Le matelot de service (suite et fin)

Le matelot de service (suite et fin)

Le matelot de service (suite et fin)

Lassé un jour et du «Western désert » et des hôpitaux il s’en fut « faire la guerre » du côté du Garigliano. Voici comment :
On nous fit abandonner les voitures dans un champ. L’escadron partait en guerre, à pied ! à 10 heures du soir. C’était manquer d’imagination.
Capucine (1) nous indiqua qu’il fallait se contenter d’emporter le strict minimum : donc, par bonhomme, six grenades autour du ventre, quatre chargeurs de F.M., des cartouches pour la carabine, le masque à gaz, un obus de mortier, une caisse de balles 7/6, trois jours de rations K, un jour de ration C, le casque, surtout mettre les guêtres, ne pas oublier la pèlerine antigaz, les jumelles, prendre aussi le revolver, la boussole, les couvertures et le porte-carte, remplir le bidon d’eau, si on voulait, de pinard.
C’est ainsi qu’il nous transforma en fantassins légers destinés à occuper des positions avancées.
Les mulets étaient du voyage. Ils portaient les surplus du peloton – munitions pour tenir un encerclement d’une semaine, bidons de 20 litres, ravitaillement et tout ce qui ne sert à rien et qu’on remorque partout.
Nos guides étaient des goumiers. Capucine nous dit qu’il fallait marcher à 10 mètres les uns des autres, ne pas faire de chahut : « On allait en premières lignes », que les boches patrouillaient dans le sentier et des tas d’autres choses tout à fait raisonnables. Guégué (2) nous dit, qu’une fois de plus, on allait faire l’andouille, qu’il ne s’était pas engagé dans la marine pour naviguer avec 50 kilos sur le dos et qu’il en avait marre.
Chacun y mit son grain de sel et puis il n’y eut plus que le bruit cadencé de nos pas, le trot léger des ânes et l’impact des pierres basculées dans la vallée quand nous marchions trop au bord du sentier. Nous étions déjà loin…
La nuit était totale, on ne voyait pas à 20 mètres. Le ciel nous écrasait, autant presque que ces nombreux kilos que nous soulevions à chaque pas, toujours plus difficilement, toujours davantage silencieux. Ce fut une nuit étrange, angoissante, tyrannique.
Les goumiers « relevés » menaient à notre arrivée un chahut indescriptible.
– J’avais raison, me dit Guégué, c’était bien la peine de nous faire fermer nos gueules, il n’y a pas ce qui s’appelle un boche dans le secteur et « le Chatel », tu comprends, avec ses petits airs à nous foutre les chocottes, eh bien il nous a eus. Ah ! la vache, je suis claqué, passe-moi un coup de pinard, je crève de soif.
Capucine nous dispersa. Le groupe Bernier prit possession d’une des bicoques, celui de Morel d’une autre, le reste du peloton s’installa dans la casba P.C. et Capucine décréta l’état d’alerte. Guégué, perché au grenier, eut droit à un petit quart de deux heures à cinq heures, en compagnie de la 7/6 et d’un régiment de souris, Saliou à la garde du puits avec le F.M. et moi de rester sage dans la pièce du bas avec un téléphone, les caisses de munitions, des douzaines de grenades et une envie de dormir qui m’embêtait plus que tout le reste.
À 5 heures je me suis couché et j’ai ronflé jusqu’à midi. Cario et Veril nous avaient préparé à manger. Ils s’étaient mis en chasse de bonne heure et avaient déniché un chat, un chapelet d’oignons et des patates.
Nous étions perchés au sommet d’un promontoire qui dominait la vallée du Garigliano. À quelques kilomètres sur notre droite on apercevait Cassino, en face San-Andréa.
Derrière nous, une autre vallée plus encaissée, vers laquelle on pouvait aller sans danger, cachait les artilleurs. Partout des fleurs. Nous étions en plein printemps. Aubépines, coquelicots et fleurs de moutarde poussaient à foison dans des champs livrés à eux-mêmes, car les paysans de l’endroit avait décampé depuis longtemps déjà.
Il n’y avait pas d’obus dans la journée ou très peu. Quelques mortiers tombaient en avant de ces maisons, là où sans doute les boches se figuraient que nous avions installé une tranchée, car ils tiraient toujours au même endroit. Capucine fit installer des réseaux de boîtes de conserves vides tout autour de la position. Dans le verger, Saliou accrocha aux branches des pommiers des douzaines de grenades. Il en mit partout. Elles étaient reliées aux toits par des fils conducteurs et tout était remarquablement astucieux. Il suffisait de tirer sur les ficelles et puis les grenades avaient le droit d’exploser sur tout qui passerait dessous.
Dans la pièce P.C., au plafond, trois boîtes de conserves formaient suspensions. Des ficelles les reliaient soit au toit, où se tenait notre poste de veille, ou encore chez Morel.
Nous étions ainsi prêts à affronter des nuits endiablées qu’il nous plaisait de prévoir et tenus de dormir au maximum pendant le jour.
Mais nous ne dormions ni après le lever du soleil ni avant, ou si peu et bien mal.
Tant de choses étaient à faire.
Capucine aimait voir les armes et la guitoune briller comme un sou neuf. Il fallait aussi pourvoir à la pitance et aller aux nouvelles dans les quartiers de Basilic (3) ou bien encore au P.C. de gouverneur (4) ou chez « Monsieur Colmay ». Tout cela prenait bien du temps.
Notre centre de ravitaillement était à 800 mètres des maisons, en plein découvert, face aux boches, mais on voulait des patates et des oignons et là il y en avait. Le Bourhis en ramenait à pleins sacs. Pour cela il s’affublait d’une robe et d’un fichu laissés pour compte par la maîtresse de céans à son départ pour les arrières et il était d’autant plus drôle qu’il envoyait aux boches autant d’injures en breton que de plants de patates arrachés. Fessard guettaient pendant ce temps bien camouflé dans un coin du champ avec le F.M. entre les jambes.
Le soir, on allait au pinard. La première fois la chose fut sérieuse. Capucine avait organisé une vraie patrouille. La destination : « Une petite maison que les boches avaient tendance à visiter ». Il y avait là des barriques de la cave au grenier et des volontaires dix fois plus qu’il n’en fallait pour patrouiller jusqu’à elle.
Quand on y avait passé une petite heure, deux bonhommes aux barriques et cinq à surveiller alentours, on regagnait les bicoques et tout monde « entendait des voix », « voyait des boches derrière chaque buisson, tirait un coup de mitraillette par-ci ou de carabine par-là et on retournait le lendemain avec autant de ferveur à la petite maison du bord de la rivière, « que les boches avaient tendance à visiter ». Les communiqués du Q.G. ne se sont jamais portés aussi bien que ces jours-là.
Quant à nous, beaucoup moins ; cette vie de sans sommeil nous crevait gentiment. Si les patrouilles s’en allaient, il fallait être éveillé, quand elles rentraient, il fallait les guetter, quand j’y participais, c’était encore (deux heures de foutues) et après, avec Capucine, je partageais la garde de nuit au téléphone. C’étaient des nuits affreusement longues qui s’étiraient sans qu’on en voit jamais la fin, ni le commencement.
À part quelques coups de harcèlement tirés par nos artilleurs et le va-et-vient des patrouilles, rien ou presque ne venait meubler la grande solitude, finalement accablante dans laquelle nous étions emmurés.
C’était une espèce de calme qui nous rentrait dans la peau en nous mettant mal à l’aise.
Tantôt, pour le troubler, le guetteur faisait craquer le toit, j’étais prêt à sonner l’alerte et il n’y avait rien ; ou bien, aux relèves des gardes, le nouveau factionnaire s’embrouillait dans les fils et les boîtes de conserves et mes clochettes se mettaient en branle au plafond, c’était encore une fausse alerte. Et puis après, c’était an tour de Capucine. Capucine ronflait avec vaillance, parlait très haut de cette voix des gens qui causent la nuit et qui est si étrangère à la voix du jour. Il ne me restait rien d’autre à faire qu’à chercher qui était l’élue de son rêve de minuit et attendre, attendre que la nuit passe et qu’il me relève.
Les nuits succédaient aux nuits. Je perdais le sens de l’heure. Sur ma table de veille, Philippe Souppault s’essayait à m’initier au langage Joycien et ses rivières de mots continuaient leur course en cascadant dans mon cerveau.
Quand enfin…

Revue de la France Libre

Sans que les boîtes se mettent en branle, alerte ! Branle-bas ! Capucine quitte son rêve en même temps qu’il me saute dessus :
Qu’est-ce que c’est mon vieux ? Qui a tiré ?
Je n’en sais rien.
Il a alors pris l’escalier en trombe et je l’ai suivi en me cassant la figure dans un embrouillamini de fils téléphoniques.
Il y a des chuchotements… on remue autour de quelque chose…de quelqu’un… de Guégué…
Guégué a tiré et il a raison, crie Morel.
Mais sur quoi, Guenanten ? Sur quoi ?
Lieutenant, vous comprenez… une lumière une seule… ça bougeait… ça montait… ça descendait… sûrement des signaux… un boche à ses copains… patrouille dans la vallée… J’ai fait les sommations… pas de réponse… j’ai tiré.
Il fallait être sûr, mon vieux.
– Oh ! Et puis m…, y a qu’à aller voir, je l’ai peut-être… y a plus de lumière…
Je restais avec mon ennuyeux assemblage radio, prêt à signaler à gouverneur le résultat de l’alerte…
Mes sioux, dans le jardin, menaient un tapage sans nom, en s’accrochant aux « ficelles porte-boîtes ». Ils revinrent bredouilles.
Guégué n’avait rien tué… Il n’y avait pas la moindre trace de boche…
On le traita de tout…
Quand miracle, devant nous… une lumière.
Elle montait…
Elle descendait…
Elle bougeait…
Une seule…
C’était une luciole…
Du 5 au 15 mai 1944.
Le matelot de service
 
(1) EV Châtel.
(2) Q/M Guenanten (tué en Alsace).
(3) ORIC.
(4) LV Savary.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 37, avril 1951.