19 août 1942 : Dieppe (extrait du carnet de route d’un commandant)

19 août 1942 : Dieppe (extrait du carnet de route d’un commandant)

19 août 1942 : Dieppe (extrait du carnet de route d’un commandant)

À 9 h 16, pour la deuxième fois… (RFL)

Hornchurch

18 août 1942, 23 heures

Cette fois-ci, ça y est !

À 17 h 30 ce soir, tous les pilotes furent appelés à la salle de renseignements. En entrant dans la grande pièce meublée de fauteuils et de chaises comme une salle de spectacle, j’y trouvai une atmosphère différente de celle des autres jours. Les contrôleurs de l’Ops Room étaient là ce soir, et beaucoup d’autres officiers qui n’y viennent jamais d’ordinaire. Le commandant du secteur et le commandant de la wing arrivent enfin, suivis de l’officier de renseignement, tous trois les bras chargés de papiers et de cartes.

Un silence étonnant s’était fait tout à coup.

– Well ! dit le C.O. (1) d’une voix grave, demain matin à l’aube une division canadienne débarquera à Dieppe.

Une tempête d’enthousiasme accueillit ces mots. Le commandant du secteur souriant, attendit un instant, puis, ayant d’un geste imposé le silence, il ajouta :

– Et à 11 heures tout le monde réembarquera !

Cette phrase fut comme une pierre tombale rabattue sur nos illusions et, dans les yeux de mes pilotes, je pouvais lire l’immense désappointement qui s’emparait d’eux ; Quoi ? on allait débarquer ! on prendrait une ville et tout cela pour rien ?

Ils ne comprenaient pas, ne voulaient pas comprendre, ni admettre qu’une fois le pied mis sur notre sol, on put en repartir délibérément.

Mais les pilotes d’« Île-de-France » n’ont aucune influence sur les décisions de l’état-major impérial, et après tout on se payera demain sur la peau des boches qui devront bien réagir en face d’une telle expédition.

Le group captain maintenant détaillait l’opération : avant l’aube des escadrons de Hurricane, dont celui de Fayolle, vont bombarder et mitrailler les positions allemandes de la côte ; au même moment des bombardiers Boston lâcheront une succession d’écrans de fumée pendant que les commandos aborderont à l’Est et à l’Ouest de la ville où ils doivent enlever d’assaut les batteries qui la défendent. Par un chenal que déblaieront les dragueurs de mines, toute une flotte de bateaux spéciaux débarqueront alors sur la plage même de Dieppe les régiments canadiens et les tanks qui doivent les appuyer. Et les noms des unités qui, après avoir traversé les mers vont renouer des liens de sang avec le “vieux pays” nous émeuvent. Il y aura là, demain, sur la terre normande “les Fusiliers de Mont-Royal” et le “Royal Canada”. Ce sont les soldats de Montcalm qui reviennent. Les Français ne sauraient s’y tromper.

Des destroyers de la Navy participeront eux aussi à l’opération et, pratiquement, toute la chasse de la R.A.F. est dans le coup. Il s’agit, en effet, de maintenir une suprématie absolue dans le ciel de Dieppe pour empêcher la Luftwaffe d’intervenir contre les Canadiens et la marine qui les transporte.

Le commandant de la wing prend ensuite la parole pour nous dire qu’on attend de nous un travail intensif ; des repas seront servis au dispersal car nous n’aurons sans doute que le temps d’avaler un peu de nourriture entre deux vols, pendant qu’on refera les pleins. Pour la première mission nous décollerons de nuit à 4 h 35.

“Dutch” volera avec le 340 et la wing tout entière en est – quatre squadrons – les deux qui sont ici, ainsi que les deux autres qui sont stationnés sur le terrain satellite de Fairlope.

Enfin, avant de lever la séance, le group captain indique que le terrain est consigné à tous et que le téléphone est interrompu, sauf ordre spécial de lui-même. En sortant du briefing, j’emmène Labouchère et Mouchotte dans mon bureau où nous rejoignent Herrera, Tilly et M. Day. Nous composons les équipes de pilotes qui se relaieront à chaque opération. J’exige que Mouchotte et Labouchère également alternent, pour rester frais jusqu’au soir, me réservant de participer moi-même à toutes les sorties au moins jusqu’au réembarquement. Nous gagnons ensuite le mess et, après un dîner léger, expédié en vitesse, nous passons le reste de la soirée sur la pelouse à discuter et épiloguer sans fin dans le calme du soir, où rien ne laisse présager l’orage d’enfer qui va se déchaîner dans quelques heures à peine. Chacun laisse peu à peu renaître ses espoirs et sourdement en nous l’idée germe que peut-être on restera “quand même”. Je suis frappé une fois de plus par cette hantise de tous chez nous, pilotes et mécanos, qui ne vivent pratiquement que pour rentrer en France, après en avoir foutu les boches à la porte ou, les y avoir enterrés.

Quand tout à l’heure le group captain Lott a mentionné que les pilotes en difficulté pourront se poser train rentré sur le champ de courses où des commandos les recueilleront, j’ai vu de telles expressions et de tels sourires illuminer les visages des Français, que j’ai dû les prévenir qu’aucun atterrissage ne serait admis sans preuves péremptoires des raisons qui l’auront motivé.

Quant à Tilly, ce soir il ne parle que de monter une mitrailleuse sur le Tiger Moth, notre petit biplan de liaison, pour se faire conduire là-bas, “car, me dit-il, si on reste, on aura besoin sur place d’un officier mécanicien pour les zincs en panne”.

Marcel Waillier du groupe Île-de-France
Se battre… très haut dans le ciel ! (RFL)

Brave Tilly, va ! comme si tu y croyais toi-même à ton bobard ; ce que tu voudrais, toi aussi, c’est en découdre et pourtant Dieu sait que tu as fait ta part avant de nous rejoindre, et sur les corvettes, et au cours de missions spéciales en France occupée !

Hornchurch

19 août 1942

Nuit agitée ! Impossible de dormir dans cette fièvre ! Il faut avoir vécu une nuit comme celle-là pour savoir ce que veulent dire ces mots « Veillée d’armes ».

3 h 30 – Réveil. Je m’habille ; tenue numéro un. Si je suis descendu aujourd’hui, je tiens à l’être proprement.

3 h 45 – Rasé et paré, je descends à la salle à manger prendre le « early tea » (2). Tous les pilotes arrivent, un à un ou par petits groupes ; la plupart ont eu la même pensée que moi et ont troqué le battle-dress gris-bleu de tous les jours contre la tenue française.

4 h 10 – Nous sortons du mess pour aller au terrain. La nuit étoilée est magnifique, mais noire. Au dispersal ceux qui sont du premier départ s’agitent, fignolent leur équipement ; les autres, cachant mal leur envie, les aident de leur mieux. Dehors, dans la nuit froide, les mécanos essaient les moteurs et se livrent à une ultime inspection qui fait courir des petits ronds de lumière blafarde sur les grandes silhouettes noires des Spit au repos.

Le Wingco devant voler avec nous, je prendrai la tête du Flight “B”, “Blue Section”. Je suis un peu anxieux de ce décollage en vol de groupe dans le noir total.

4 h 30 – Les pilotes gagnent leurs appareils dans la nuit qui s’attarde. Un à un, les moteurs démarrent. Les feux de bord maintenant allumés révèlent dans un scintillement d’étoiles vertes et rouges les avions disséminés autour du terrain.

4 h 35 – Je vois s’ébranler l’avion de “Dutch” qui gagne lentement le côté sud de la piste. Dans le ronflement de tonnerre de 24 moteurs qui déchirent la nuit, les petites lumières multicolores vont en dansant se ranger au bout du terrain.

4 h 40 – Le wing commander Hugo décolle avec Bouguen comme “Red 2”, Schlœsing “Red 3” et Chauvin “Red 4”. À mon tour, je mets la gomme, j’ai derrière moi Boudier, “Blue 2”, Fournier “Blue 3” et Taconet “Blue 4”. Enfin Mouchotte entraîne à sa suite Yellow section, suivi de près par les avions du squadron 122.

À 4 h 45 – Les deux squadrons sont formés en l’air et ont été rejoints par les deux autres groupes partis de Fairlope. Tous feux allumés dans la nuit qui pâlit au loin vers l’Est, nous mettons, tous ensemble le cap vers la France.

*

Un à un, les feux de position s’éteignirent, dès qu’il fut possible de discerner l’ombre des avions voisins sur le ciel où commençaient à paraître les signes avant-coureurs de l’aube. Sur la fin du parcours, nous eûmes pour nous guider un grand halo rougeâtre qui s’élevait de Dieppe, où à l’heure prévue nous prenions position au-dessus des plages de débarquement.

Je crois que le souvenir de cette première sortie restera longtemps gravé dans la mémoire de ceux qui y participèrent. À 1.500 mètres sous nos ailes, la bagarre faisait rage, les explosions déchiraient de lueurs brutales le rideau sombre de la nuit qui enveloppait encore la côte. Les traçantes des armes automatiques semblaient coudre d’un fil d’or ou de pourpre le décor qui sortait peu à peu du néant et qu’enveloppaient déjà, grandes écharpes ternes, les écrans de fumée. Et le jour se leva dans une aube grise aux reflets roses, d’où commençait à surgir un monstrueux soleil couleur de sang.

Mais nous n’étions pas là pour jouir de ce spectacle fantastique, des gerbes de traçantes dorées vinrent nous le rappeler brutalement. Sortis de la nuit, les F.W. 190 faisaient leur première apparition. Instantanément, nos gars font face et répondent au défi. La passe est rapide et les boches s’esquivent, non pas pourtant sans que l’un d’eux se soit fait sonner par l’aspirant Boudier. Celui-là a disparu en vrille et, bien que nous ne puissions l’homologuer, il est probable qu’il n’a jamais rejoint sa base. Pour ma part, je dégage par une courte rafale un Spit de Yellow Section attaqué par un Focke Wulf qui s’évanouit, sans que je puisse savoir si mes balles ont porté.

À 5 h 50, les squadrons qui viennent nous relever arrivent. Retour par Beachy Head. Multitude de barges(3) et de bateaux divers qui descendent sur Dieppe. On se pose. Explication de coup en présence de Herrera, notre officier de renseignements, qui arrive à grand’peine à garder son calme professionnel et à démêler quelque chose de précis dans les récits encore empreints d’une prodigieuse excitation.

Mais Kerlan n’est pas là. Touché par un F.W. 190 qu’il n’avait pas vu venir, il a eu une fuite de glycol et s’est posé en mer. Il y a disparu avec son appareil pendant plus de 45 secondes, sous les yeux du lieutenant de vaisseau Gibert qui l’avait suivi dans sa descente. Comment il a réussi à se dégager, et, tel un bouchon, à remonter à la surface où il a été repêché moins de cinq minutes après, demeure un mystère. Mais il est sain et sauf, et c’est le principal.

*

À peine étions-nous sortis de nos avions que l’on nous ordonnait de nous préparer à repartir. Pendant que l’on fait les pleins et qu’on réarme canons, et mitrailleuses, nous avalons le breakfast (oh, combien fast !) que de gentilles Waaf nous ont apporté au dispersal.

Après une longue attente au “stand by”, nous redécollons pour la même mission. Il est 9 h 16. Arrivée au-dessus de Dieppe, sans incident, mais au sol ça n’a pas l’air d’aller tout seul. Soudain, je vois une traînée de bombes tomber dans l’eau autour d’un destroyer. Un bombardier boche, sans aucun doute, mais je n’arrive pas à le repérer. Je préviens le Wingco, lorsque tout à coup, trois Dornier 217 apparaissent au Sud, volant plus haut que nous et parallèlement à la côte. Je lance dans mon micro le “Tallyho” et fonce dans leur direction, suivi de ma section. Je vois Labouchère et Blue Section qui font de même, tandis que l’adjudant Darbins, “Blue 2”, se détache et plein gaz monte seul de son côté.

Soudain, j’entends la voix du lieutenant Chauvin, “Red 4”, qui résonne : “Focke Wulf behind : look out !” (4). Je tourne ma section si brusquement que je croise à les toucher les F.W. 190 sur le point de tirer. L’escorte des bombardiers boches a bien joué, ils ne nous ont pas eus, mais nous avons perdu de vue les Dornier dans la manœuvre à laquelle ils nous ont contraints. Je reviens au-dessus des bateaux dont nous avons la charge et j’appelle à la radio pour reformer le squadron dispersé.

À ce moment précis, j’aperçois deux Dornier 217, tout noirs, qui piquent sur les bateaux au-dessous de moi. Suivi de Red Section, j’ouvre les gaz en grand. Avant d’être à portée de tir, hélas, je vois le premier boche lâcher ses bombes, j’attaque le second, qui, frappé par mes balles et celles du lieutenant Massart, mon numéro deux, dégage sans avoir largué ses projectiles.

Nous rentrons à 11 heures, mais Darbins est “missing”. Il a été descendu par les Focke-Wulf, alors qu’emporté par son enthousiasme et son désir d’abattre un Dornier, il s’était séparé de sa section pour monter plus vite attaquer l’ennemi. Par contre, Labouchère a descendu deux Dornier 217, et quelques autres boches ont été endommagés par les uns et les autres.

À 12 heures nous repartons pour la troisième fois et, quand nous arrivons à Dieppe, le mouvement de retraite a déjà commencé. Après 20 minutes de patrouille, je vois soudain au-dessus de la mer apparaître des éclatements de D.C.A. sur un nuage qui s’étend vers la côte. Intrigué, je regarde et tout à coup je vois surgir un Dornier, l’objet sans doute des attentions de l’artillerie navale. J’ai immédiatement entraîné tout le groupe vers le boche, dans une ruée, hélas simultanée, de plus de quatre Squadrons. Je pensais arriver le premier, mais deux avions du 122 sont déjà là, si près du Dornier que je ne peux tirer. C’est une curée extraordinaire où chacun tire mal, trop pressé, dans l’espoir d’être celui qui abattra l’ennemi, et au milieu des balles de ses propres co-équipiers.

Le Fritz fume et flambe de toutes parts, mais vole toujours vers la côte où il finit par aller s’écraser. Victoire sans gloire, qui est homologuée collectivement au groupe tout entier.

Enfin, à 18 h 10, nous retournons une quatrième fois au-dessus des derniers bateaux qui rentrent en Angleterre, et cette fois-ci, c’est Béchoff qui tire et endommage un autre bombardier.

Je suis moulu ce soir, déçu quand même de voir cette journée terminée sans que demeure l’espoir du vrai débarquement dans l’avenir prochain, car l’automne est là et rien ne se fera plus maintenant avant le printemps.

Nous avons quand même aujourd’hui, au cours de cette opération qui portait le nom d’« Opération jubilee », abattu trois bombardiers Dornier 217 et endommagé cinq autres, ainsi qu’un F.W. 190 au prix d’un pilote et deux avions perdus. Ce score est parmi les bons, surtout si on considère les circonstances et les heures où nous fûmes engagés. Certains ont eu plus de chance, ils se trouvèrent là au moment des attaques les plus fournies de la Luftwaffe, mais d’autres aussi n’ont rien vu ni marqué aucun point.

Tard ce soir une nouvelle effroyable est venue frapper tout le groupe “Île-de-France”, mais Labouchère et moi plus que tout autre ici. Le 174 ce matin, à la première sortie, a perdu les trois pilotes français qui s’y trouvaient : Dufretet, Van Louis Mersch(5), et François Fayolle, qui pour la première fois conduisait son Squadron au combat. Je suis effondré – François, à qui toujours la chance avait semblé sourire, qui était adoré de tous et le méritait tant, – François a disparu sans paraît-il que personne puisse donner la moindre indication à son sujet.

Le squadron leader Barton, “Albert”, officier de renseignements du secteur, remua ciel et terre dans l’espoir d’obtenir des précisions. Mais jusqu’à présent ses efforts sont vains, personne ne sait rien, sinon que Fayolle est « missing » (6).

[Bernard Dupérier]

(1) C.O. Commanding Officer – Commandant du secteur.
(2) Early tea : thé matinal accompagné de biscuits pris avant le breakfast copieux.
(3) Barges : chalands automoteurs de débarquement.
(4) “Focke Wulf behind ! Look out !” : Focke Wulf derrière, gare à vous !
(5) Raymond Van Wymeersch (NDLR).
(6) “missing” : disparu.

Extrait du Bulletin de l’Association des français Libres, n° 2a, janvier 1946.