Pantagruel en l’isle des Célestins

Pantagruel en l’isle des Célestins

Pantagruel en l’isle des Célestins

Pastiches de Jean Gaulmier (Beyrouth, 1942)
À la manière de Rabelais…

Revue de la France LibreLe quart jour après avoir quitté païs hitlerois et avoir laissé à senestre les champs Mussoliniens, arrivasmes en veue d’une isle qu’on nommoit isles des Célestins ou de la Grande Grille.
Soubdain que feurent nos ancres jetées, aperçumes au port plusieurs trirêmes, ramberges, gallions et liburnicques, tous chargés de moines Jacobins, Capucins, Augustins, Bernardins, Jésuites, Maristes, Lazaristes, et aultres saints religieux, chantans à pleine gorge laudes à l’unicque, au macrobe, au potestat chenu de l’endroict, lequel leur avoit restitué fabveurs et privilèges dont feurent longtemps privés.
Pantagruel, espovanté des cris qu’ils poussoient, voulut reprendre la mer. Mais Panurge se trouvoit encore fatigué de la tempeste, frère Jan désiroit savoir plus amplement la cause de cette joye moiniale, Epistemon et Ponacratès estoient curieux de visiter la capitale de cette isle, la ville bien munie de Vichi de laquelle parla Julius Coesar, lorsqu’il dist au sénat: Veni, vidi, Vichi.
Adoncques descendismes à terre et entrasmes en ung cabaret pour quelque peu nous refreschir. Céans, nous l’eurent servies grandes tasses du vin de ce païs qui ressembloit plustot à de l’eau picquante et médiocre qu’à purée septembrale.
– Par ma soif, dist Panurge, jadis es nopces de Cana en Galiliée, Nostre Seigneur changea l’eau en vin. Céans, ce croys-je, l’Unicque accomplit miracle inverse et vendanges font-ils aux fontaines.
– Cela, dist Carpalim, est dû sans doubte à l’extresme misère et disette des habitans de ce païs, lequel, jadis riche et regorgeant est pour l’heure affamé par doriphores, collaborateurs et autres horrificques serviteurs de Goths, Saxons et Alemans.
– Comment donc, dist Pantagruel, se réjouist ce pauvre peuple ? Comment chante-t-il louanges à l’Unicque, son Potestat ? Oncques n’ai vu pareille sottise que crier au renouveau en plein décembre.
Ayant dégouzillé vin vichissois, allasme vers la ville et fusmes reçus par le grand admiral Darlanus qui nous accueillist à bras ouverts.
– Amys pérégrins, dist Darlanus, ô gens trois et quatre fois heureux, vostre fortune est inclyte, car avons ce jour justement bien épousseté, récuré, purgé, vidé, emmitoufflé l’Unicque, en sorte qu’il est visible et qu’il vous admet à l’honneur de baiser sa pantophle.
Incontinent fusmes conduicts par l’admiral vers le palais de l’Unicque. Devant l’huis, hallebardiers vêtus de drap bleu, portans aubert en cuir bouilli des chars d’assault et gants blancs à crispins, alignoient des trognes espovantables, tels le chien Cerberus aux infernaux paluds. À ceste veue, Panurge tant couard et poltron cuyda perdre contenance et se coula derrière frère Jan.
– N’ayez crainte, dist Darlanus, Ceulx sont gens d’armes, nobles, vaillans, chevalereux, bellicqueux et triomphans gardes du Potestat destinez à protéger l’Unicque et nous ses féaulx servants, contre enthousiasme et délire du populaire.
Dans l’antichambre, vismes une foule ricassante et jacassante qui s’apprestoit comme nous à baiser la pantophle de l’Unicque. Tous sembloient parents, quoique de corps et de plumages différents.
– C’est semblance nous vient dist Darlanus, que tous céans sommes d’un même lignage qui est lignage de petits compaings, id est servants de Majuscule Assiette au Beurre qu’on vocite Ordre nouveau.
Fusmes présentés à militaires empanachés et galonnés, à travailleurs du chapeau et du Bonnet, à savans professeurs et aultres carcopinauds que Plutarche eut mis au rang de ses illustres. Un par un, nous les nommoit Darlanus.
– Voicy Dentes, qui glorieusement perdist Liban, Syrie et aultres païs arabiques.
Quelles moustaches ! dist Panurge.
– Cestuy là est Laval, en toutes saisons de blanc cravaté…
– Cravaté ? dist Pantagruel. Plust au ciel que ne ce soit de chanvre.
– Cet aultre là, maigre enlunetté, agrégé es philosophie, est Déa…
– Par ma foy, dist Pantagruel, estrange déesse !
– Est aultre, fortement ennazé, est Georbonnet, célèbre par l’amour insigne qu’il porte à notre maistre à tous, Hitlerus, furor des Alemans.
Quand ce nom d’Hitlerus eust frappé leurs aureilles, tous feurent, ce croys-je, atteints de cholique venteuse et disparurent en un instant, grands brenous de militaires les premiers.
– Qu’est-ce là ? dist Pantagruel.
– Rien, respondist Darlanus. Ce sont guerriers portans brevet de nostre célesbre escole de Guerre, et leur habitude est, par révérence, montrer leurs talons pour honorer nostre maistre Hitlerus.
Luy mesme, quand prononçait ce nom béni, portoit à casquette dorée sa dextre ouverte et témoignait fort dévote vénération.
Enfin, fusmes menés en un vaste salon, tout décoré quant aux murs de francisques peinctes aux couleurs gallicques, en figures acquilatérales. Dans un fauteuil capitonné estoit assis l’Unicque, empaqueté de couvertures, de fourrures, de coussins. Il avait un teint blesme d’ivoire ancien et nous pareust le plus vieux des vieillards vieillis, ridés, cassés, chenus, agélastes, maussades et fâcheux, semblant le vieil Anchise dont parle Vergilius en son Aeneide lib. I, ou le Pappus qui florit en l’atel lane des Latins. Toutefoys, avoit encore l’œil vif émerilloné, à cause, ce dist-on, des couillettes varonovines dont fust jadis greffé.
– Ce jourd’hui, dist-il en soupirant, grand travail et labeur ai-je accompli, par quoy me sens espuisé.
– Quel ? dist Pantagruel.
– Mon scel ai-je apposé sur quatorze décrétales constitutionnelles dont voicy le détail. La première désignoit pour mon successeur Laval, ce benoît amy. La deuxiesme annuloit la première…
– Bien fistes-vous ! dist Panurge par satyricque mocquerie. Car Laval malheureux qui l’avale.
– La troisiesme, reprist l’Unicque, désignoit pour mon successeur l’Admiral de nostre flotte. La quarte annuloit la troisiesme. Et ainsy des aultres, chaque-une nommant et annulant. C’est, ce croys-je, bien servir l’Estat. Enfin, après avoir estudié, colligé, signé, scellé, contresigné, descellé, adjouté, supprimé, raturé, barbouillé, ai-je désigné, pour ceste charge le grand boutillier de nos bouteilles, comme estant l’industrie acqueuse principale source de nos revenus publics.
– Voyre, dist Panurge, Source est le vocable qu’il faut !
– Vous eustes, ce faisant, raison autant que d’âge, dist poliment Pantagruel.
Ce pendant avoit sonné à une grosse clarine l’heure en laquelle l’Unicque prend sa vespérale repaissaille. Parurent sur le seuil trente personnages, habillés de vert des pieds jusqu’à la teste, qu’on nous dist être l’Académie, c’est-à-dire, domestiques et prodosuceurs du Potestat. L’un portoit une assiette d’argent pleine de bouillie faicte de laict et de pur froment, à cause que les mandibules et masseters de l’Unicque sont par les ans détériorés. Un aultre portoit sur un coussin de brocart une cuiller de vermeil. Un aultre, un biberon samblable à biberon d’enfantelet. Un quatriesme chargé de la boysson, tenait en main un bouteille de ce vin vhichissois qui tant nous déplust. Et s’appeloit cestuy là Henricus Burdigalensis, par antithèse réthoricque sans doubte, car la ville de Bordeaux, dont porte le nom, est mère féconde en vins délectables et sucrés. Tous faisoient génuflexions et révérences, les plus seigneuriales, les plus expédientes, les plus excellentes, les plus décotieuses, les plus confides, les plus processionnales.
Alors prismes congé de l’Unïcque avec force baise-mains, et ronds de jambes et retournasmes au port en lequel les nautoniers nous attendoient pour mettre à la voile.
P.C.C. Jean Gaulmier.
(Pantagruel, Livre VI, chap. 1.)
Extrait de la Revue de la France Libre, n°36, mars 1951.