Opération Amherst. Un stick SAS en mission le 7 avril 1945 en Hollande, par Georges Caïtucoli

Opération Amherst. Un stick SAS en mission le 7 avril 1945 en Hollande, par Georges Caïtucoli

Opération Amherst. Un stick SAS en mission le 7 avril 1945 en Hollande, par Georges Caïtucoli

A six heures, nous sommes installés dans une grange à foin, à une cinquantaine de mètres, près d’une porcherie. A l’intérieur on accède à la partie supérieure par une échelle. Nous nous y installons au milieu des balles de paille pour passer la journée. Boïni montera la première garde d’une heure, près de l’unique vasistas qui permet une vue limitée à 90 degrés, les abords proches nous échappant. En franchissant les deux battants de l’entrée, nous avons constaté qu’il n’y aurait devant nous qu’une plaine nue sans couvert à l’horizon, sinon, à une centaine de mètres, une végétation un peu plus haute bordant, de façon rectiligne, probablement le cours d’un ru ou d’un canal.

Sept heures. Boïni relayé signale qu’il a entendu du côté de la ferme un bruit de charrette et de bidons qui s’entrechoquaient. Dix minutes plus tard on tambourine en bas et Coulon dépêché apprend d’un jeune gars qu’il n’y avait pas à s’inquiéter, c’était la corvée du lait faite chaque jour à cette heure par trois Allemands dans les fermes environnantes. On essaie de se rendormir. Huit heures, Mouton finissant sa garde, précise qu’il a détecté du mouvement depuis une dizaine de minutes. Il suppose que c’est la ferme qui se met au travail. Il a d’ailleurs vu un vacher distribuant, à une centaine de mètres, du foin aux bêtes.

Huit heures et quart, réveil en fanfare. Un formidable mitraillage fait bondir les dormeurs. Ça tire de partout. Les balles transpercent les minces parois de la grange. Du vasistas on ne voit rien, mais il n’y a pas besoin de cela pour savoir que la situation est simple : pourquoi ? Comment ? On ne sait, mais les Allemands sont là et ils attaquent.

Les tirs venant de trois côtés, en provenance de mitrailleuses et d’armes plus légères, auxquels il était inutile de répondre, s’arrêtent subitement. Peu après une voix amplifiée par haut-parleur dans un français très compréhensible nous fait une proposition. “Nous savons que vous êtes Français. Vous êtes encerclés, rendez-vous, vous aurez la vie sauve”.

“Caïtu” a rejoint Rouan qui, d’emblée, lui dit : “Il n’est pas question de se rendre, tu es d’accord ? – Oui, mais on en parle aux gars”. Étrange réunion de treize paras, accroupis en rond dans la paille, qui prennent, dans un étonnant calme apparent, une décision les engageant complètement avec un pourcentage de chance de réussite qu’il valait mieux ne pas essayer de chiffrer.

A partir de là, il n’y avait pas grand choix tactique : “Les Allemands tirent beaucoup, mais en aveugle. Là où nous sommes nous risquons peu. Ils ne pourront pas rentrer parce qu’avec notre puissance de feu concentrée sur la porte personne ne passera. A la nuit venue, le rapport de forces sera modifié et nous sortirons. On a le temps de faire des plans”.

Le silence dura encore quelques minutes avant d’être brusquement déchiré par un feu d’enfer bien plus dense que le premier, sans doute pour intimider. Incroyables la lourdeur, l’épaisseur du silence lorsque les armes subitement se taisent, pour une nouvelle sommation.

“Français, c’est votre dernière chance. Nous sommes dix fois plus nombreux que vous et vous n’avez aucun moyen de vous échapper. Rendez-vous”.

“Au moins, quand ils parlent, leurs tirs ne nous cassent pas les oreilles” prétend Bolusset.

On a commencé à faire le tri dans nos sacs pour ne garder que l’essentiel : armes, munitions, grenades défensives. Le répit nous parut durer longtemps. “Ils ne donneront pas l’assaut, ça leur coûterait trop cher”. Neuf heures n’avaient pas sonné lorsque les premières odeurs de fumée nous alertèrent. D’abord du côté sud, puis de deux autres et nous vîmes les flammes, à la base du bâtiment, prendre progressivement de l’importance. La sortie, nous allions être obligés de la faire de jour. Il n’y avait pas d’autre solution.

Après avoir détruit nos codes, notre petit poste radio et nous être allégés au maximum, on se rassemble et se prépare à bondir pour, le portail franchi, tenter ensuite de se disperser dans la nature et plus tard prendre tous un même cap. Sur une “gueulante” de Poussy, on ouvre brusquement les deux battants du portail, on balance ensemble nos grenades défensives à gauche, à droite, devant. Dès l’explosion, on fonce en éventail. Il faut atteindre la rangée de végétation à cent mètres où nous pourrons trouver protection. Ainsi fut fait, mais personne ne put arriver au petit canal. Les Allemands avaient établi un feu croisé de mitrailleuses qui ne laissait aucun coin mort en dehors de deux à trois mètres en bordure du bâtiment, face à la plaine nue.

Rouan, dès sa sortie, courant courbé droit devant, reçut une balle qui lui traversa la poitrine. Il s’affala sur un tas de paille tout près du portail. Command reçut trois balles, Boïni deux, ceux qui giclèrent sur les côtés évitèrent les tirs. Mais à gauche, le passage débouchant sur la nature s’avéra interdit. Bergamaschi en fit l’expérience, blessé comme Coulon qui eut la gorge traversée dès la première tentative. A droite la porcherie proche permit, dans un bond rapide, à quelques-uns de s’y retrouver précairement à 1’abri.

Déjà la réserve de foin flambait fort. C’est alors que “Caïtu” s’aperçut que le tas de paille, où il avait vu tomber Rouan, commençait à brûler. Suivi de Bolusset en deux enjambées, il retrouvait l’abri, si l’on peut dire, de l’abord du bâtiment en flammes pour ensuite, en rampant, retirer le chef de stick de ce bûcher.

Le retour à la porcherie fut plus difficile car les Allemands n’avaient pas tardé à découvrir qu’elle abritait une partie de ceux qui avaient quitté la grange en force et que, partant de là, plusieurs de leurs tirs avaient déjà fait mouche. L’ennemi y concentra donc le feu de toutes ses armes et la position devint d’autant plus intenable que très vite trois hommes y furent blessés dont “Caïtu” qui eut le poignet droit ouvert.

Il fallait quitter les lieux mais pour aller où ? Le choix n’existait même pas. A une dizaine de mètre, une fosse à purin était un grand trou pouvant nous mettre à l’abri des tirs directs. Quatre d’entre nous y plongèrent, complètement indifférents à la qualité des lieux. La porcherie restant la cible principale, Bolusset dans un bond essaya de nous rejoindre, mais une balle lui brisa la jambe alors qu’il atteignait le bord de la fosse.

De l’endroit où il venait d’être abattu, il découvrit qu’un Allemand s’était installé à une vingtaine de mètres dans un des trous étroits creusés par les Hollandais pour s’y réfugier en cas d’attaques aériennes. De là, avec sa schmeisser, il arrosait à l’aveugle puis, se dressant brusquement, ajustait et tirait avant de s’abriter à nouveau. C’est ainsi qu’il avait gravement touché Bolusset qui, conscient malgré sa blessure, hurla : “Y en a un dans un trou à vingt mètres, foutez-lui une grenade”

“Caïtu” était réputé pour ce genre de lancer. Les lieux repérés d’un coup d’œil, mais d’une main gauche moins experte, il balança la “quadrillée” qui lui restait. Si elle tombait dans le trou, l’Allemand qui s’y trouvait était transformé en bouillie. Elle fut trop courte d’une vingtaine de centimètres…

Ce fut l’une des dernières velléités de résistance. Progressivement le feu adverse diminua. Le nôtre, nos dernières balles tirées, avait cessé depuis un bon moment, lorsqu’au dessus de la fosse surgirent une demi-douzaine de braillards agitant leurs armes.

p18h
Jean Valayer. Ayant refusé de se rendre, il s’est battu dans la grange où il s’était réfugié. Il y périt brûlé vif (RFL).

Deux hommes étaient passés à travers toutes ces fusillades sans une égratignure. Ils furent chargés de tirer les blessés principaux jusqu’à la clôture de barbelés entourant le domaine. Ceux qui pouvaient marcher les rejoignirent ensuite, accompagnés des vociférations d’un feldwebel dont notre ami Coulon la gorge ouverte ne risquait pas de nous en donner la traduction.

Ce gradé énervé vint alors placer à une dizaine de mètres une mitrailleuse tout en continuant à débiter des insultes mais aussi, ce qui était plus inquiétant, à manier la culasse de son arme avec des mimiques qui paraissaient très significatives. Sept des nôtres étaient allongés, les six autres alignés dos aux barbelés, lorsque arriva sans se presser un lieutenant décoré de la croix de fer qui, en passant près de l’excité menaçant, ne parut pas lui lancer un regard très amène.

“Qui commande ?” demanda-t-il.
“Moi, maintenant que le lieutenant Rouan est mourant” répondit “Caïtu” qui reconnut la voix de celui qui avait fait les sommations. Le dialogue fut court :
“Pourquoi vous ne vous êtes pas rendus ?
– Nous n’étions pas venus ici pour ça”.

L’officier allemand resta un moment silencieux, pensif, promenant son regard sur chacun, couchés ou debout. Brusquement il fit demi-tour, en trois enjambées il rejoignit le feldwebel qu’il apostropha avec une hauteur de verbe très germanique (j’aurais aimé que Coulon puisse traduire) et pour finir flanqua un coup de pied dans la mitrailleuse, sans doute pour mieux marquer sa réprobation, à celui qui avait eu des intentions sûrement moins amicales à notre égard.

p18b
Monument aux morts dédié par la ville d’Assen aux SAS tués durant les opérations en Hollande (RFL).

Un mot encore : cet officier allemand, c’est lui qui se trouvait dans le trou que j’avais manqué avec ma dernière grenade… Voilà à quoi a tenu la possibilité de pouvoir, bien plus tard, relater ces faits. Tant d’années après, ce que je puis dire, c’est que ce stick était un sacré bon stick.

Georges Caïtucoli
chef de stick SAS

P.S : Marcel Lévêque et Spina, nos deux manquants recherchés en vain pendant des heures, rencontrèrent par un mystérieux hasard, dans la nuit, le lieutenant Valayer qui, de son côté aussi mal parachuté que nous, n’avait pu retrouver que quatre de ses gars. Réfugiés dans une grange et dénoncés, ils refusèrent eux aussi de se rendre et tous furent abattus ou brûlés vifs.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 289, premier trimestre 1995.