Un récit de la Résistance, par Jean-Marie Geoffroy

Un récit de la Résistance, par Jean-Marie Geoffroy

Un récit de la Résistance, par Jean-Marie Geoffroy

Gilbert était certainement le plus original d’entre nous. Nous étions pourtant tous des gens bien énigmatiques – et nocturnes – franchissant la frontière aux points les plus invraisemblables, narguant le péril et les kilomètres, nous connaissant à peine les uns les autres, nous entrevoyant simplement au hasard des voyages clandestins en Suisse. Parmi nous passaient des types formidables, des audacieux, des rêveurs, des traitres, des ouvriers, des étudiants, des paysans, des contrebandiers. Tels Régina, trépidante héroïne qui se fit tuer une nuit de juin 44, Santos qui tomba de la même façon, Philippe qui traversa sans accroc deux ou trois cents fois la frontière et vécut des aventures extraordinaires, Corbeau qui s’en tira par miracle ; d’autres encore qui échappèrent à des coups durs rocambolesques ou y laissèrent leur vie, tels Alex, Bouillard, Berger, Corbeau jeune, Viotti, Marcel, Mathiot, les Couchot.
Gilbert tranchait par sa façon déconcertante de mélanger l’indolence et l’énergie, la réserve et l’amitié, la rêverie et le sens pratique. C’était un personnage lunaire, pratiquant la frontière la mitraillette Sten au poing. Il nous plaisait beaucoup pour son visage juvénile, ses yeux fureteurs, sa chevelure en bataille et sa voix posée. Quelque chose d’indéfinissable le prédestinait à ce coup de chance éclatant où il nous est impossible de ne pas voir la revanche des angoisses, des tortures et des agonies de tant des nôtres.
*
Un après-midi ensoleillé de mai 1944, Gilbert gagnait la sortie de Belfort avec une liasse de documents allemands dans les sacoches de son vélo, sous des pommes de terre. Autour de lui le printemps rayonnait, le dernier printemps occupé…. le plus dangereux. Depuis quelques mois, les missions devenaient plus difficiles, l’ennemi semblait plus astucieux. Partout la S.D. et la Feldgendarmerie multipliaient les barrages, les perquisitions et les arrestations.
Gilbert pense bien passer inaperçu. Il compte sur sa silhouette de cycliste paisible et sur sa carte d’identité maquillée. En cas d’accrochage, il prétendra qu’il s’occupe du ravitaillement familial. Tout en pédalant il apprécie en connaisseur la minute qui passe, minute de liberté fugace, piètrement étayée d’un prétexte maladroit et d’une fausse carte d’identité, et d’aventure secrète, narguant le permanent traquenard ennemi. Ce soir si tout va bien il sera en Suisse.
Il y a un barrage à la sortie de la ville. Trois grands types de la Luftwaffe arrêtent les gens et contrôlent les identités. Trop tard pour les éviter. Gilbert tend sa carte en arborant le visage le plus neutre. Un Allemand désoeuvré s’approche un peu près des sacoches aux documents.
“Gut !” Gilbert fourre la carte dans sa poche et appuie sur la pédale. Cependant il ne part pas. Il ne part pas parce que l’Allemand inoccupé au dernier moment tapote sur les sacoches et les trouve suspectes. Il ne part pas parce qu’il est fait, raflé en plein printemps, en pleine indépendance par la malchance. Le jeu aventureux s’écroule. D’un coup Gilbert plonge dans le désarroi et la réalité la plus implacable. On l’emmène au bureau de la S.D. de la Luftwaffe.
Grille avec sentinelle, bout de parc, vénérable maison à perron. À droite, dans le couloir, le bureau de l’officier. Un soldat frappe, entre, donne des explications et aussitôt introduit Gilbert. Celui-ci, avant de pénétrer dans la pièce se rend compte qu’un homme reste à surveiller le couloir.
En face de lui, derrière une table, se trouve un capitaine et un interprète allemands.
– Votre nom ?
– Je ne dirai rien…
– Où alliez-vous ?
Silence. Gilbert se souvient vaguement de l’héroïque attitude des camarades acculés à pareille extrémité. À tout hasard, il se drape dans une attitude hautaine, un peu théâtrale, mêlant le mépris et la dignité. Il ne veut pas parler. À vrai dire, il se demande bien comment il va se défendre.
Le capitaine est très digne lui aussi. Il ne vocifère pas et se contente d’appeler un de ses hommes. Armé d’une seringue celui-ci s’approche du “terroriste”, sans vaine démonstration et lui administre une injection dans la cuisse, au travers de son pantalon.
Une odeur d’éther assaille Gilbert. Tant de simplicité dans la mise en scène le démonte. La peur le tenaille. Il veut coûte que coûte se débattre, gagner du temps, ne pas se laisser entraîner dans l’épouvantable engrenage qui se dessine. Hâtivement, il jette quelques phrases aux boches :
– Je parlerai si vous me promettez de me relâcher. Surtout je ne veux vendre aucun camarade…
Ouf ! Gilbert vient enfin de se dégager du découragement et de l’épouvante. Il va pouvoir se défendre.
Le capitaine sort son 7,65, regarde attentivement Gilbert dans les yeux et pose l’arme devant lui, sur le bureau.
Gilbert s’aperçoit que la sécurité n’est pas mise.
Gilbert est assez loin de la table. Il s’efforce de ne pas trop regarder l’arme. Avec fièvre il pense qu’elle représente pour lui une possibilité inouïe. En même temps il imagine un mélodramatique scénario d’évasion : bondir, renverser la table du capitaine et disparaître dans la confusion et le vacarme. Il y a quelque temps un camarade a expérimenté avec plein succès cette méthode hardie. Gilbert s’efforce de garder son sang-froid, il s’astreint à compter les punaises qui remplissent une sébille devant le sous-main du capitaine.
Une sorte d’ivresse l’inonde, due à la piqûre. Gilbert reste cependant très lucide.
Il compte 27 punaises.
Le capitaine commet une grosse faute : il se tourne vers l’interprète placé à sa gauche et tout en discutant pointe son crayon sur les documents saisis. Il tourne presque le dos à son 7,65 ; celui-ci est momentanément hors de sa portée. Gilbert entend profiter de l’occasion.
Brusquement il s’arrache à sa chaise, empoigne le bureau de la main gauche et le renverse. En même temps, il agrippe de la main droite le 7,65 et presse du pouce la détente. Le coup part. La balle effleure le cou du capitaine dont la terreur décompose le visage. Gilbert prend l’arme bien en main, abat froidement l’officier à bout portant et liquide l’interprète de la même façon, d’une balle en pleine poitrine. Puis une seconde, il écoute.
Dans le couloir, le policier de garde va, vient, s’arrête, se demandant vraisemblablement s’il s’agit bien d’une mise en scène destinée à intimider le terroriste…
Un des deux boches agonisants décoche spasmodiquement de violents coups de pied dans la table. Gilbert recherche méthodiquement sur le plancher les pièces qui lui ont été prises, et, son courrier ramassé, se dirige vers la porte, dont la poignée peu à peu tourne : l’Allemand du couloir se décide enfin à venir voir ce qui se passe. Désireux de faire les choses plus silencieusement Gilbert se campe devant le panneau de bois, prêt à cogner à coups de crosse. La porte s’ouvre. L’Allemand apparaît, esquisse un coup bas, puis s’écroule, frappé à toute volée. Involontairement, Gilbert presse la détente de son arme. Une détonation encore ! Gilbert laisse échapper le 7,65 et franchit le seuil.
Dans le couloir, immobilité, silence. Derrière l’immeuble, il y a quelques mètres de parc et un mur facile à sauter ; mais Gilbert pourrait être vu de l’étage supérieur. Il revient vers le perron. Au bas des marches son vélo est là. Péniblement Gilbert extirpe de son cerveau des projets fumeux : s’il essayait “de se tailler à toutes pompes” devant la sentinelle médusée ? ou d’approcher d’elle “mine de rien” et de lui jeter sa machine à la figure ? Gilbert est à bout ; il se demande avec effort comment il va vaincre ce dernier obstacle.
Il n’a pas à hésiter longtemps. Depuis quelques secondes la sentinelle le regarde. À quoi bon réfléchir davantage ! Le plus simple est d’aller vers la sortie le vélo à la main avec le maximum de naturel.
Sans accroc, sans émotion, Gilbert franchit la grille. Il n’a plus qu’à pédaler droit devant lui. Ce n’est pas très facile : sous ses roues la route s’efface ; de chaque côté les arbres se font flous. Le but est loin, très loin, Gilbert n’en peut plus. Entre deux villages il abandonne sa bicyclette et se laisse glisser dans le fossé où il dort jusqu’au soir.
Quelques jours plus tard, très en forme, et le courrier en poche, Gilbert passait en Suisse. Il y fut bien accueilli !
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 3, décembre 1947.