Cinq hommes sur un bateau

Cinq hommes sur un bateau

Cinq hommes sur un bateau

Vers la France Libre

Par René Besnault (1)

Les conditions du départ se trouvent réunies le 15 janvier 1942 : en effet la nouvelle lune nous promet une nuit noire et la haute mer à Paimpol se produit vers 18 h 30, heure d’Europe centrale, c’est-à-dire quarante-cinq minutes avant le coucher du soleil.

Ce jour-là, en fin d’après-midi, Jean, Claude et René se sont installés dans la tourelle d’une demeure amie, magnifiquement située pour observer le large: le temps est clair, légèrement ensoleillé et l’on voit parfaitement la pointe de Pors-Even d’où doit déboucher, venant de l’île de Bréhat, le bateau dont Pierre et François sont allés prendre possession le matin même, à l’issue de laborieuses négociations.

À l’heure dite apparaît un petit point d’écume, qui se déplace tout droit vers le port ; l’anxiété n’aura pas été longue. Aussitôt Jean, Claude et René se dirigent rapidement vers la calte inclinée où va accoster la vedette. Ils y arrivent presque en même temps qu’elle, précédés de peu par un char à bancs chargés de sacs de rutabagas sous lesquels sont cachés vivres et fûts d’essence. Tout se passe très vite: en quelques minutes le chargement est terminé et les cinq hommes poussent vers le large, tandis que le char à bancs, délesté, repart tranquillement. Le soldat allemand de faction devant le mess des officiers n’a rien remarqué, mais l’opération a provoqué la surprise des pêcheurs qui, à la faveur de la marée haute, déchargent leur goémon. La navigation, en effet, est soumise par les autorités d’occupation à des conditions très strictes, que nous ne remplissons manifestement pas; de nuit elle est totalement interdite.

Ostensiblement, nous faisons route vers Bréhat à vive allure, comme des insulaires pressés de rentrer. Dans une demi-heure le soleil sera couché, la nouvelle lune et la chance aidant, nous échapperons à d’éventuelles recherches. C’est à mi-chemin de Bréhat, après avoir doublé la pointe de la Trinité, que l’obscurité nous permet de changer de cap. Nous perdons bientôt l’abri de la terre, la mer se creuse: nous allons changer de préoccupations.

*

Longueur: 8 mètres; vitesse: 8 nœuds par beau temps; non pontée mais détail important, son moteur abrité par un capot, telle est notre embarcation.

La Korrigane, c’est son nom, est parfaitement apte à se faufiler à travers la myriade de cailloux qui, des Héaux de Bréhat à Vanse de Paimpol, couvrent et découvrent au gré des marées, mais elle n’a pas été faite pour la haute mer.

carte-besnault
Trajet de La Korrigane (RFL).

Le compas, trop secoué et d’ailleurs affecté par la proximité des bidons métalliques, ne donne aucune indication utile ; un deuxième compas, qui devrait être dans un des sacs de vivres, demeure introuvable: nous saurons quelques années plus tard, qu’il est resté dans le char à bancs.
Il y a plus grave: le ravitaillement en essence est très délicat avec ce vent et cette mer, et bientôt nous nous trouvons stoppés à un ou deux milles dans l’est du Paon, phare occupé par les Allemands, avec la crainte angoissante de dériver sur lui: le vent nous en écarte, mais nous ne sommes pas sûrs du courant. Ce qui est certain, c’est que nous sommes, tombés en travers et que nous embarquons pas mal d’eau : nous ne pouvons l’ignorer car le vent glacial de cette nuit d’hiver nous plaque sur la peau des vêtements déjà trempés.

Pendant que les uns s’emploient à alimenter le moteur par des moyens de fortune et des méthodes acrobatiques, les autres se réchauffent en godillant: c’est sans effet notable sur la propulsion mais permet de ne pas rester en travers de la bonne houle de suroît qui est en train de se former. Nous la maudissons et nous avons tort, car à l’heure qu’il est nous avons déjà été dénoncés à la Kommandantur et la vedette rapide de la douane a appareillé pour nous rechercher ; c’est probablement le mauvais temps qui nous aura sauvés. Quant à notre dénonciateur, ivrogne notoire, nous ne lui accorderons après, la guerre, qu’une indifférence sereine.

En attendant, il n’est pas question d’indifférence ; le plein est refait et notre moteur consent à repartir. La polaire brille doucement dans un ciel assez pur et nous faisons route au nord-noroît pour nous éloigner rapidement de la côte.

François, Jean et René se relayant à la barre, Pierre s’emploie à protéger le moteur des paquets de mer qui s’abattent sur notre malheureuse Korrigane et Claude, légèrement blessé à la jambe en sautant à bord, vide l’eau à grands coups d’écope. Ce que nous ne savons pas encore c’est que cette corvée va devenir une question de survie. Jusqu’ici c’est encore facile et constitue une diversion presque agréable après les heures passées à la barre, mais vers la fin de la nuit nous subissons une nouvelle avarie: le moteur, noyé, s’arrête et nous tombons en travers, dans trois ou quatre mètres de creux. La Korrigane se comporte bien, en ce sens qu’elle ne chavire pas; mais il lui reste beaucoup d’autres mouvements à exécuter, faculté dont elle use largement. Il ne faut pas la laisser s’alourdir, aussi, remettant toute réparation au jour, nous écopons, à tour de rôle, l’eau glacée dans laquelle les quatre autres cherchent un repos précaire.

*

Un jour grisâtre, celui du 16 janvier, se lève sur une situation peu brillante.

D’abord les vivres : notre provision, pourtant largement calculée se trouve dès maintenant insuffisante. Une bonne partie en a été gâchée par l’eau de mer: le pain, en particulier, n’est plus mangeable. Un rationnement sévère s’impose et nous déjeunons de quelques, sardines, arrosées de “lambic”, eau de vie de cidre qui brûle l’estomac mais réchauffe le corps.

Ensuite, la navigation: la route que nous avons choisie, le 330° passe à 25 milles de Guernesey et, nous savons que quelques mois plus tôt, un bateau d’évadés s’est échoué sur les îles anglo-normandes : ses passagers ont été fusillés. Or, de la position que nous estimons, le vent nous y pousse tout droit ; quant aux courants, ils portent alternativement à l’est et à l’ouest. Il est donc prudent de faire route au nord-ouest, c’est-à-dire plus à gauche, pendant longtemps encore; nous tâcherons ensuite de venir atterrir sur les roches, Eddystone, ou sur la pointe Start, et d’entrer à Plymouth de jour pour éviter d’être jetés, sur un rocher ou sur une plage minée. Notre compas reste indifférent, mais la houle est toujours du sud-ouest, direction confirmée de temps à autre par l’apparition d’un pâle disque solaire.

Enfin, la propulsion : nous établissons une voile de fortune sur un aviron mâté, procédé soigneusement mis au point par François, avant le départ. C’est un succès : nous n’allons pas bien vite peut-être, mais au moins nous gardons le cap et n’embarquons presque plus d’eau ; la corvée épuisante de l’écopage cesse et la réparation du moteur se trouve facilitée par cette stabilité relative : tout va bien. Pas pour longtemps, car bientôt, sous la violence du vent, notre voile se déchire tout le long de la ralingue: nous voilà de nouveau en travers, affairés, sous les embruns glacés, à rejeter l’eau plus vite qu’elle n’entre. Nos efforts sont récompensés par la pétarade du moteur : Pierre utilisant des chemises (“neuves”, tient-il à préciser) qu’il sort d’une petite valise bien abritée à l’avant a réussi à sécher les bougies: c’est une performance dans ce mélange d’eau et d’air où nous vivons. L’espoir nous réchauffe le cœur, mais pas les pieds, qui nous causeront beaucoup d’ennuis par la suite; certains d’entre nous en souffrent encore.

Maintenant nous faisons route en gouvernant par rapport au soleil et quand il disparaît, nous tâchons de garder le même cap par rapport au vent et à la houle. Nous devons naviguer de cette façon, entre le nord et l’ouest ce qui est d’une précision suffisante pour parer les îles anglo-normandes.

La consommation d’essence nous laisse sans inquiétude. C’est un juste retour car elle a été au centre de nos préoccupations pendant des semaines: réunir 175 litres d’essence en France, à cette époque, était une entreprise hasardeuse qui nous avait menés, les uns ou les autres, de la mendicité pure au vol avec effraction aux dépens de la Wehrmacht, en passant par la corruption d’un sous-officier allemand, chargé d’un garage.

La nuit nous apporte maintenant son froid plus aigu, trempés jusqu’aux os depuis vingt-quatre heures, nous ressentons cruellement sa morsure. En même temps, le vent redouble et creuse la mer, le ciel se dégage voici la Grande Ourse, Cassiopée, la Polaire, c’est-à-dire un cap précis. On en profite, mais les paquets succèdent aux embruns et bientôt il faut se remettre, à écoper et diminuer l’allure. La mer se couvre de corpuscules lumineux, parfois très denses; elle est maintenant franchement mauvaise, mais d’une grande beauté. À chaque creux, nous voyons se dresser un mur d’eau atteignant plusieurs mètres. Il se rapproche, effrayant dans la nuit, nous soulève et, nous rejette au milieu d’un déferlement envahissant et glacial. Déjà un nouveau mur s’approche, attention, il faut garder le cap.

Le lendemain matin, 17 janvier, un temps couvert nous dérobe le soleil ; cependant la mer devient moins dure et nous progressons en gardant une route approximative par rapport à la houle de suroît qui reste bien formée. Nous avons certainement paré les îles anglo-normandes et osons maintenant gouverner plus au nord, en gardant la houle par bâbord arrière. Pour la deuxième fois, nous changeons d’ennemi, ce n’est plus l’Allemand, ce n’est plus la mer, ce sont la faim et la soif. Quoique plus subtiles, elles se font sentir durement et s’ajoutant au froid et à la fatigue nous rendent tout mouvement insupportable. Avec la faim et la soif, on ne peut ni ruser ni se battre, il faut attendre. Nous supputons nos chances d’être présentés au général de Gaulle, il est possible de tenir plusieurs jours en mangeant peu, ou même sans manger; la pluie nous fournira la boisson, mais il ne faut pas entrer en mer d’Irlande, car alors l’épreuve risquerait de devenir excessive donc route au nord, franchement.

Le 18, nous pensons, tous qu’il serait temps d’arriver, les vivres touchent à leur fin et il n’y a plus de boisson. Quelques grains de pluie nous rafraîchissent et nous recueillons un peu d’eau dans un prélart, mais elle a goût d’essence et de sel. Plusieurs fois nous croyons apercevoir la terre, désir ou réalité, il est difficile de le dire, car l’horizon grisâtre change au gré de la houle. Enfin, la nuit tombe, couvrant nos inquiétudes de son voile. La mer est maintenant calme, mais les occasions de faire route sont réduites par les avaries du moteur maltraité et par le ciel couvert qui cache les constellations. Les guetter est un, jeu de patience auquel nous prenons plaisir car il occupe utilement nos esprits tendus vers le but.

L’aube du cinquième jour apporte une brume assez épaisse pour nous masquer le soleil presque tout le temps. La Korrigane, moteur stoppé, roule doucement et nous essayons de ne pas penser à la soif. Après avoir tiré, en vain, quelques coups de revolver sur un goéland qui se laisse ballotter à proximité, nous abandonnons la chasse. Nous suçons quelques os de poulet, depuis longtemps parfaitement lisses et tâtons de l’eau de mer, sans enthousiasme. C’est le moment que choisit Claude pour nous informer qu’il détient quelques livres sterling, pas mouillées, et qu’il est disposé à les investir, dès notre arrivée en Angleterre, dans un grand repas pris en commun. Nous lui en savons gré, sans plus.

Notre condition physique, est lamentable, il est décidé que quatre d’entre nous chercheront le repos sous l’abri précaire de l’avant, pendant que le cinquième assurera la veille.

Vers la fin de l’après-midi, René, qui est de quart, aperçoit soudain à quelques degrés au-dessus de l’horizon, un point plus sombre, puis deux, trois, et enfin quatre. Craignant une hallucination, il attend un moment avant d’alerter les autres. Mais bientôt dans ses jumelles, il devine sous chacun des points, la forme d’un bateau… Pierre lance le moteur, François prend la barre et met le cap sur le plus proche: c’est un petit bâtiment de guerre tout gris. Mais à cette distance on distingue mal son pavillon de mer, minuscule morceau d’étamine à la corne. Est-il allemand ou anglais ?

Dans le premier cas, il faudra nous débarrasser discrètement du courrier dont nous sommes porteurs, du revolver et même du nerf de bœuf qui était destiné à neutraliser, si nécessaire, la sentinelle du quai de Paimpol. Nous avions caressé l’idée d’arriver en Angleterre avec un prisonnier allemand, mais la situation risque maintenant de se retourner. Pourtant nous devrions être tout près des côtes anglaises ou des bâtiments allemands ne se hasarderaient pas alors qu’il fait encore grand jour. Un doute subsiste dans nos esprits, mais, nous avons l’explication des points sombres aperçus d’abord ce sont des ballons captifs remorqués par les bâtiments pour se protéger des attaques aériennes à basse altitude. Et les bâtiments sont des dragueurs, car nous venons d’éviter de justesse un cochonnet de drague. Enfin, on aperçoit « l’Union Jack » dans le guindant supérieur du pavillon qui est blanc, et sur la coque, un nom, Polruan, dont nous saurons un peu plus tard qu’il est, celui d’une petite localité du Devon.

Nous accostons donc le Polruan mais, complètement épuisés, demeurons incapables d’y embarquer par nos propres moyens, on nous hisse à bord. Tout en buvant, avec délice, la première d’une longue série de tasses de thé, nous apprenons que nous sommes à huit milles des côtes anglaises et très précisément entre la pointe Start et les roches Eddystone, mais sachons faire sa part à la chance.

(1) Actuellement contre-amiral (NDLR).

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 218, janvier-mars 1977.