Fumées

Fumées

Fumées

« Nous y sommes »
Devise du groupe « Lorraine »

5 juin 1944

fumees-lorraineDepuis neuf mois le groupe « Lorraine » est basé dans le Surrey à Harfordbridge, l’actuel terrain de Blackbushe, à quelques tours d’hélice du berceau militaire de la vieille Albion : Aldershot et ses casernes rouges si proprettes, Sandhurst et ses collèges militaires croulant sous la vigne vierge et enfouis au fond de parcs ombragés, Farnborough et ses monstres sifflants.
C’est à deux pas de là aussi que sont nées les Forces françaises libres : de Cove sont parties les expéditions «Topic » et « Menace » et maintenant c’est à Old Dean Camp, dépôt des F.F.L., situé aux portes de Camberley, que se réunissent chaque dimanche autour d’un solide déjeuner arrosé de vin rouge les aviateurs du « Lorraine », les parachutistes S.A.S., et bien d’autres encore qui attendent avec une impatience à peine voilée le débarquement dont on parle depuis deux ans et qui semble ne jamais devoir venir.
Et pourtant, depuis quelques jours, les Alliés orchestrent une campagne des nerfs extraordinaire : l’accès des côtes sud de l’Angleterre est interdit ; les aviateurs ont été prévenus que s’ils s’engageaient dans la zone de Portsmouth et de Southampton ils seraient abattus par les canons alliés ; même le courrier diplomatique ne peut plus sortir librement de la Grande-Bretagne. C’est la première fois que pareilles restrictions sont édictées dans ce vieux berceau de la liberté humaine !
Toutes ces précautions ont sans nul doute éveillé la méfiance de l’ennemi ; mais n’a-t-il pas lui aussi atteint un certain degré d’indifférence ; en tout cas ces démonstrations nous en rappellent déjà d’autres et nous sommes, nous, très blasés. En août, septembre et octobre 1943 la presse britannique n’a-t-elle pas claironné que nous allions débarquer sur le continent !…
Les armées alliées n’ont-elles pas, à l’époque, utilisé des ruses nombreuses pour laisser croire que l’armée de la libération allait enfin ouvrir le second front !
Non, en cette journée du 5 juin 1944, nous n’y croyons plus à ce fameux débarquement. Même les discours qu’Eisenhower et Coningham sont venus nous tenir font à nos yeux un peu partie de ce jeu de déception qui dure depuis trop longtemps pour nos cœurs secrètement meurtris et très ouvertement revanchards.
Ce matin encore tous les équipages du « Lorraine » sont allés s’exercer à une mission de pose d’un écran de fumée le long d’une ancienne route romaine qui, déserte, court en bordure d’un long rideau d’arbres, dans la plaine de Salisbury. Il en est ainsi depuis un an : de temps à autre l’état-major, pour des raisons connues de lui seul, décide de troquer nos bombes contre d’énormes pots fumigènes qui, par de larges tuyaux coudés, déversent une énorme fumée blanchâtre sous le ventre de l’appareil : un jour nous masquons un objectif terrestre ; une autre fois, c’est au large de Boulogne ou bien le long d’une côte anglaise que se déroulent nos longs rubans blancs.
*
Ce n’est d’ailleurs pas une mission de tout repos malgré ses airs très pacifiques. D’une façon générale, elle n’est guère prisée de l’équipage, sauf peut-être du pilote qui, muni de toutes les sacro-saintes bénédictions adore coller le ventre de son « taxi » au ras du sol et jouer au steeple-chase avec les haies vives et les clôtures, ou avec les vagues… et puis il le sent si peu son rideau de fumée… Le navigateur, emprisonné dans son cockpit de verre goûterait déjà beaucoup moins ce genre de sport s’il ne devait se battre avec cartes, compas et crayons pour rester accroché à sa navigation. Il est occupé. Et puis, lui, du moins il ne sent rien dans sa cage ! Les pauvres mitrailleurs comme toujours sont les sacrifiés. Tout devient malaisé pour eux : dans leurs bras pourtant puissants, les jumelages de mitrailleuses se mettent à peser des tonnes sous l’effet de chaque accélération dans les ressources ; trop souvent et subrepticement un flot de gaz délétères envahit leur habitacle ; il leur faut ajuster leur masque à gaz et alors ils n’ont plus de microphone et se sentent coupés du reste de leur petit monde ; et puis enfin, c’est ridicule un aviateur qui troque son masque à oxygène contre un masque à gaz, affreux souvenir d’un temps passé !
14 heures
Le commandant de groupe, le lieutenant-colonel Fourquet-Gorri, fait rassembler tous les équipages à la Crew-Room :
« Il est interdit de quitter le terrain sous aucun prétexte, les équipages sont consignés, soit à la Crew-Room, soit au mess, soit dans leurs chambres. »
15 heures
Le téléphone est coupé avec l’extérieur du camp. Tant pis pour les rendez-vous galants.
16 heures
Les mécaniciens reçoivent l’ordre de peindre trois bandes blanches sur les avions. Ceci excite un peu l’imagination des jeunes ; mais les anciens savent qu’il en est ainsi chaque fois que l’on menace les Allemands de débarquer : et l’on débarque un tout petit peu (comme à Dieppe, ou pas du tout, comme à Boulogne), ou bien même on se contente d’un petit exercice de débarquement en Angleterre. Non, ils n’y croient pas encore, les anciens, au débarquement.
20 heures
Le colonel fait appeler les commandants d’escadrille (Allégret et Garot) pour constituer l’ordre de bataille du lendemain matin. Cette petite opération consiste à désigner le commandant de l’opération projetée et les chefs de patrouilles. À tout seigneur tout honneur : le colonel Gorri se désigne, Allégret lui aussi dans le coup ; Garot est « provisoirement sacrifié ». Il commandera la deuxième expédition… s’il y a une deuxième expédition.
21 heures
Les armuriers reçoivent l’ordre de retirer les bombes de nos avions et d’y placer des pots à fumée. Pauvres armuriers ! l’état-major cherche sans doute à continuellement tromper l’ennemi ; les armuriers en font les frais, maugréant toujours un peu, mais au demeurant dévoués et bon garçons, chargent et déchargent paquets de bombes antipersonnel, bombes de 250 kilos et pots à fumée au gré des ordres et des contre-ordres ; et nous, les équipages, de temps à autre quand même, nous arrivons à en lancer quelques-unes de ces bombes !…
21 h 30
Affichage au mess de l’ordre de bataille : 12 équipages de première urgence, 12 équipages en réserve. Les équipages sont constitués par paires.
Tout cela commence à avoir une solide odeur de fumée !…
À la lecture du « Battle Order », il y a ce soir, plus que d’habitude, quelques grincements de dents et aussi, de solides exclamations ! Une très sérieuse opération est sous roche vraisemblablement et tout le monde veut être de la fête ; alors que nos camarades britanniques viennent d’un pas nonchalant et d’un œil serein prendre connaissance des ordres, ils s’étonnent un peu de voir tous ces jeunes Français enfiévrés s’accuser les uns les autres de favoritisme et regretter violemment d’avoir été « cette fois encore » oubliés sur l’ordre de bataille !
21 h 45
Le bar est fermé. Le briefing est annoncé pour 2 heures du matin. Réveil à 1 heure. Ça devient sérieux !
Malgré leurs airs blasés, bien peu des anciens ont cette nuit-là dormi comme des enfants ! D’ailleurs il y a des tas d’avions qui ne cessent de vrombir dans le ciel et puis ces réveils avant l’aube, dans l’air humide et glacial de la nuit ne sont jamais particulièrement goûtés…

6 juin 1944

Le breakfast a lieu à 1 h 30. Quelques Waaf (1) endormies sont là, apathiques et molles, pour servir les officiers surexcités. Tout le monde cherche, l’un une fourchette, l’autre une tasse, le troisième plus malin attrape au passage une assiette avec un œuf au bacon. Les Français sont naturellement les plus bruyants. Nos camarades britanniques du squadron 88 attendent patiemment à l’extrémité d’une longue file de 60 hommes ; un peu de resquille et d’espièglerie d’un côté, toujours beaucoup de flegme et de dignité de l’autre.
À pied ou à bicyclette nous nous pressons vers la salle d’opérations.
Dans la pâle clarté de la nuit, de gros nuages noirs courent dans le ciel ; de grosses ondées se sont abattues sur le terrain et nous pataugeons dans de larges flaques d’eau. Des avions ne cessent de sillonner le ciel. Il n’est pas possible qu’ils aient lancé leur débarquement par un temps aussi peu engageant !
2 heures
Nous entrons dans la salle d’opérations et d’un seul coup la carte renseignée nous frappe les yeux. Un long fil rouge court d’Harfordbridge jusqu’à la pointe de Barfleur puis s’infléchit jusqu’à la petite île de Saint-Marcouf au large de l’estuaire de la Vire, à l’Est de la presqu’île du Cotentin.
Un autre fil rouge va tout droit au large du Havre et court le long des fameuses plages de la côte du Calvados.
Il y a des tas d’inconnus, des cinéastes, etc. C’est donc bien vrai… ce n’est pas un exercice que l’on nous propose !
Et d’un seul coup apparaît un squadron Leader au visage inconnu, et lentement et simplement il dit :
«Well, gentlemen… This is Day 1 » C’est le débarquement !… Un silence de mort s’abat sur la salle encombrée.
Les yeux des Français s’embuent de larmes de joie. L’heure a sonné enfin de la délivrance à laquelle l’on n’osait plus croire.
*
Et le briefing commence, long et détaillé comme toujours. La mission confiée aux 24 Boston (12 français et 12 britanniques) est d’étendre, toutes les dix minutes, à partir de 6 heures, un rideau de fumée, entre la flotte de débarquement et la côte.
Deux zones de débarquement sont prévues :
La première située entre l’embouchure de l’Orne et le nord de Bayeux est réservée à la flotte et aux troupes britanniques ; c’est le squadron 88 qui opérera dans cette région : il étendra devant la flotte anglaise, qui comprend les vétérans Warspite et Ramilles et l’orgueil de la Navy, le Duke of York et le Rodney, un long rideau de fumée pendant que ces gros cuirassés renforceront le tir des bombardiers lourds et moyens pour écraser les défenses côtières.
La deuxième zone, entre l’embouchure de la Vire et le milieu de la presqu’île du Cotentin, sera assaillie par les troupes et la flotte américaine ; c’est au groupe « Lorraine » qu’échoit l’honneur de protéger cette puissante armada contre les tirs des défenses côtières.
La route prévue pour les six paires de Boston du « Lorraine » est la suivante : arrivée à trois mille au large de la pointe de Barfleur au Nord-Est du Cotentin, route du sud le long de la côte, jusqu’à la hauteur de l’île Saint-Marcouf, demi-tour par la gauche jusqu’à trois mille au Nord de l’île de Marcouf et pose d’un rideau de fumée de 12 kilomètres de long suivant la route N.N.E au cap 330 ; déclenchement toutes les dix secondes de quatre pots de fumigènes par le premier avion, relayé ensuite par l’équipier, altitude 15 mètres au-dessus de l’eau, vitesse 260 mille (420 km/h.).
Aucun renseignement n’est donné sur la flotte américaine ; on sait seulement qu’elle se trouvera à l’Est de la ligne prévue pour le rideau de fumée. Quant à l’aviation et à son action, le squadron leader la définit ainsi : « il y aura des milliers d’avions dans le ciel… vous ne verrez probablement pas la côte tant elle sera pilonnée ».
3 h 30
Rassemblement des équipages français.
Il n’y aura que trois membres d’équipage par avion. Le mitrailleur de ventre ne pouvant être utile au ras de l’eau et risquant d’être incommodé par les vapeurs de fumée. Il est recommandé aux équipages de voler aussi bas que possible et à 15 mètres d’altitude maximum pour maintenir un écran efficace.
4 h 15
Le squadron 88 commence à décoller.
5 h 10
Le premier équipage français (lieutenant-colonel Fourquet-Gorri, lieutenant Hennecart, sergent-chef Delfau) décolle, suivi de son ailier [Martin, Marcassus (2) et Leneindre].
5 h 20
C’est le tour des équipages Allégret (Sommer, Soulat) et Le Moaligou (3) [Troupel – Mauger].
Pendant que les Boston s’envolent pour l’une des plus belles missions du groupe « Lorraine », les camarades de « la réserve », restés au sol les regardent partir le cœur serré d’émotion envieuse.
Il fait encore très sombre, mais le jour pointe rapidement. Visibilité moyenne au-dessus de l’Angleterre et encore plus crasseuse au-dessus de la mer. Quel temps pour un débarquement !
Un premier convoi de gros cargos est survolé, puis un deuxième, à mi-chemin, et qui comprend des centaines de péniches de débarquement et des cargos qui promènent au bout de longs câbles des ballons de protection antiaérienne ; il faut les éviter par un large virage respectueux et surtout lancer des fusées de reconnaissance : on conçoit que ce jour-là les marins alliés caressent d’un doigt nerveux la détente de leurs canons !
Un autre convoi, encore plus important, avec ses ballons, petites bulles argentées, dans le matin blafard. Courage, les camarades!
La côte française aperçue au ras de l’eau n’a plus sa forme habituelle, vue de 3 à 4.000 mètres : le cap de Barfleur, forme grisâtre allongée dans la brume, est abordé et les paires de Boston se faufilent le long de la côte entre les gros bâtiments de guerre tirant à toute bordée et les batteries côtières qui se défendent encore malgré le pilonnage que leur font subir en même temps les vagues successives de bombardiers moyens ; de grosses explosions jaillissent ici et là ; certaines paires sont attaquées par l’artillerie antiaérienne allemande.
Le virage s’effectue en vue de l’île Marcouf, mais plus serré que prévu, car les bateaux semblent être en avance sur l’horaire. Bon signe !
La fumée est étendue dans de bonnes conditions par toutes les paires devant les destroyers précédant les gros bâtiments, suivis eux-mêmes des péniches de débarquement.
Les avions frémissent en passant près des gerbes d’eau causées par le tir des batteries allemandes, ou dans les ondes de choc des coups de départ des puissants canons de marine.
La deuxième paire passe en même temps qu’une grosse vague de Marauder, tirés par la Flak lourde et légère. L’un d’eux prend feu, reste en formation un moment et brutalement explose dans un grand panache rouge.
Une autre paire voit une batterie côtière exploser sous les coups d’un cuirassé.
Un autre avion aperçoit son équipier s’écraser dans les flots près de la flotte américaine ; ainsi disparaît dans une traînée de feu l’équipage composé de :
Boissieux, pilote, petite moustache, cherchant toujours à bien faire et luttant contre la malchance.
Canut, navigateur, gai et bon vivant, aimé des Britanniques à cause de son « French type »… très accusé.
Henson, beau garçon blond, ayant toujours l’air d’avaler la moitié de ses phrases avec son chewing-gum, jeune et sympathique cocktail franco-britannique.

8 heures
Tous les avions du « Lorraine », sauf un, sont de retour en Angleterre, un Boston s’est posé en catastrophe dans le Sud, à Christchurch. Après avoir heurté la surface de la mer, l’équipage (Feuvrier, de La Brière, Jamard) faillit périr intoxiqué par les vapeurs de titane. Le sergent Jamard s’en tirera avec un mois d’hôpital, une peau auréolée de taches blanchâtres et la perte de tous ses cheveux.
Le squadron 88 a également perdu un appareil. Un deuxième, touché par la Flak rentre avec deux roues de son train tricycle sorties et déverrouillées ; il approche la piste dans une attitude dégingandée et brutalement s’abat au sol au moment d’atterrir trois soldats sont fauchés par l’avion désemparé qui glisse dans un petit ravin ; le navigateur périt écrasé dans sa cabine.
La mission a été pourtant un succès remarquable : des félicitations officielles parviennent de la marine et de l’armée de terre.
Les équipages de réserve attendent avec impatience leur tour d’entrer en lice… mais l’ordre ne viendra jamais. Le débarquement a réussi !
*
En cette fin de journée inoubliable, tandis qu’à Harfordbridge éclate dans le cœur des uns la fierté d’avoir vu les armes à la main l’aurore de la libération se lever sur les côtes de France, et que sur le visage des autres se devine une amère déception ou l’angoisse pour le calvaire que va continuer de gravir désormais la patrie retrouvée, le lieutenant Boissieux, fier et douloureux, regagne l’état-major de l’air à Londres, après avoir vécu le dernier envol de son fils, l’un parmi nos camarades laissés sur le chemin sanglant de la victoire.
J.C.
(1) Auxiliaires des Forces féminines de la R.A.F.
(2) Tué plus tard en service aérien à Colomb-Béchar.
(3) Tué plus tard en service aérien dans le Sahara.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 69, juin 1954.