Comment un Français Libre de la 2e DB a vécu la libération de Paris
Par Émile Pérez
Ancien des Forces françaises libres et la 2e DB du général Leclerc
C’est le 24 août, vers 19 heures, que j’eus mon premier choc en découvrant dans le lointain la Tour Eiffel et Paris. Après les durs combats de la journée qui se soldaient, entre autres, par la prise de Fresnes qui était sur notre axe de pénétration, le général Leclerc et le colonel Repiton-Préneuf, le chef du 2e bureau, s’étaient installés sur une hauteur d’où l’on voyait Paris. Tous deux tête nue, assis en tailleur, carte sur les genoux, discutaient des plans pour le lendemain et de la valeur des renseignements que de nombreux émissaires nous apportaient de Paris depuis le 23 août.
Photographe amateur acharné, j’avais toujours autour du cou mon appareil, que je trimballais en plus de mon armement et de ma planche à cartes renseignées. J’eus donc la chance de fixer cet instant.
Cette nuit-là, comme la précédente d’ailleurs, personne ne dormait si ce n’est en pointillé, assis dans son véhicule ; ma Jeep « Maya » n’était pas très confortable.
Le lendemain matin 25 août, vers 5 heures, une petite pluie fine tombait, il y avait beaucoup d’allées et venues au poste de commandement avant. Le général avait convoqué quelques-uns de ses officiers pour leur donner ses dernières instructions à la suite d’informations parvenues dans la nuit, soit par messager, soit par radio.
Vers 6 heures, nous commencions notre mouvement en direction de Paris. Vers 7 heures, nous étions dans les faubourgs du côté de Montrouge. Arrêt pour attendre les informations des éléments de tête. Leclerc, assis dans sa Jeep, était entouré de ses officiers d’état-major et de motards de liaison venus lui apporter les dernières informations. L’agitation était grande. Tout à coup, départ vers la porte d’Orléans. La foule dense, très dense, a fait son apparition, et le soleil aussi. Nous progressions ; en même temps, les clameurs de la foule augmentaient. « Vive de Gaulle ! » Des drapeaux s’agitaient, des bouteilles circulaient de la foule vers nos véhicules et en sens contraire des cartouches de cigarettes, des rations K, du chocolat.
La foule nous submergeait littéralement, à tel point, que le colonel Repiton prit le volant de la “Maya”, tandis que moi, assis à l’arrière, j’interdisais à la foule déchaînée de s’asseoir sur notre véhicule qui risquait de succomber sous le poids de 20, 30, 40 personnes – et puis, il y avait l’armement à protéger. Le lion de Belfort était en vue. Un jeune général monta dans le scout-car de Leclerc. C’était Chaban-Delmas, il avait 29 ans. Tout en repoussant les audacieux qui tenaient absolument à s’installer sur la Jeep, je prenais cliché sur cliché avec mon appareil, que je portais attaché très court autour du cou. Il est difficile pour qui n’était pas présent d’imaginer cette ambiance de délire. Hurlements de joie, larmes, fleurs, questions de certains qui voulaient savoir si nous connaissions un tel ou un tel qui était “chez de Gaulle”. La coupole des Invalides était en vue. Un motard nous accosta avec un message nous demandant de rejoindre la gare Montparnasse, où devait s’installer le PCA (poste de commandement avancé). À 10 heures, nous y fûmes. Un peloton de la circulation routière défendait l’accès de la rampe arrière déjà envahie par la foule.
À 11 heures arrivait au bas de la rampe un photographe de guerre réputé, l’un des plus grands, si ce n’est pas le plus grand : Robert Capa. Il était entré à Paris sur l’un de nos chars. Il était à court de film ; je lui en donnai trois rouleaux et en profitai pour le photographier.
Peu après 11 heures, je reçus pour mission de me rendre place Dauphine, au PC d’un chef de la Résistance, pour y chercher un membre de son entourage qui devait faire une synthèse sur les derniers points d’appui allemands qui résistaient dans Paris. Je devais également me rendre à la piscine Deligny, qui était un centre important de transmission radio de la Résistance. Il n’y avait pas d’effectifs disponibles pour m’accompagner. Je recrutai trois FFL, dont un ancien officier des Chantiers de jeunesse. Nous nous faufilions par la rue de Sèvres, la Cité. Ça tiraillait d’un peu partout. Au Pont-Neuf, il y avait un barrage en plein milieu de la chaussée, construit par les résistants et fait de pavés, de vieux lits et d’autres vieilleries. Il y avait un passage en chicane, mais trop étroit pour que la Jeep puisse passer. Les balles sifflaient des deux côtés de la barricade ; elles semblaient venir de haut, impossibles à localiser. Avec l’aide de quelques badauds, nous agrandissions la chicane, nous découvrions aussi quelques Teller-mines auxquelles nous avions par chance pas besoin de toucher. J’arrivai au PC de la place Dauphine. On me présenta la personne qui devait faire le topo : il s’agissait de l’acteur Gilbert Gil. Nous passâmes par Deligny prendre un émissaire. On entendait tirer place de la Concorde et aux Tuileries. Retour au PC de la gare Montparnasse. La foule, très dense, applaudissait, mais c’était pour Gilbert Gil.
J’appris que, quelque temps auparavant, la rampe d’accès à la gare avait été la cible de tireurs isolés. Apparemment, les tirs venaient des étages élevés des immeubles surplombant la rampe. Nos hommes avaient riposté, arrosant les façades avec leurs armes individuelles, et étaient en train de fouiller les appartements.
Aux environs de 15 h 30, le général revint de la préfecture avec Von Choltitz, qui avait signé l’acte de capitulation. Ce dernier était debout dans le scout-car, et derrière lui se trouvait Rol-Tanguy. Je pris une photo. Von Choltitz signa une lettre destinée à tous les points d’appui qui résistaient encore à Paris et dans laquelle il leur ordonnait de déposer les armes. Des officiers français et allemands étaient alors désignés pour porter ces ordres à ceux qui résistaient. Ce ne fut pas toujours un succès : il fallait parlementer ; on nous tirait parfois dessus ; il y eut quelques ripostes de notre part. Vers 16 heures, je repartis avec Repiton pour le Luxembourg, où le colonel Crépin s’était heurté à un refus catégorique de la part de l’officier commandant du point d’appui. Les négociations furent très dures. Elles devaient durer plusieurs heures. Repiton voulait rester encore quelque temps sur place et il me demanda de rejoindre le lieutenant Boris, qui suivait la négociation avec la Kriegsmarine, boulevard Lannes.
À 17 h 30 environ, j’étais de retour au PC de la gare Montparnasse et là j’eus une veine inouïe que tous les photographes aimeraient avoir. Le général de Gaulle venait d’arriver. Il y avait peu de monde sur cette plate-forme qui desservait tous les quais – pas plus de 50 personnes – lorsque l’enseigne de vaisseau Philippe de Gaulle arriva à son tour. Il servait alors au Régiment Blindé de Fusiliers Marins. Le père et le fils s’embrassèrent et j’eus la chance de fixer cette image émouvante. Dans les 30 minutes qui suivirent, je pus faire une dizaine de prises de vue exceptionnelles, notamment du général de Gaulle assis à une table en train de lire l’acte de capitulation ; du général de Gaulle et du général Leclerc toujours à la même table en train de commenter l’ordre de reddition des points d’appui ; de toutes les personnes présentes discutant debout (on y voit de Gaulle, Leclerc, Juin, Le Troquer, le préfet Luizet, Rol-Tanguy…).
< style=”text-align: justify;”>Pour la petite histoire, il me semble utile de préciser qu’il n’y avait aucune lumière artificielle sur les quais de Montparnasse, qui étaient seulement éclairés par une verrière noire de fumée ; qu’il était déjà tard l’après-midi ; et que, pour chaque photo, je posais trois secondes. Je n’avais ni flash, ni posemètre ; mon appareil était un Kodak Retina de 1937. Quant aux films Kodak X Plus, ils avaient été achetés au Caire en août 1943, déjà légèrement périmés, transportés par camion et par 40 à l’ombre jusqu’à Tripoli, jusqu’au Maroc, de là en Angleterre, puis débarqués en Normandie dans mon paquetage. Je fis plusieurs centaines de photos depuis notre débarquement jusqu’à la fin de la guerre. De nombreux négatifs sont maintenant inutilisables, soit parce que les films étaient périmés, soit parce que les produits de développement et de fixation étaient de mauvaise qualité dans cette France occupée pendant quatre ans.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 287, 3e trimestre 1994.