Tenir grâce à l’art

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L’auteur

Fils d’un chef de bureau à la préfecture de la Gironde, Paul Guénon (4 avril 1911, Blaye, Gironde – 23 janvier 1946, Ban Keun, Laos) effectue son service militaire en 1931. Incorporé à l’École du service de santé militaire de Lyon en 1932 puis détaché à Marseille, il est promu médecin lieutenant en 1934.

Il est affecté au 9e régiment de tirailleurs sénégalais (9e RTS) à Tarbes en 1937 et embarque pour l’Afrique équatoriale française en avril 1938.

Médecin-chef des troupes du Kanem, au Tchad, en septembre 1939, il rallie les Forces françaises libres à l’été 1940 et intègre le 2e bataillon de marche de l’Oubangui-Chari (BM2). Avec cette unité, il embarque pour la Palestine en avril 1941 et prend part à la campagne de Syrie (juin-juillet 1941), au terme de laquelle il est promu médecin capitaine.

Avec la 1re brigade française libre du général Kœnig, il part pour l’Égypte en décembre 1941 et participe à la campagne de Libye contre les forces italo-allemandes, notamment lors des combats de Bir Hakeim (26 mai-11 juin 1942), où il dirige un poste de secours sous les bombardements ennemis.

Affecté en qualité de médecin-chef au groupe sanitaire de la 2e brigade en septembre 1942, il devient médecin de l’échelon avancé de ce groupe sanitaire pendant les opérations dans le secteur de Takrouna, en Tunisie, le 11 mai 1943, et assure l’évacuation de 120 blessés sous un bombardement d’artillerie.

Passé ensuite, comme médecin-chef, au 4e groupe du 1re régiment d’artillerie de la 1re division française libre (1re DFL), il sert, durant la campagne d’Italie (avril-juillet 1944) à l’ambulance franco-britannique Hadfield-Spears de la DFL.

Débarqué en Provence avec la DFL en août 1944, il est affecté, après la libération de la vallée du Rhône, au bataillon de marche n° 11 (BM11), avec lequel il participe aux campagnes des Vosges et d’Alsace. Quand la DFL rejoint le front des Alpes, il passe à l’ambulance chirurgicale légère (ACL).

Promu médecin commandant après la capitulation allemande de mai 1945, il est volontaire pour l’Indochine, où il est tué lors d’une embuscade, après un rapide corps-à-corps avec le chef d’un groupe vietminh, d’une balle en plein cœur.

Le document

La 1re brigade française libre relève une unité britannique à Bir Hakeim le 14 février 1942. Pendant trois mois, elle fortifie la position et organise des patrouilles (Jock columns) qui harcèlent l’ennemi. Dans ses carnets, Paul Guénon exprime l’ennui qui l’envahit durant ces temps d’attente, ennui qu’il combat en écoutant de la musique sur son phonographe ou en écrivant un projet de roman dans l’esprit de Marcel Aymé.

Extraits du journal

17 avril

Toujours Bir Hacheim et les mêmes « birachémiades ». Longues journées vides. Quand se décidera-t-on à se battre dans ce coin-là ? Je partage mes soirées entre les cartes et la musique. Nous avons cette chance que nous manquons rarement de whisky ou de gin. Avec Tramon et Mabille, si nous avons le phono et une bouteille, nous passons des soirées admirables qui durent jusqu’aux petites heures.

Vents de sable chaud… c’est bien désagréable.

Cette campagne me laissera l’impression d’un temps de prison.

Temps de prison avec ce raffinement de cruauté qu’on n’a pas dit au prisonnier pour combien de mois ou d’années il en avait à tirer.

Vents de sable chaud… On rêve de fraîcheur, de jardins verdoyants, de sources claires, de douches, de boissons glacées… ô la buée sur un grand verre ! ô une paille !…

Le physique baisse progressivement mais le moral est inébranlable. On fait son boulot quoi… et, plus tard, l’ayant fait et bien fait, on n’en goûtera que mieux le retour au calme, au confort, au bonheur. La calme et confortable vie bourgeoise, le pot-au-feu, les pantoufles, l’épouse ou l’amie qui en tient lieu, cela aussi pourtant est uniforme et nous pousse à regarder en dedans de nous-mêmes, et nous apprend à nous connaître. Une vie sans cesse agitée, des changements perpétuels de climats, de lieux, de coutumes, de maîtresses, nous forcent à ne voir que le monde extérieur qui nous accapare par sa diversité de sensations renouvelées. Tout au contraire, quelques semaines dans les mêmes murs, dans l’amour d’une seule femme, dans un décor unique et bien connu, sont capables de nous apporter sur nous-mêmes des révélations surprenantes. Écrivant cela, je pense encore une fois à Alep, où en quelques mois, j’en ai appris davantage sur mon propre compte qu’en des années de voyage et de guerre.

15 mai

Fatigué, je suis resté seul de mon petit groupe à Bir Hacheim tandis que les autres sont en colonnes. J’en profite pour regrouper toutes les notes que j’ai écrites depuis plus d’un an : la valeur d’un roman, et mon dieu, assez étoffé… La fin d’un séjour colonial, des voyages, des aventures, la Palestine, la guerre… Le Cochon Bleu, cet alter ego farouchement épris de sincérité… enfin la Robe Bleue, dernier chapitre… En attendant le suivant.

J’avais promis de rejoindre la colonne cette semaine mais je suis encore trop las. Je traîne une dysenterie qui, au régime de singe et des biscuits, ne peut en finir. Par ailleurs, je sais qu’il n’y a pas grand-chose à faire à la colonne, (il règne sur le front un calme étonnant). Et puis… je suis totalement bien ici, seul avec mes souvenirs, échappant provisoirement à cette vie en commun que j’exècre…

J’écris à Tramon pour m’excuser de cette impression de calme bien-être que, dans mon isolement et ma fatigue physique, j’ai réussi à créer autour de moi. Mon bon maître m’en fournit, avec sa Jument verte, le début et l’esprit :

« Le Cochon Bleu a été pris de coliques au début de la semaine. C’est un animal aux tripes généralement saines et robustes et sur lesquelles les plus âpres Boutonnades étaient jusqu’alors demeurées sans prise. Peu habitué à la maladie, il n’en est que plus atteint dans son moral et sa dignité. Grognon et las il ne quitte guère son trou que pour un autre (et tu sais bien lequel).

Cela a commencé par une graphorrhée profuse qui le débarrassa de pas mal de bile mais épuisé, à la réflexion sa réserve de bonne humeur. Je me demande si cet état pathologique ne lui vient pas d’avoir consommé du curé ou du colonel avec exagération. Ce sont là certes, de bonnes choses, mais tu sais comme moi qu’il convient de n’en point abuser. Heureusement, abusus non tollit usum.

Ceci t’explique que je ne vienne pas te voir aujourd’hui. Je t’assure que j’en suis désolé.

Je poursuis à Bir Hacheim une cure de solitude qui me fait le plus grand bien. Ces longues journées vides et calmes seraient parfaites si elles pouvaient aboutir à quelques-unes de ces bonnes soirées au cours desquelles, entre Mabille et toi, je puis me laisser aller à la sincérité vraie. J’évolue depuis mardi dans un milieu qui est un tableau d’où l’on aurait enlevé tout ce qui choquait. Il ne reste plus qu’un fond de décor très flou et très reposant ». […]

27 mai

L’attaque ennemie – tant désirée – est enfin déclenchée. Notre colonne s’est repliée dans la nuit en combattant pour retarder l’avance italo-boche. On tirait, à l’aube, aux « portes » de Bir Hacheim.

9 heures – Cependant que le gros de la colonne ennemie nous contourne par le sud où le canon tonne sans arrêt, 70 à 80 chars nous attaquent. Nos canons pètent de tous les bords. Le vacarme est intense. L’horizon se couvre de camions, de chars… Et des colonnes de fumée montent du tas ennemi pour marquer l’arrivée de nos 75. J’enregistre avec satisfaction de magnifiques coups au but.

Notre encerclement est chose prévue, paraît-il. Cela fait partie du plan d’ensemble. Nous devons résister coûte que coûte (on a demandé dix jours) pendant que les blindés boches seront attirés plus au nord et à l’est pour y subir la grande bataille. On nous parle d’un nouvel antichar britannique qui doit faire merveille.

9 h 30 – Sans arrêt nos bataillons tirent de toutes leurs pièces. Le mien n’est pas directement engagé et je n’ai rien d’autre à faire que d’attendre les clients. Je m’efforce de rester très calme. C’est que… cette fois, c’est le grand baroud ! Ne prêtons pas trop l’oreille à ce bruit terriblement énervant du canon… Pour l’étouffer, je fais tourner mon phono. Je convie Mayolle à cette « matinée musicale » parce que je trouve qu’il s’agite trop : il est le jeune chien de chasse tout fou qui sent le gibier pour la première fois. Mais c’est une bête de race… La musique n’arrive pas à neutraliser le grondement brutal des machines de guerre. Elle ne peut être qu’une surimpression délicate sur le fond colossal de l’artillerie.