L’apport de la France Libre à l’effort atomique anglo-saxon

L’apport de la France Libre à l’effort atomique anglo-saxon

L’apport de la France Libre à l’effort atomique anglo-saxon

Le 8 janvier 1943, le journal Montréal Matin tirait en première page la nouvelle suivante : « Soixante savants étrangers viennent s’établir à l’université de Montréal pour poursuivre des recherches extrêmement importantes. » Il était ensuite précisé que la plupart de ces savants seraient d’origine israélite, russe, française, tchèque et même allemande, que quelques-uns d’entre eux étaient en possession de « secrets axistes » considérables et qu’ils allaient procéder à des recherches approfondies de la plus haute importance sur la radioactivité, la physique et la chimie physique, sous la direction du grand physicien français Pierre Auger.
Inexacte dans le détail, cette nouvelle fut néanmoins la seule qui, avant la fin de la guerre, mentionna publiquement l’existence des travaux secrets atomiques qui furent poursuivis à Montréal par une équipe anglo-canadienne où quelques scientifiques français devaient jouer un rôle prédominant. Les travaux de cette équipe étaient d’ailleurs le prolongement direct de ceux de base effectués en France en 1939 et 1940. C’est en effet, il y a exactement un quart de siècle, que fut découvert dans les laboratoires de Berlin, Copenhague et Paris, le phénomène de la fission de l’uranium, conséquence directe de la découverte en 1934 de la radioactivité artificielle qui valut à Frédéric et Irène Joliot leur prix Nobel.
Le 7 mars 1939, Joliot, Hans Halban et Lew Kowarski sont les premiers à démontrer, au Collège de France, que la fission du noyau de l’atome d’uranium, son éclatement sous l’action d’un seul neutron, s’accompagne en plus de la formation de sous-produits radioactifs et de libération d’énergie de l’émission de plusieurs nouveaux neutrons. C’est ce fait primordial qui permet la propagation du feu atomique par la réaction en chaîne…
L’entrée en guerre ne fait qu’accélérer la poursuite en grand secret des travaux ; Joliot a su convaincre le ministre de l’Armement Raoul Dautry de leur importance. Le but recherché n’est pas la bombe, mais la construction d’un moteur de sous-marin présentant l’avantage que l’énergie nouvelle, extrêmement concentrée, est de plus libérée sans consommation d’oxygène.
Il devient bientôt évident que la mise en jeu de la réaction en chaîne au sein de l’uranium nécessite l’adjonction d’une autre substance dont la plus efficace est l’eau lourde, fraction très faible de toute l’eau du globe, découverte en 1932, et que seule la firme franco-norvégienne : la Norvégienne de l’Azote, produisait avant la guerre à l’échelle du kilogramme et à des prix considérables.
Dautry n’hésite pas à acquérir le stock mondial de cette précieuse substance, 165 litres, ramenés d’Oslo par une mission secrète dirigée par son collaborateur Jacques Allier, en mars 1940, quelques semaines avant l’occupation de la Norvège. L’invasion nazie déferle sur le continent et sans avoir été utilisée en France, l’eau lourde sera envoyée en Angleterre sous la garde de Halban et Kowarski. Leur ordre de mission sera signé par le chef de Cabinet de Dautry, Jean Bichelonne, futur ministre de Vichy qui finira ses jours sur une table d’opération à Sigmaringen. Ils sont « chargés de poursuivre en Angleterre les recherches entreprises au Collège de France et sur lesquelles sera observé un secret absolu, ils se présenteront à Londres à la mission dirigée par le colonel René Mayer » (le futur président du Conseil).
Halban et Kowarski avec leur eau lourde et leurs projets sont accueillis avec intérêt par leurs collègues britanniques qui se sont jusque-là plus penché sur l’arme que sur les appareils générateurs d’énergie, et un laboratoire est mis à leur disposition à Cambridge. Ils y réaliseront en décembre 1940, l’expérience qui avait été décidée avec Joliot, et ils montrent que la réaction en chaîne est possible dans un système d’uranium et d’eau lourde, mais que la masse critique exigerait des tonnes d’uranium et d’eau lourde. On en est loin avec les 165 litres disponibles. Cette expérience a une importance considérable car c’est la première qui met en évidence la possibilité de réaliser des machines produisant de l’énergie à partir de l’uranium.
Au cours de l’année 1941, un autre chercheur français, Jules Guéron, chef de travaux de chimie de l’université de Strasbourg qui avait rallié Londres et la France Libre en juin 1940, s’était joint à l’équipe de Cambridge qui s’était accrue d’une douzaine de scientifiques anglais ou réfugiés allemands et autrichiens.
Durant l’été 1941, le Comité anglais responsable de l’étude des applications militaires de l’uranium arriva à la conclusion que seuls les États-Unis auraient le potentiel nécessaire pour réaliser en quelques années une bombe atomique et de ce fait la possibilité de gagner la course à l’arme atomique, où l’on pensait, à tort d’ailleurs, que les Allemands avaient déjà pris une large avance.
C’est ainsi que l’intervention anglaise, elle-même épaulée par l’apport français dans le domaine de la réaction en chaîne au sein du système uranium-eau lourde, fut d’un poids certain dans la décision du gouvernement américain, en novembre 1941, quelques semaines avant Pearl Harbour, de s’engager dans l’effort immense nécessaire à la production par kilogramme des deux substances fissiles, l’uranium 235 et le plutonium.
Roosevelt avait d’ailleurs été alerté dès septembre 1939 à la suite des travaux à New York des savants italiens et hongrois Enrico Fermi et Léo Szilard, parallèles à ceux de l’équipe de Joliot, et une lettre d’Einstein lui avait été remise qui mentionnait les travaux français comme probablement les plus avancés de l’époque.
En février et septembre 1942, Halban est envoyé par le gouvernement britannique aux États-Unis pour étudier les modalités d’une coopération anglo-américaine dans le domaine des machines productrices d’énergie, les Américains s’étant spécialisés dans le système uranium graphite et les Britanniques dans l’emploi de l’eau lourde. À la suite de sa deuxième mission, il recommande aux autorités britanniques, de préférence à l’absorption de l’équipe anglaise dans le groupe anglo-canadien, la création d’une équipe canadienne indépendante et d’un grand laboratoire de recherches au Canada afin de faciliter les relations avec l’effort américain dont le principal centre se trouvait alors à Chicago. Les négociations anglo-américaines menées rapidement sont conclues en novembre 1942.
Je participais déjà depuis plusieurs mois à l’entreprise. Ayant quitté la France en avril 1941 pour les États-Unis, j’avais été détaché auprès de la recherche scientifique anglaise par le bureau scientifique de la délégation de la France Libre aux U.S.A. ; ce bureau scientifique était la création du biologiste Louis Rapkine qui réussit à grouper les techniciens français présents aux U.S.A. et à les mettre à la disposition des laboratoires de défense britanniques ou américains.
Je fus envoyé en juillet 1942 à Chicago où se trouvaient réunies depuis avril les principales équipes américaines sous le nom de Code Metallurgical Project. Plus de 100 travailleurs scientifiques y sont déjà à l’oeuvre, dispersés dans les laboratoires de l’université et une atmosphère excellente règne dans ce groupe de jeunes techniciens enthousiastes ; leur tâche est d’établir d’une part si une réaction en chaîne uranium-graphite est réalisable et d’autre part s’il est possible de mettre au point une méthode chimique d’extraction du plutonium, élément nouveau qui n’existe pas dans la nature mais se produit par actions des neutrons sur l’uranium ; il a été découvert en 1940 par le jeune chimiste américain Glenn Seaborg, le président actuel de la Commission atomique américaine.
C’est sous le terrain de football de l’université que se monte, dans le plus grand secret, l’édifice à base de graphite et d’uranium auquel Fermi, le responsable de l’opération, va donner le nom de pile atomique. Dans une enceinte mystérieuse toute brillante de poudre de graphite, des hommes noirs de la tête aux pieds construisent une étrange structure sombre et brillante de plusieurs mètres de côté, composée de barres de graphite dont certaines sont creuses et contiennent de l’uranium métal. La vue de cette construction était particulièrement émouvante car nous savions que l’issue de la guerre et, par conséquent le destin du monde, y était peut-être suspendue.
Le 2 décembre 1942, date historique de l’ère atomique, la réaction en chaîne est amorcée, la pile entre en fonctionnement, la première manche de la bataille de l’uranium est gagnée d’autant plus qu’au mois d’août, l’équipe de Seaborg (à laquelle j’avais été assigné, et qui comprenait une trentaine de chimistes dont l’aîné, son chef, avait trente ans) avait réussi à isoler un cinquième de milligramme de plutonium, la première quantité visible d’un produit de l’alchimie moderne à partir d’une centaine de kilogrammes d’uranium bombardé par le plus puissant cyclotron du monde à cette date, celui de Californie.
En novembre 1942, je rejoignis Halban au Canada et fus associé ainsi dès ses débuts à l’effort anglo-canadien sur l’étude de la réaction en chaîne dans l’eau lourde. Dès décembre 1942, et sur la suggestion d’Henri Laugier, ancien directeur de la Caisse nationale de la recherche scientifique, et qui enseignait alors la biologie aux étudiants canadiens, il est décidé d’affecter au projet une aile inachevée du grand bâtiment de l’université de langue française de Montréal. Les laboratoires seront prêts en l’espace de trois mois pendant lesquels chaque bateau qui arrive d’Angleterre amène sa cargaison de physiciens et de chimistes.
L’équipe de Montréal sera d’abord dirigée par Halban ; trois autres Français y participent dès sa création, Guéron et moi-même occupions des postes dirigeants à la division de chimie, et Pierre Auger, professeur à la Sorbonne, physicien de grande renommée qui prend la direction de la division de Physique. Kowarski, resté en Angleterre, ne rejoindra le Canada qu’à la mi-1944.
Il est déjà évident que l’effort principal pour la production de l’arme atomique sera concentré aux U.S.A. où l’armée a pris en main l’affaire au mois de septembre 1942 avec l’intention de mobiliser toutes les ressources humaines, matérielles et industrielles nécessaires. Le plutonium y sera produit dans de grandes piles à uranium et graphite tandis qu’une immense usine de séparation isotopique sera érigée pour la production d’uranium 235, l’explosif nucléaire naturel.
La production de plutonium par la voie de l’uranium et de l’eau lourde confiée au groupe anglo-canadien n’est qu’une solution de secours qui, en toute probabilité, ne portera pas ses fruits à temps pour la fin de la guerre.
Dès la fin de 1942, des conversations anglo-américaines avaient été entamées pour décider des modalités de collaboration entre les groupes de Montréal et de Chicago. Jusque-là, la communication des résultats avait été complète entre savants américains et britanniques. J’en avais eu moi-même la preuve à Chicago où les portes m’avaient été largement ouvertes dans un des domaines les plus secrets, celui de l’extraction du plutonium.
Le succès de la pile de Fermi en décembre 1942 convainquit les dirigeants américains que les États-Unis allaient avoir en main une arme qui leur permettrait non seulement de gagner la guerre, mais aussi de diriger la paix qui suivrait.
C’est ainsi qu’au cours de la première semaine de janvier 1943, celle même où la presse de Montréal avait révélé l’existence du projet, le gouvernement américain fit connaître au gouvernement britannique son intention de cesser la collaboration dans le domaine atomique, manifestant ainsi pour la première fois sa politique d’isolationnisme nucléaire.
L’importance attribuée par les Anglais au problème des brevets nucléaires (ils avaient entamé une négociation avec Halban et Kowarski pour l’obtention des droits des brevets fondamentaux français), le rôle considérable joué jusque-là dans leur organisation par les représentants de la plus grande firme chimique, avaient sans doute aussi déplu aux Américains.
Pour l’équipe qui s’installait à Montréal, afin de faciliter les relations avec les travailleurs américains, la décision qui la condamnait à une inactivité partielle était un coup sérieux que les derniers renseignements importants rapportés de Chicago en février 1943 par Pierre Auger et moi-même juste avant l’arrêt de la collaboration ne parvenaient nullement à compenser.
Pendant toute l’année 1943, Churchill s’efforça de faire revenir le gouvernement américain sur sa décision, successivement aux conférences au sommet de Casablanca, de Washington et enfin de Québec au mois d’août où il eut gain de cause par la conclusion d’un accord qui donnait aux Anglais pendant la durée de la guerre une participation totale aux domaines de la recherche atomique où leur contribution pouvait servir à l’effort militaire commun.
Une interprétation trop stricte de cette clause s’opposa à ce que la collaboration reprenne dans le secteur du plutonium, les responsables américains soutenant le point de vue que les plans de leur usine d’extraction de plutonium entièrement commandée à distance étant définitivement établie, une aide britannique ne pourrait y être d’aucun secours pour l’effort de guerre.
Il en résulta que l’équipe anglo-canadienne dut, dès 1944, s’attaquer à ce problème en partant des travaux de 1942 de l’équipe de Chicago à laquelle j’étais le seul au Canada à avoir participé avant l’arrêt de la collaboration anglo-américaine. Nous réussîmes ainsi à mettre sur pied en 1945, à Montréal, un nouveau procédé d’extraction du plutonium, démontrant pour la première fois en cette matière l’inefficacité de la politique du secret.
Néanmoins la collaboration fut effectuée dans le domaine des piles à eau lourde et une grande pile à eau lourde fut érigée à partir de 1944 dans un effort anglo-canada-américain dirigé par John Cockcroft, physicien nucléaire anglais renommé qui avait remplacé Halban à la tête de l’équipe en juin 1944. Une première petite pile à eau lourde fut d’abord construite sous la direction de Kowarski et, achevée en fin 1945, elle fut la première pile à fonctionner au monde en dehors des U.S.A.
Ainsi la petite équipe française ne participa qu’aux problèmes concernant les piles atomiques et la production de plutonium, mais elle connaissait de l’arme à venir son importance redoutable. C’est pour cela que nous prîmes l’initiative Auger, Guéron et moi, de prévenir le général de Gaulle lors de sa visite à Ottawa le 11 juillet 1944 des conséquences de ce nouvel élément de la politique mondiale, cela un an avant son utilisation.
L’affaire était délicate, car nous ne pouvions prévenir les autorités britanniques de notre intention et nous ne voulions informer personne d’autre que le général. Il fallut d’abord convaincre le délégué de la France Libre au Canada, Gabriel Bonneau, de demander au général de Gaulle de nous accorder une entrevue pour une communication secrète de haute importance au cours des quinze minutes qu’il passerait à la délégation à Ottawa. Bonneau nous fit confiance et il accepta de demander au chef de la France Combattante de recevoir en tête-à-tête un seul d’entre nous. Ce fut celui de nous que le général connaissait qui eut l’honneur de faire la communication dans une petite chambre située au bout d’un couloir et dans laquelle le général prévenu, se rendit pendant trois précieuses minutes…
Quelques mois plus tard, le problème de la participation française fut la cause d’un incident majeur entre Britanniques et Américains. Les Anglais s’étaient depuis longtemps engagés vis-à-vis de Guéron et de moi-même à nous faciliter, sitôt la libération, une brève visite à Paris pour revoir nos familles et nos collègues scientifiques. Par ailleurs, Halban et Kowarski avaient amorcé en 1942 avec le gouvernement britannique une négociation qui, si elle avait eu l’accord ultérieur des autorités françaises, aurait abouti à un échange, d’intérêt discutable, des licences des brevets atomiques français fondamentaux contre des brevets anglais plus avancés.
Nos visites à Paris, plus une décision britannique, malgré une opposition américaine, d’envoyer Halban à Paris pour discuter le problème des brevets avec Joliot, troublèrent considérablement les Américains, peu au courant de ces liens qui risquaient d’entraîner un courant d’informations secrètes vers la France, partenaire d’autant plus inquiétant à leurs yeux que Joliot était devenu membre du parti communiste pendant la guerre.
L’affaire fut portée à la connaissance de Roosevelt le 30 décembre 1944 ; celui-ci, très hostile à tout engagement vis-à-vis de la France, qui aurait pu faire un quatrième partenaire atomique, insista pour que les Britanniques sursoient à toute négociation avec Joliot jusqu’à la fin des hostilités, et qu’une surveillance accrue soit exercée sur Kowarski, Guéron et moi-même, les derniers Français restant dans le projet après le départ d’Auger, rappelé en France en août 1944, et de Halban en mai 1945
Trois mois plus tard, la guerre s’achevait par l’explosion de quelques kilogrammes de plutonium et d’uranium 235 américain dans le ciel du Japon. Notre détachement au Canada devait prendre fin rapidement et, en octobre 1945, Joliot et Auger, en train de mettre sur pied le Commissariat à l’énergie atomique, nous firent savoir qu’ils souhaitaient notre retour en France.
C’est ainsi qu’au début de l’année 1946, Auger, Guéron, Kowarski et moi, nous nous retrouvâmes aux côtés de Dautry, de Joliot-Curie et de Perrin pour aider notre pays à reprendre sa place dans la course atomique au départ de laquelle ses savants avaient tant contribué depuis un demi-siècle. Nous n’avions pas participé directement à la mise au point de l’arme atomique, mais nous avions pu en suivre le déroulement passionnant tout en commençant l’exploration de la voie de l’uranium et de l’eau lourde, filière pleine de promesse pour la production industrielle d’électricité.
Bertrand Goldschmidt
directeur au Commissariat à l’énergie atomique.
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Bertrand Goldschmidt, un des pionniers français de l’énergie atomique, est né à Paris en 1912. Ingénieur de l’École de physique et de chimie, docteur ès sciences, il a travaillé au laboratoire Curie de 1934 à 1940. Pendant la guerre, détaché par les Forces françaises libres, il a participé aux recherches atomiques, en particulier sur le plutonium, aux États-Unis, en 1942, et au Canada, de 1943 à 1946. Un des dirigeants du Commissariat à l’énergie atomique depuis sa fondation, il a été responsable de la chimie jusqu’en 1959 et en est aujourd’hui le directeur des relations extérieures et des programmes. Il est aussi professeur à l’Institut d’études politiques et représentant de la France auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique.
Il a publié aux Éditions Fayard (les Grandes Études Contemporaines) l’ouvrage intitulé l’Aventure Atomique.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 149, mars-avril 1964.