
Le 18 juin 1949 à Paris
Messe à la mémoire du général Leclerc
Le salut aux morts de la France Libre
Inauguration du pont Bir-Hakeim

Le pont à double voie surmonté du viaduc semblait pourtant bien large. Il devient trop étroit pour contenir la foule qui envahit presque l’enceinte officielle où l’on remarque l’amiral Thierry d’Argenlieu, Madame Leclerc, le général Valin et bien d’autres personnalités officielles et de la France Libre.
C’est alors que passa sur les ondes le nom de Bir-Hakeim et que, jour après jour, les Français recueillirent les nouvelles de la bataille. C’est alors qu’à son issue, quand toutes les radios alliées clamaient la gloire de nos armes, un frisson d’enthousiasme et d’orgueil courut à travers le pays : consolation de tant d’efforts, récompense de tant de souffrances, justification, déjà, de tant de morts !
Telle est la simple victoire et tels sont les simples hommes dont Paris a voulu perpétuer le souvenir en ces lieux chargés de tant d’histoire. C’est au nom de ces hommes, morts et vivants, qu’à mon tour j’exprime à Paris un profond merci. Les nôtres ne tirent nul orgueil malsain d’avoir été les artisans d’une victoire qui fortifia, du moins était-ce leur espoir, la volonté de tant de leurs compatriotes. Mais ils pensent, j’en suis sûr, avec les familles présentes ou absentes de ceux qui ne sont plus, que l’hommage de Paris est rendu à la France d’ou ils tirent la substance de leur force et qui fut leur soutien.
Pour eux, si quelque amertume les prend parce que leur geste est incompris, leur sacrifice méconnu et leur pensée déformée, – s’ils sont décriés de-ci, de-là, parfois même et malheureusement par des voix venues de l’au-delà, je leur citerai cette maxime de Vauvenargues qui m’a été remise providentiellement en mémoire ces jours-ci par une revue d’anciens combattants de Lyon et du Sud-Est : « Que ceux qui sont nés pour l’action suivent hardiment leur instinct. S’il arrive, après cela, que le mérite soit méconnu, il faut pardonner à l’erreur. Les médiocres ne peuvent sentir les qualités supérieures. Ils ne comprennent pas qu’on puisse assez souffrir dans la médiocrité qui est leur état naturel pour vouloir en sortir par de si grands hasards… » Et Vauvenargues d’ajouter plus loin : « Inutile de compter sur autrui, autrui ne manquera pas quand vous aurez réussi. »
Inauguration de l’avenue du Général Leclerc

Le 18 juin, à 15 heures, au cours d’une magnifique cérémonie organisée par le Conseil municipal de Paris à la gloire du libérateur de la ville, l’avenue et la porte d’Orléans sont devenues l’avenue et la porte Général Leclerc. De la tribune élevée qui dominait une foule évaluée à 50.000 personnes, le général de Gaulle, ayant à ses côtés Madame Leclerc et Monsieur Pierre de Gaulle, Président du Conseil municipal de Paris, a prononcé le discours que voici :
« Oui ! c’est bien de la France qu’est venue l’inspiration. En appelant, le 18 juin, ses enfants à son secours, en les adjurant de gravir la pente avec moi, j’étais certain d’élever la voix de la conscience nationale. Je crois que tous les Français eurent aussi ce sentiment, y compris ceux qui, malgré tout, n’acceptèrent point de me suivre. En tout cas, ce fut la conviction des volontaires qui, jour après jour, dans la lumière ou dans la nuit, se levèrent pour servir. Ce fut la conviction de ce capitaine Leclerc que je vis devant moi, franc, ferme et fort, quelques jours après mon appel. Il n’en douta jamais, lui, tandis que s’accomplissait le plan de salut dont il fut pour sa part, de bataille en bataille, un prodigieux élément. Et moi, je connus tout de suite et avec joie que cet officier était de plain-pied avec les grandes choses. Il le fallait pour ce que nous avions à faire.
« Remettre dans la guerre les territoires et les forces de l’Empire. En même temps, susciter en France même la résistance contre l’ennemi sous toutes les formes possibles. Unir notre effort à celui des alliés, mais sans jamais rien sacrifier de l’indépendance ou des intérêts de la patrie. Devant l’effondrement de la Troisième République et le déshonneur de Vichy, bâtir au fur et à mesure un gouvernement capable de jouer son rôle au dedans et au dehors. Lier ensemble les espérances, les consentements, les repentirs, afin de retisser l’unité nationale et de prendre part à la victoire à la tête d’une nation rassemblée. Faire en sorte qu’une fois la libération accomplie, le pays moralement disloqué et matériellement ravagé pût reprendre sa marche sans de trop graves bouleversements. C’est tout cela que me dictait la voix profonde de la france.
« Comme elle fût dure la marche jusqu’au but ! Nous savions bien que l’épreuve serait lourde. Mais, vraiment, les obstacles ont dépassé tout ce que l’on attendait : l’ennemi puissant, habile, qui ne nous passa rien partout où nous fûmes aux prises, sur terre, sur mer, dans les airs, ou dans la lutte clandestine ; notre pénurie, telle que pour obtenir le minimum nécessaire, – puisque nous n’en disposions pas -, il fallait en chaque occasion gravir une sorte de calvaire ; les alliés, qui jouaient, eux aussi, leur avenir dans ce jeu terrible, qui pouvaient bien, en tant que peuples, nous témoigner une sympathie que nous n’oublierons jamais, mais qui, en tant que gouvernements, dressaient devant nous les intérêts des États qui sont, comme le dit Nietzsche : « les plus froids des monstres froids » ; enfin, des hommes, dont l’épreuve exaltait les meilleurs mais déprimait les faibles et pourrissait les corrompus, les hommes qu’il fallait sans relâche diriger, séduire, contraindre, parfois écarter.
« Au milieu de tant d’obstacles, je puis bien dire aujourd’hui que maintes fois l’entreprise m’a paru sur le point de se briser. Au cours de l’Histoire de France, il était arrivé déjà que, dans l’extrémité du péril, tel ou tel Français ait dû répondre en personne du destin de la nation. Mais aucun n’avait encore semblé si dépourvu. Charles VII, le pauvre roi de Bourges, avait du moins, vis-à-vis de lui-même et des autres, cette force immense que confère la légitimité nationale. Henri IV fut longtemps une sorte de chef de bande, mais il était le roi de France et tout le monde le savait. Les hommes de la Révolution, pour sauver la patrie en danger, pouvaient puiser dans les ressources incomparables de la nation. Clemenceau, face à l’ennemi et à la trahison guidait une France lassée mais encore puissante, un État troublé mais encore solide.
« Mais moi, qu’étais-je dans notre désolation ? Un bien pauvre homme, en vérité, chef d’une bien pauvre France libre, n’ayant, au départ, ni territoires, ni troupes, ni cadres, ni argent, ni organisation. En fait de pouvoirs publics et de gouvernement, rien que ceux que je créais à mesure. En fait d’autorité, celle-là seulement que je prenais. Si vous saviez combien souvent, dans les jours sombres de Londres, de Brazzaville, d’Alger, de Paris; sentant si lourd le poids de la charge, je mesurais avec angoisse la disproportion terrible qui existait entre le but et les moyens ! Mais alors, mes sœurs françaises, mes frères français, tournant ma pensée vers vous, je sentais monter de vos deuils et de vos larmes, mais aussi de votre confiance et de votre volonté, l’ordre sacré donné par la patrie. Ils ont tous compté, croyez-moi ; les témoignages émouvants que vous m’avez prodigués, comme elles comptèrent toutes les preuves de dévouement fidèle que Leclerc m’a données jusqu’à ses derniers jours, comme ils comptèrent tous les efforts des combattants.
« Car si les moyens du salut étaient numériquement bien faibles, ils avaient, à d’autres égards, une valeur incomparable. L’élite qui, au dehors et au dedans de notre pays opprimé, répondit peu à peu à l’appel du 18 juin, – je parle de ceux qui n’eurent d’autre but que de libérer la patrie, – cette élite ne l’a cédé en rien à aucune de celles qui, au long des siècles, donnèrent l’exemple à la nation. Ce qu’a su réaliser un Philippe Leclerc de Hauteclocque, que nous prîmes capitaine pour en faire un général d’armée, est de l’ordre du merveilleux. Il n’a pas eu, hélas ! à manier de grandes masses. Mais des diverses fractions militaires dont il reçut le commandement, il a tiré tout ce qui était imaginable. Il y a réussi grâce à des aptitudes de chef que l’on peut résumer en citant les mots par lesquels, jadis, Hoche s’exprimait lui-même : « La réflexion prépare ; la foudre exécute ». Il y a réussi, également, grâce à une extraordinaire qualité humaine qui lui fit son prestige et, désormais, lui dore sa gloire.
« Rallier le Cameroun avec une poignée d’hommes. Exécuter vers Mourzouk et Koufra les raids les plus audacieux. Courir à travers l’ennemi et le désert avec des forces presque dérisoires, depuis le Tchad jusqu’à la Méditerranée en s’emparant du Fezzan. Participer ensuite à la bataille de Tunisie. Se révéler du premier coup, à Alençon et Argentan, un maître dans l’art de manier une grande unité blindée. À la tête de celles-ci, briser aux abords d’Antony la ceinture de résistance dont les Allemands entouraient Paris, puis, par cette avenue d’Orléans qui, tout à l’heure, prendra son nom et où un jour s’élèvera sa statue, entrer dans la ville et à faire capituler l’ennemi, déjà chassé des rues et bloqué dans ses points d’appui par nos soldats de l’intérieur. Un jour, fondre sur Strasbourg et d’un bond, libérer la cité. Plus tard, passer le Rhin et terminer la guerre dans le repaire de Hitler à, Berchtesgaden. Enfin, voler en Extrême-Orient pour ramener en Indochine avec le drapeau de la France les chances de la liberté. Voilà les missions que reçut Leclerc et voilà ce qu’il a fait.
« Mais parce qu’il l’a fait avec des hommes dont chacun portait dans son cœur le drame de la France, parce qu’il l’a fait sur des terrains tels que les succès y eurent une extrême résonance, parce qu’il l’a fait dans les moments mêmes où la patrie étouffait sous l’humiliation, son histoire a pris justement un caractère légendaire. Elle est, désormais, l’une de ces épopées par quoi les peuples consolent leurs malheurs, soutiennent leur fierté, nourrissent leur espérance.
« Or, nous avons besoin d’espérance. La menace nouvelle n’est pas loin peut-être et, tandis que l’horizon s’assombrit, nous voyons déferler ces vagues de bassesse qui, souvent, précèdent l’ouragan. Leclerc nous a été retiré par Dieu sans que l’écume, ait jamais pu l’atteindre. « Pour mourir beau, il faut mourir jeune », écrivait Chateaubriand. Mais il nous reste ses services et son témoignage. Nous nous en sentons plus forts pour demeurer face à l’Océan, devant la houle de l’Histoire.
« Vive Paris !
« Vive la France ! »