conditions, trois autres prisonniers, courriers à chameau également. Ça n’a pas été difficile, mais quand même, je suis assez content de moi. Je trouve ça encore plus passionnant que la chasse ! Le 21 au matin, au petit jour, la colonne repart, nous sommes dans un pays inconnu, l’ennemi est tout près. À droite, de hautes montagnes, à gauche, idem, nous, au milieu, dans une petite vallée. Enfin, toutes les conditions requises pour se faire massacrer jusqu’au dernier. Pourtant, impossible de passer ailleurs. Nous allons donc de l’avant.

À 7 heures et demi, premiers coups de feu isolés : ils ne touchent personne et la progression ne s’arrête pas, mais petit à petit ils deviennent plus denses, et bientôt nous nous trouvons avec l’ennemi à gauche, en avant et à droite. Et alors ça commence à cracher ; fusils-mitrailleurs et mitrailleuses italiennes hachent les cailloux, dans toutes les directions. La formation d’attaque est prise immédiatement et nous avançons par petits bonds de rocher en rocher. Les Italiens font un feu d’enfer.

J’ai vu, par la suite, des monceaux d’étuis sur leurs emplacements d’armes automatiques.

Des tirailleurs tombent. À côté de moi, à un qui a la joue et l’oreille traversées, je donne le dernier quart d’eau qui restait dans mon bidon. Un autre à l’épaule fracassée, je le panse, mais il faut repartir en avant.

J’enlève ma section (je suis le seul Européen pour commander 43 indigènes) en un bond qui nous porte sur une nouvelle crête de rochers ; et là, je prends moi-même le FM du groupe du centre, car à 1 000 mètres, sur une crête parallèle au front d’attaque, se découpant sur le ciel, une pièce d’artillerie italienne nous arrose de ses obus.

Au premier chargeur, rien : j’ai tiré trop bas ; au deuxième, la pièce est toute seule, pas un servant à côté. J’attends un moment, ils reviennent, je mets un troisième chargeur et le vide complètement sur la pièce. J’en tire un quatrième et un cinquième dans les rochers autour. Quand la poussière est tombée, je ne vois plus rien, ni pièce ni servants.

J’ai appris par la suite que, mon tir l’ayant forcée à changer de position, elle avait été presque aussitôt découverte et capturée. On avance encore par petits bonds rapides et courts. Je bénis les rochers qui nous permettent de progresser assez facilement, en étant à l’abri.

Puis j’arrive à un endroit absolument dénudé et plat, battu par les mitrailleuses. Les salauds, ils savent bien qu’il faut qu’on passe par là, il y a 35 mètres à franchir où les balles font jaillir de petites gerbes de sable, sans arrêt.

Au bout de 10 minutes, il y a une toute petite pause. S’ils la recommençaient, j’aurais le temps de passer.

Le tir reprend, j’explique à mes hommes ce que l’on va faire, et quand le tir s’arrête je fonce.

J’arrive à l’abri de l’autre côté de la passe. Derrière moi, le sable est pointillé de petits geysers. Ils ne m’ont pas eu, mais mes tirailleurs n’ont pas osé passer.

Mon capitaine est là, je lui explique la situation : j’ai déjà sept blessés, mais pas de morts.

Je reviens en arrière pour appeler mes zèbres. À ce moment-là, je reçois un coup de cravache dans la cuisse droite, et je m’affale. Une balle, une dragée pour mon baptême du feu. Elle a traversé la cuisse sans toucher à l’os et s’est arrêtée à un centimètre de la peau, tout près d’un des deux organes virils. Elle est à présent dans mon portefeuille.

Me voilà bon à rien maintenant. J’appelle mes hommes qui arrivent à traverser la zone dangereuse, puis je fais mon pansement et je me mets à l’ombre.

Bon sang qu’il fait soif ! Il est midi et je n’ai rien bu depuis la veille à 19 heures et plus rien dans le bidon. Je vais tirer la langue jusqu’au lendemain matin. Jamais je n’ai eu aussi soif, jamais.

Une partie de l’après-midi se passe à regrouper la compagnie et à lancer des patrouilles qui ramènent des prisonniers. Moi, j’ai un peu de fièvre et la langue enflée : je crève de soif.

La nuit vient, pas de fraîcheur, mais les patrouilles sont plus actives et pénètrent dans les lignes italiennes, à la recherche de l’eau.

Le matin du 22, à 2 heures, on rapporte les bidons d’eau. Que c’est bon, même avec de l’herbe, de la boue et des feuilles mortes !

Une fois mon bidon bu, ça va mieux, beaucoup mieux. Arrive l’ordre de reprendre la marche en avant. Pas de brancard pour moi, ils sont tous occupés. J’essaie de marcher, ça fait mal d’abord, puis petit à petit la cuisse s’échauffe et ça va mieux, et même tout à fait mieux, je pourrai suivre.

Nous marchons silencieusement dans la nuit noire. Il va falloir que nous passions entre plusieurs postes italiens pour atteindre une espèce de redoute construite par eux, et abandonnée, au pied de laquelle coule un petit oued. Nous avançons tout doucement, sans bruit, et passons à côté de plusieurs postes d’Askaris qui ne nous croient certainement pas si près, car on les entend parler.

Un tirailleur se casse la figure avec son plat de campement, ce qui déclenche une fusillade enragée pendant dix minutes. Toute la compagnie se colle à plat ventre et ne bouge plus. Les macaronis tirent je ne sais où, mais certainement au jugé, car pas un de nous n’est touché.

Nous repartons à pas de loup.

Une demi-heure après, nous arrivons à la redoute, mais avant d’y monter tout le monde se trouve à plat ventre dans l’oued. Le lendemain, j’ai vu que cet oued avait de 2 à 10 cm de profondeur et 25 à 60 cm de largeur.

Nous nous gorgeons d’eau et nous montons occuper la redoute. Le reste de la nuit est passé à faire construire des murettes ; je reste ainsi deux heures debout, à houspiller mes tirailleurs.

À l’aube, on fait le plein des bidons, et tout le monde s’enferme ou se met à l’abri pour observer.

Quand il fait jour, nous constatons que nous sommes environnés de sommets, tous occupés par les Italiens, que nous voyons se balader au soleil levant.

Nous lançons une série de petites patrouilles dans tous les sens (même en arrière, d’où nous venons). Ces patrouilles nous ramènent de nombreux prisonniers, des armes, des munitions. Comme ces dernières faisaient presque défaut, nous employons les meilleures carabines Martini et renvoyons aux Italiens leurs propres munitions (c’est-à-dire les balles seulement).

Notre redoute a été toute la journée une belle cible pour ces gens-là, et à 4 heures du soir, le 22, une mitrailleuse commence à transformer ma murette en poussière, faisant éclater des cailloux, en renversant d’autres.

Je commence à me faire vieux à l’abri de ce mur qui s’effrite. À l’autre bout de la murette, il y a un bon fusil, je vais aller le prendre et tâcher de faire taire cet enragé, là-haut.

Mais au moment où je me déplace, je vois un caillou devant mes yeux qui explose et instantanément je m’écrase, un ricochet dans l’épaule (dans mon portefeuille aussi) entre en plein milieu de l’épaule gauche sans avoir touché la clavicule, il s’est arrêté entre l’omoplate et le sein gauche, après avoir traversé environ 10 cm de viande.

Un tirailleur me fait mon pansement, puis le toubib vient et me le laisse, la nuit arrive et je m’endors tranquillement, assez fier d’avoir deux balles dans la paillasse.

Le lendemain, au petit jour, un obus de mortier fait voltiger la mitrailleuse qui m’a blessé. La progression continue, les Italiens sont en déroute et se replient vers Kéren. Cub-Cub est pris.

Belle victoire pour le bataillon : quatre canons, 436 prisonniers, 57 tués et blessés ; chez nous, pas un prisonnier.

Le 23, à 14 heures, les Anglais qui devaient nous aider avec leur artillerie et leurs blindés arrivent enfin. Le général nous félicite, et moi je quitte les copains avec beaucoup de regrets. Ils vont continuer sur Kéren ; puis, Kéren pris, sur Asmara et Massaoua où je les retrouverai. Une ambulance anglaise m’emmène avec quelques autres amochés.

Premiers pansements près de Cam Coua, thé au lait, puis je repars vers le nord. Arrêt à minuit, dans une autre ambulance dans la brousse, piqûre antitétanique, thé au lait. Le lendemain matin, départ, arrivée à l’ambulance chirurgicale d’El-Ghéna où je reste 4 jours. On m’extrait la balle de la cuisse.

Puis je repars vers Marsa-Taklaï, où je retrouve la Légion qui vient de débarquer (une partie de la Légion qui a pris Narvik). J’y retrouve un ou deux copains, et tout le monde m’envoie du pinard. Je crois bien que j’étais saoul… Le seul vin que j’avais bu depuis mon passage à Marsa-Taclaï était du chianti provenant de la cave du capitaine Garbino, du CXII Bataglione Coloniali, blessé par nous et qui avait laissé tous ses bagages entre nos mains.

J’embarque sur un yacht de plaisance transformé en navire-courrier et hôpital, rapide qui me débarque à Port-Soudan vingt-quatre heures après.

Puis, c’est le train hôpital qui m’emmène à Guébéït, à 80 kilomètres de là, dans les montagnes.

Guébéït est un grand cirque à 1 000 mètres d’altitude, entre les montagnes. Il y a là quatre ou cinq hôpitaux anglais disséminés sur 100 kilomètres. Je suis au 14, British General Hospital. J’y suis bien soigné, mais je m’ennuie ; les infirmières anglaises sont toutes moches.

Au bout de 15 jours, le trou d’entrée de mon ricochet étant fermé, on m’ouvre le dos sur 8 cm pour me l’extraire.

Huit jours après, ayant bassiné sans arrêt tous les jours le médecin-chef pour f… le camp, il me fait enfin sortir.

Je vais en convalescence à Port-Soudan. Au bout de 5 ou 6 jours, après quelques bains de mer, tout est cicatrisé. À Port-Soudan, je retrouve quelques copains du Tchad qui viennent d’arriver avec une compagnie.

(Guéri, l’auteur rejoint Massaoua, puis Suez. Il est dirigé de là sur le camp de Qastina, en Palestine, où il assiste au ralliement du colonel Collet avec ses Tcherkesses.)

Le 26 mai, le général de Gaulle vient nous rendre visite. Les deux divisions (car il y a maintenant deux divisions de Français Libres qui combattent) défilent devant lui, et devant moi, car je suis juste derrière lui. Il vient de me décorer de la croix de la Libération avec ces mots : “Sergent Vincent, nous vous acceptons comme Compagnon pour la délivrance de la France, dans l’honneur et par la victoire”, puis il me serre la main.

Jusqu’à maintenant, c’est le plus beau jour de ma vie !

J’ai été décoré en même temps que le général Catroux, qui est à cinq types de moi. Ils sont peu nombreux ceux qui ont, à cette époque, la croix de la Libération ; j’en suis justement fier, et on arrose ça au mess, comme il se doit.

Dans les premiers jours de juin, les FFL, les Australiens et les Anglais entrent en Syrie. Ma compagnie n’en fait pas partie. Nous allons à Ouadi Sarser garder un dépôt de munitions.

(L’auteur ne participe donc pas directement à la campagne de Syrie, bien qu’arrivé le 3 juillet à Damas où il entreprend des recherches pour retrouver son frère, Fernand, qui y a séjourné avant-guerre. Il est à Soueïda, djebel Druze, à la fin du mois.)

Le 17 septembre, le général de Larminat me décore de la croix de guerre avec palme (pour Cub-Cub). Quelques jours avant, j’avais reçu le papier du général Wavell me conférant la Military Medal pour “my galantry in action in Italian East Africa”. Que de bananes pour deux jours de baroud !

(Nommé adjudant, l’auteur rallie Tartous la 6 février après avoir séjourné à Lataquié au cours de l’hiver.)

Le 17 avril, c’est jour de fête, car nous partons pour la Libye.

Séjour à Beyrouth pour perception de matériel, puis Haïfa, El-Kantara, sur le canal où je suis passé il y a près d’un an, et nous arrivons à Marsa Matruh, où j’ai commencé ce journal.

Le 8 mai nous quittons Marsa Matruh.

Nous passons dans des coins rendus célèbres par les communiqués : Sidi Barrani, Buk-Buk, Solloum, la passe de Halfaya.

Nous sommes arrivés, nous allons garder la passe sur le plateau, en avant. Voilà encore une chose qui ne nous sourit qu’à moitié. Inutile de compter voir des boches, ils sont à 200 kilomètres plus loin que Tobrouk. Le 15 mai, nous quittons le plateau de Halfaya pour Bardia, d’où je vous écris en ce moment.

Passé à Fort Capuzzo, petit patelin en miettes, sauf le cimetière italo-boche, très, très bien tenu.

Et maintenant, avec ma section je garde tout un côté de la baie de Bardia, elle est petite et bordée de falaises à pic. Je suis bien, mes hommes aussi.

Il paraît que les boches vont tenter un coup de main pour abîmer la station de pompage voisine qui alimente en eau toute la région de Tobrouk. Eh bien, qu’ils viennent ! Je les attends, j’ai avec moi un 75, deux mitrailleuses, trois FM ! En ce jour du 25 mai 1942, je vous envoie mes meilleures pensées et mes baisers. Pourquoi faut-il que je sois si bien et que vous, vous souffriez tant !

Le 29 mai : encore pas vu les commandos boches. C’est vrai qu’ils sont occupés à Bir-Hakeim, où ils ont, paraît-il, encerclé la 1re division française. Mais il paraît également que cet encerclement est voulu, pour esquinter le plus possible de chars nazis.

En effet, rien que pour hier, 100 bombardiers anglais sont allés lâcher leurs pruneaux sur Bir-Hakeim. Les boches ont déjà, dit-on, 35 chars lourds de démolis. Ça c’est au poil pour nous et un coup dur pour Rommel !

(Marcel Vincent donne ensuite quelques aperçus sur la bataille de Bir-Hakeim dont les échos lui parviennent. Sa lettre, datée du 4 mai 1942, se transforme ainsi en compte rendu. Il quitte son point d’appui où il se trouve depuis plus de trois semaines.)

Le 9 juin : départ de Bardia pour Galbut, un grand aérodrome situé à 60 kilomètres vers l’ouest. Y arrivons l’après-midi ; le ciel bourdonne de Hurricane et de Blenheim. Catroux vient nous voir. Je dégote une aile de chasseur boche avec la croix noire et m’en fais un abri.

Le 10 : la radio annonce que les FFL de Bir-Hakeim ont repoussé la septième attaque et refusé la cinquième demande de reddition.

Le 11, la Brigade Française de Bir-Hakeim est bombardée par des 155 (français) à longue portée et, n’ayant pas de pièces pour y répondre, est obligée de traverser les lignes boches pour sortir de l’enfer. Au moment du décrochage, elle a été attaquée par 120 bombardiers en piqué. Résultat : la Brigade a perdu au total, entre tués et blessés, un peu plus de 1 000 hommes. Ils ont été obligés d’abandonner les blessés, ce qui fait qu’Hitler s’est vanté d’avoir fait 1 000 prisonniers, mais il n’y en avait pas 100 de valides.

Ce Bir-Hakeim nous coûte cher, car nous ne sommes pas deux divisions comme je le croyais, mais seulement deux brigades.

Mais il a coûté encore plus cher aux boches et aux macaronis car les copains leur ont démoli au total 80 et quelques tanks et ont repoussé toutes les attaques d’infanterie.

Le 17, j’ai assisté à cinq combats aériens et j’ai vu descendre cinq avions : ils piquaient droit vers le sol et explosaient, le pilote avait été tué sans doute.

Le 17, à 16 heures, je me fais mitrailler par quatre Messerschmitt 109. Je suis en plein milieu du plateau, loin de mon trou.

Les chasseurs foncent à 600 à l’heure, à 20 cm du sol ; les balles sifflent autour de moi, je reste debout, je risque autant couché. Mais pourquoi se coucher ? Par quel miracle suis-je sorti vivant de ces rafales, je n’en sais rien.

Mais ce qu’il y a de plus fort, c’est que je n’ai pas eu la moindre peur. Pourquoi ? Inconscience ou insensibilité ? J’occupe depuis quelques jours un point d’appui au sud de l’aérodrome : quatre FM, deux mitrailleuses, un 75 antichars ; les boches avancent, paraît-il.

Je fais poser un champ de mines en demi-cercle devant mon PA. Malheureusement, un de mes tirailleurs saute sur une mine : main gauche disparue, jambe gauche idem, jambe droite broyée et déchiquetée, ce n’est pas beau.

Le 17, à 20 h 30, nous devons nous replier, les boches sont tout près et lancent continuellement leurs fusées pour se regrouper et se reconnaître.

Je pars en camion, deux pannes en route, puis sur un faux renseignement d’un Anglais, je m’envoie 30 kilomètres en plein sud. J’ai eu une grande veine de ne pas être pris. Je me dirige à tout hasard vers Fort Capuzzo, où doit certainement se regrouper le Bataillon ; et en effet, je le retrouve le 18 au matin.

Le 18, j’apprends que le bataillon de Légion n’a pas voulu se replier sans voir les boches de près, il s’est encore passé quelques combats épiques dans la nuit, mais il manque près de 100 légionnaires. Hitler dit qu’il nous considère comme des francs-tireurs, en conséquence… Et de Gaulle lui a répondu que de notre côté on en ferait autant de tous les prisonniers boches.

Le 19, nous occupons un petit point d’appui près de la voie ferrée : deux canons de 75 servis par la Légion avec nous ; à 800 mètres en avant, cinq 75 et une dizaine de canons antichars anglais.

Ah ! si les tanks des gens d’en face pouvaient seulement venir par ici, comme on les sonnerait ! Nous attendons. Nous sommes près de la passe d’Halfaya, où nous étions il y a environ un mois.

Le 21, nous sommes à El-Daba, en Égypte, à 150 kilomètres d’Alexandrie. Il paraît que nous allons reformer une brigade avec la nôtre et les rescapés de Bir-Hakeim et nous retournerons au front. Vivement ce jour, car ce retour en arrière nous a fait une sale impression.

Le 24, sommes à 30 kilomètres à l’ouest d’El-Daba. Tobrouk est tombé. Ce que les boches doivent arroser ça ! Qu’est-ce qu’ils ont dû avoir comme matériel de toute sorte, et l’essence, et les vivres !

Une nouvelle folle, formidable : 1 million d’Anglais, Canadiens, Américains auraient débarqué en France ! Si ça pouvait être vrai ! Encore sans doute une fausse nouvelle.

Le 25 : continuel passage de nuit des avions ennemis, mitraillages, bombardements. Un boche, touché par la DCA, un moteur en feu, va s’écraser au sol tout près.

Le 27 : ça ne va plus être la campagne de Libye que nous faisons, mais plutôt la campagne d’Égypte, tout comme les grognards de Napoléon. Seulement rien ne dit que nous nous y couvrirons de gloire. Tout au contraire, aujourd’hui nous reculons encore. On arrêtera, paraît-il, l’ennemi coûte que coûte à Marsa Matruh. Néanmoins, on va faire une seconde ligne entre El-Daba et Alexandrie.

Ça nous fait, en guère plus de 8 jours, un recul de près de 500 kilomètres, il y a de l’abus. Pour comble, les Anglais se sont laissé prendre Tobrouk, avec l’énorme quantité de matériel et de vivres qui s’y trouvait. Ce qui permet aux boches de ne pas avoir à se poser la question du ravitaillement pour continuer leur offensive. Formidable !

Nous prenons le train à Fuka pour aller à 100 kilomètres vers l’est (encore) ; mais si le train est là vers midi, la locomotive n’y est pas et à 10 heures du soir nous nous faisons arroser de bombes, qui tombent trop loin par bonheur.

Nous ne partons que le 28 à 5 heures du matin.

Arrivons à El-Alamein, à 15 heures. Faisons nos trous à 2 ou 300 mètres des voies ; et vers 22 heures c’est par paquets que les bombes dégringolent, avec un léger mitraillage pour fignoler. Par bonheur, ceux-là visent mieux que ceux d’hier soir et, si les bombes bouleversent la voie ferrée et la ligne télégraphique, elles ne tombent au moins pas parmi nous. La DCA est inexistante, alors que presque partout ailleurs, elle était très intense.

Marcel Vincent
Compagnon de la Libération

(Ainsi s’achève cette longue lettre écrite au crayon sur un méchant papier. Rédigée sous la forme d’un journal de marche, elle se proposait de renouer le contact avec une famille demeurée en France. Elle ne fut jamais envoyée. Cinquante-sept ans après, le hasard de rangements familiaux voudra que resurgissent ces feuillets jaunis par le temps. Ces pages irremplaçables constituent un vibrant témoignage des premiers combats de la France Libre. Remercions Mme Marcel Vincent de nous les avoir communiquées.)

La Rédaction

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 308, 4e trimestre 1999.