Le Bourreau de Dakar

Le Bourreau de Dakar

Voici quelque temps, Monsieur Boisson qui n’est pas spécialement doué d’une nature sensible, proclamait par l’intermédiaire de sa radio que les quelques marins du sous-marin français « Poncelet » étaient maltraités par les Anglais. – Quiconque connaît les Anglais, ne serait-ce que très peu, sait qu’ils sont foncièrement incapables de commettre certaines vilenies. Chacun sait que le peuple britannique se fait un point d’honneur de respecter scrupuleusement les lois de la guerre et va plutôt au delà de ses engagements. Une attitude aussi scrupuleuse a parfois même prêté, bien à tort, à sourire. Mais au moins tout homme de bonne foi, dans le monde entier, sait que jamais les Anglais ne commettront certaines bassesses. Et pour ce qui est plus spécialement des marins du « Poncelet », Monsieur Boisson peut être tout à fait rassuré sur leur compte ; d’autant plus que la majorité d’entre eux combattent maintenant dans les Forces Françaises Libres.

Monsieur Boisson, d’ailleurs, sait parfaitement à quoi s’en tenir, mais il n’est pas de trop pauvre matière pour soutenir sa rage anglophobe et alimenter sa propagande pro-nazie.

Mais pourquoi donc Monsieur Boisson, qui fait montre d’une sollicitude aussi désintéressée pour quelques marins français, ne s’est-il jamais préoccupé de la même façon des deux millions de prisonniers français qui sont aux mains des Allemands ? Pourquoi n’a-t-il jamais protesté non plus contre les ignobles traitements dont les tirailleurs sénégalais, capturés par les Allemands, ont été trop souvent l’objet ?

Des témoignages irrécusables ont établi, en effet, que les boches avaient achevé des blessés sénégalais, assassiné des tirailleurs malades, employé les plus valides à des besognes dégradantes et cela uniquement parce qu’ils étaient de race noire. Monsieur Boisson qui sait ces choses et à qui ses fonctions devraient susciter une sollicitude toute particulière pour nos sujets du Sénégal, n’a jamais élevé la voix pour protester contre cet exemple, pris entre mille, de la barbarie de ses patrons allemands. Radio-Dakar est resté muet. Mais Monsieur Boisson qui sait, quand il le faut, ne pas trop se soucier des meilleurs parmi nos troupes noires, sait aussi, avec ses propres compatriotes, faire preuve d’un manque révoltant d’humanité. Qu’on en juge plutôt :

Il y a à l’heure actuelle, internés en A.O.F., un nombre important de Français dont le crime, le seul, est d’être d’ardents patriotes qu’a révolté la signature des armistices et qui veulent poursuivre la lutte parce qu’ils n’ont pas le goût du servage pour eux-mêmes, ni celui du suicide pour leur Patrie et pour son Empire. Mais ce crime là, pour Monsieur Boisson, ne se pardonne pas. Aux yeux du monde, ces hommes prennent place parmi les plus nobles et, ainsi que le disait un jour Monsieur Churchill, ils mériteront que leurs compatriotes donnent leurs noms aux rues de leurs villages et de leurs villes. Comme les Belges, les Hollandais, les Tchèques, les Polonais, les Norvégiens qui ont tout abandonné, tout sacrifié, pour poursuivre la lutte, ils n’admettent pas que l’Europe puisse être définitivement soumise à l’ordre nazi. Pour Monsieur Boisson, ces hommes ne sont que des rebelles.

Il en est d’autres qui ont le bonheur de poursuivre la lutte dans les Forces Françaises Libres ou accomplissent en qualité de fonctionnaires ou d’administrateurs, leur tâche dans l’un des territoires libérés du contrôle ennemi et soumis à l’autorité du général de Gaulle. Mais parmi ces derniers, il en est malheureusement qui ont été contraints de laisser leur famille, leur femme et des enfants souvent.

Quelle est la situation faite alors par l’administration de Monsieur Boisson à ces familles dont le chef poursuit la lutte, et qui, plus que d’autres, à cause leur isolement, ont droit à 1’estime et à l’assistance de tous ? Nous avons voulu nous faire renseigner par un organisme dont personne ne puisse soupçonner l’impartialité, ni mettre en doute la compétence : il s’agit de la Croix Rouge de Genève. Voici ce qu’elle a répondu, par télégramme, le 25 janvier à la question que nous lui avions posée : c’est Monsieur Boisson en personne qui décide s’il convient ou non de respecter les délégations de solde données par des fonctionnaires d’Afrique Française Libre à des membres de leur famille. – Quand Monsieur Boisson n’est pas bien sûr des opinions du fonctionnaire, chef de famille, sa femme reçoit 600 francs par mois, plus, le cas échéant, 400 francs par enfant et par mois, quel que soit évidemment le montant de la délégation. On remarquera la générosité de ces allocations, si l’on considère les conditions actuelles de vie ; mais nous répétons qu’il s’agit là de cas pour lesquels Monsieur Boisson lui-même n’a pas les éléments suffisants qui lui permettraient d’établir les sentiments gaullistes du chef de famille. La femme profite donc du doute, c’est-à-dire de la somme formidable de 600 francs par mois. Monsieur Boisson, qui n’a pas d’enfant, estime sans doute qu’il favorise ainsi le redressement de la famille française.

Mais, pour les autres ? Pour les femmes, pour les enfants dont le mari ou le père, fonctionnaire ou soldat, est un partisan notoire du général de Gaulle ? Qu’advient-il alors de la délégation de solde qu’il a pu faire en faveur des siens ?

Dans ce cas, le plus fréquent évidemment, parce que la conviction du Haut Commissaire de police Boisson se forme facilement, la Croix Rouge nous précise que rien n’est payé. Voilà donc la vengeance ignoble, parce qu’elle est lâche, parce qu’elle frappe des innocents, des femmes et des enfants, plus pitoyables parce qu’ils sont seuls et sans défense.

Pour ceux-là, dont le mari ou le père veut la liberté et la délivrance de la France, pour ceux-là dont le mari ou le père a peut-être déjà versé son sang à Bardia, à Tobrouck, ou à Mourzouk, ou dort dans son cercueil de fer au fond de la Méditerranée, pour ceux-là, qu’ils crèvent tous, femmes et gosses ; on ne leur donnera rien.

Nous demandons à Monsieur Boisson si le Maréchal Pétain a connaissance, si le Maréchal Pétain approuve une telle abjection ? Nous posons la question.

Mais ce n’est pas tout. Le triste dossier de Monsieur Boisson n’est pas encore vide : ici chacun sait que l’A.O.F. ne nous fait plus suivre, depuis le 18 octobre dernier, les messages émanant de Vichy et qui nous sont destinés, à nous et à nos familles. Dakar cependant fait certaines exceptions et a tenu par exemple à avertir tel ou tel de nos compatriotes qu’il avait été déchu de la nationalité française. Depuis quelques semaines, Radio Brazzaville, dans le but d’établir un lien direct entre les Français de l’A.E.F. et tous les êtres très chers qu’ils ont laissés dans l’une ou l’autre zone de la France, a inauguré son service de messages aux familles qui a rencontré l’éclatant succès que l’on sait. Or, Dakar s’efforce de brouiller nos émissions plus puissamment et tout spécialement quand nous diffusons ces messages. Voilà encore l’abjection de M. Boisson. Qu’espère-t-il donc ? Nous décourager peut-être ? Ce serait bien mal nous connaître. Mais ne comprend-t-il pas qu’en s’en prenant à nous, c’est en même temps d’innombrables Français de l’Afrique du Nord et de la Métropole qu’il atteint ?

Voilà le travail du misérable petit sectaire, traître et rageur, qui courbe l’A.O.F. sous sa férule de maître d’école.

Nous demandons à Monsieur Boisson si le maréchal Pétain a connaissance, si le Maréchal Pétain approuve de telles canailleries ?

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Extrait de France d’abord (Brazzaville), n° 3, jeudi 20 février 1941.

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