À la manière de La Bruyère

À la manière de La Bruyère

À la manière de La Bruyère

L’omniscient

Que faire d’Égésippe qui demande un emploi ? Amiral en chômage par suite de l’armistice, il le faut pourvoir. Le mettra-t-on dans les finances ou dans la police ? Cela est indifférent, et son intérêt seul en décidera. Il est propre à tout, disent ses amis. Ce qui signifie qu’il n’a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou, en d’autres termes, qu’il n’est propre à rien.

(Extrait du chap. IX : Des Grands.)

Le défaitisme

Philippe se lamente et s’écrie : « Tout est perdu ! C’est fait de la république ! La France est sur le penchant de la ruine ! Comment résister à la force allemande, suffire à un si puissant ennemi ? On a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes ; je sais ce que je dis, je suis du métier. » Il ne dit pas qu’il est lui-même à l’origine de ces fautes, car il s’est trouvé à la tête des affaires et le désordre actuel est en partie son œuvre. Il parle de Colbert, de Richelieu. C’étaient là des ministres, c’étaient des hommes ! Depuis vingt ans, on n’a fait que s’amuser. Il dit que l’Angleterre va déposer les armes. Il annonce la date certaine de la capitulation britannique : elle ne se produit pas et il en devient chagrin. Il impute aux Anglo-saxons, comme un nouveau crime, l’erreur qu’il a commise sur leur compte. Il se plaît aux nouvelles les plus tristes ou les plus désavantageuses pour son pays, et si vous avancez qu’elles ne sont point confirmées, il vous soupçonne d’être juif ou franc-maçon.

Il croit que les chars allemands sont invincibles. Il pâlit au seul nom d’Hitler, bien que, dans le privé, il vante sa générosité. Il le voit déjà maître de l’immense Moscovie, de toute l’Asie et des deux Amériques. C’est un vaincu.

Le légionnaire du Maréchal

Florimond a le teint frais, les yeux bleus, six enfants et de nombreuses décorations. Il a servi jadis dans les emplois de Mars, et il a combattu vaillamment. La République d’ailleurs a reconnu son courage ; elle lui a donné une fonction, et fort au-dessus de ses moyens. Il trouve cela naturel. Il l’attribue à son mérite et se gonfle d’autant. Pour conserver cette place, il est devenu le flatteur du pouvoir. Il suit aveuglément le Maréchal. « Dans notre malheur, dit-il, quelle fortune fût nôtre de rencontrer cet illustre Chef ! » Le voilà président de cette police secrète qu’est la Légion. Lui qui serait honnête dans ses affaires, il ne recule plus devant la bassesse. Il espionne, il surveille, il dénonce, et croit ainsi servir la France. Il est d’ailleurs aigri contre le Siècle et fort prévenu contre la République qui l’a nourri. Si vous lui dites que le Maréchal est un vieillard ; que de perfides conseillers l’entourent ; que Vichy est, en fait, aux mains des Allemands, il se renfrogne, il vous traite de mauvais citoyen ; s’il le pouvait, il vous ferait jeter à la Bastille. Jadis, il a gagné des médailles en tuant les gens venus d’Outre-Rhin : aujourd’hui, il collabore avec eux, qui ne sont plus des Barbares, mais les créateurs d’un ordre nouveau. Le Maréchal l’a dit : cela suffit, et ce sage Nestor ne saurait se tromper. Quelle pusillanimité ! Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d’opinion sur les choses les plus sérieuses comme sur celles qui leur ont paru les plus sûres et les plus vraies…

(Chap. XVII : Des Hommes de Guerre.)
Extrait des Caractères ou les Mœurs de ce siècle