Les Français Libres, par Romain Gary
Ils venaient un à un, individuellement – et je souligne ce mot, car c’est peut-être ce qui caractérisait le plus fortement ces hommes libres. Vous étiez, camarades, si différents les uns les autres, mais tous marqués par ce qu’il y a de plus français dans notre vocabulaire – individuellement, personnellement – et tout ce qui, depuis le début de son histoire, caractérisait ce pays fait à la main se retrouvait dans notre esprit d’artisans de la dignité humaine. Pour devenir des Français Libres, vous voliez des avions, traversiez la Manche en kayak et les océans dans les soutes à charbon : Colcanap, 16 ans, que de Gaulle envoya au lycée (1), commandant Lanusse, qui traversa le Sahara à pied, partant de Zinder pour aboutir au Cameroun, Gratien, évadé trois fois de prison à Pau où l’on avait fini par garder ses chaussures et qui franchit les Pyrénées pieds nus… Si cette époque avait le goût d’écouter autre chose que Schmilblic, Ploom, et Prout-prout, je pourrai vous chanter tous leurs noms, ils sont gravés en moi, mais je me garderai bien de les jeter en pâture à cet immense Bon Marché bon marché que ce monde est devenu. Allez donc adorer votre lélodu, vos idoles “idoles de la chanson” et vos restaurants trois étoiles – les seules étoiles qui vous guident – mes copains morts et vous autres, vous n’êtes pas du même pays.
Il est difficile de comprendre aujourd’hui ce que signifiaient en 1940-1941, les mots “Français Libres”, en termes de déchirement, de rupture et de fidélité. Nous vivons une époque de cocasse facilité, où les “révolutionnaires” refusent le risque et réclament le droit de détruire sans être menacés eux-mêmes. Pour nous, il fallait rompre avec la France du moment pour demeurer fidèles à la France historique, celle de Montaigne, de Gambetta et de Jaurès, ou, comme devait écrire de Gaulle, pour demeurer fidèles “à une certaine idée de la France”. Pour assumer cette fidélité, il fallait que nous acceptions d’être déserteurs, condamnés à mort par contumace, abandonner nos familles, se joindre aux troupes britanniques, au moment même où la flotte anglaise venait de couler la flotte française à Mers-el-Kébir. Tout cela alors que plus de 80 % des Français étaient fermement derrière Pétain. Il fallait avoir une foi singulièrement sourde et aveugle pour être sûr d’être fidèle. Je ne prétends point que chacun de nous s’était livré à ces douloureux examens de conscience avant de “déserter”. Ce ne fut pas mon cas, en tout cas. Ma décision fut organique. Elle avait été prise pour moi bien avant ma naissance, alors que mes ancêtres campaient dans la steppe de l’Asie centrale, par les encyclopédistes, les poètes, les cathédrales, la Révolution et par tout ce que j’avais appris au lycée de Nice des hommes tels que le professeur Louis Oriol. J’avais “déserté” de mon escadre de l’École de l’air pour passer en Angleterre “dans le mouvement”, en quelque sorte, et j’entends par là le mouvement historique, le brassage des siècles.
Un homme aigre, humoriste de son métier, me dit un jour, avant que je ne l’insulte grossièrement : “La France Libre, de Gaulle, la Résistance… tout cela n’a guère joué de rôle dans la victoire. L’Amérique a tout fait”. C’est bien possible, mais ce qui compte dans l’histoire de mon pays et de l’humanité en général, ce n’est pas le rendement et l’utilitaire, mais la mesure dans laquelle on sait demeurer attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, mais est peu à peu créé par la foi que l’on a en cette existence mythologique. Les civilisations se sont faites et maintenues comme une aspiration et par la fidélité à l’idée mythologique qu’elles se faisaient d’elles-mêmes. Dire que la France Libre n’a servi à rien, qu’elle fut une entreprise poétique, c’est ignorer totalement la part que la foi, le sacrifice et l’illustration vécue du mythe jouent dans la création ou la pérennité des valeurs. Les civilisations naissent par mimétisme, par une mimique entièrement vécue de ceux qui nourrissent de leur vie leur vision mythologique de l’homme. Ce processus de “sublimation” forme peu à peu un résidu de réalité ; c’est de cette fidélité à ce qui n’est pas que naît ce qui est, et il n’y a pas d’autre voie de la barbaque l’homme. La France Libre, en termes d’utilité, de rendement, de realpolitik, ne signifiait pas grand’chose. Vichy était certainement quelque chose de plus commode, de plus pratique, de plus politique, de plus combinard. Mais Vichy réduisait la France au niveau d’expédient, alors que les Français Libres soutenaient de leur idéalisme, de leur gesticulation et leur “folie” tout ce qui, dans notre histoire, s’était sacrifié au nom de cet imaginaire que les hommes transforment en approximations de réalité vécue en nourrissant son existence, avec amour et au prix de leur vie. L’homme en tant que notion de dignité n’est pas une donnée, mais une création, et il n’est concevable que comme une incarnation assumée de l’imaginaire, comme fidélité à un mythe irréalisable mais qui laisse des civilisations dans le sillage de son inaccessibilité.
Les Français Libres ont été ces pionniers de l’imaginaire. Ils n’étaient ni plus héroïques, ni meilleurs que les pilotes de la bataille d’Angleterre, de Stalingrad ou de Normandie. Mais pour être des combattants, il leur fallait accepter d’être qualifiés – et pas seulement en France occupée, mais en Angleterre même – de “mercenaires”, d’« aventuriers » et d’être couverts d’injures par tous les orifices buccaux du “pays légal”. Nous haussions les épaules, mais notre comportement était souvent marqué par ce harcèlement et, à nos propres yeux, nous étions ceux “qui n’ont plus rien à perdre”. Nous avions, des “irréguliers”, un certain côté “desperado”, boucanier, et en conséquence, évidemment, la discipline n’était pas notre caractéristique principale. Mon chemin de sergent à capitaine fut marqué d’une rétrogradation, de je ne sais combien de jours d’arrêt de rigueur, et même d’une sorte de Conseil de guerre, lorsque, après avoir tiré à la courte paille à l’hôtel Saint George, à Odiham, je fus chargé d’exécuter le chef de l’état-major de l’air, qui empêchait notre départ en escadrille. Il ne fut point tué, du reste. Dès qu’on nous empêchait de nous battre – la seule justification de notre “désertion” – nous devenions ingouvernables. Et certains d’entre nous, très peu nombreux, il est vrai, n’arrivaient pas à se faire à l’idée d’être des “hors la loi”. L’un d’eux avait même fini par prendre son avion et par rejoindre les forces de Vichy. De tels incidents, plus les 3.000 soldats anglais tués par les Français du général Dentz, en Syrie, ne nous rendaient pas populaires dans les mess alliés, et le général Monclar eut le crâne fendu par une bouteille, dans une rue de Beyrouth.
C’était l’époque difficile de 1942, où le général de Larminat, admirable écrivain, nous soutenait le moral par des ordres du jour dignes de Victor Hugo. Nous ne tenions au fond qu’à coup de littérature : entendez par là tout ce que les Français savent se raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d’Arc à Napoléon. Le mythe de cette France historique était notre pain quotidien et de Gaulle avait juste ce qu’il fallait d’un gisant de cathédrale et d’armure de chevalier pour soutenir notre inspiration. On continuait à regarder les autres de haut, chacun avait dix siècles d’histoire dans sa giberne. Il y eut l’horreur des luttes fratricides, au Gabon et en Syrie, avec toute la haine et la fureur des guerres civiles, et pour moi, cela alla un jour jusqu’au duel au couteau, dans une ruelle de Damas. Le feu sacré grésillait parfois comme les flammes de l’enfer, dans cette île des Moustiques, notamment, au large de Libreville, où fut déporté le général Testu.
Il y avait cependant aussi de très grandes joies. Une lettre qui vous parvenait de France : “de tout cœur avec toi”, et signée des prénoms de vos camarades de lycée et d’université. Les faveurs des filles : le battle-dress noir, avec l’écusson “France” et cette réputation de têtes brûlées, quand on a 20 ans… On échappait au mariage en se faisant tuer à temps. Nous étions très peu nombreux, jusqu’en 1942, et nous étions ainsi de toutes les fêtes : de la bataille de Londres à Koufra, de Khartoum à Bir-Hakeim, de Libye en Érythrée, les survivants devenaient de plus en plus frères, petit groupe de jeunes gens qui se déplumait à chaque aube, et bien que nous ne sommes aujourd’hui que cinq ou six sur les 120 que nous étions en juillet dernier, je ne suis pas tellement sûr, en cette année 1970, que c’est nous qui sommes les vivants, et vous, Goumenc, Bouquillard, Flury-Hérard et tous les autres, les morts. Il y a quelque chose dans nos visages que je vois si clairement devant moi qui n’appartiendra jamais à l’ombre.
Et si la tristesse me prend à la gorge au moment où j’écris ces mots et que je vous vois devant moi, Boisrouvray, Roquère, Crouzet, ce n’est pas parce que vous n’êtes plus là : c’est parce que c’est une très grande solitude, pour un homme, en 1970, d’être encore un Français Libre. Cela va mal avec l’esprit des temps.
Pour le reste… Je vous retrouve souvent, vous, les “disparus”. Il m’arrive de louer un avion et d’aller vous voir Maidaguri au Nigeria, je retrouve Delaroche, Jabin, Prébost, tombés en 1942. Ils me disent que j’ai vachement vieilli.
Sur ce bout de désert libyen d’où partaient jadis nos Blenheim, j’erre longuement avec cette croix de Lorraine que je porte sur moi comme un peu de vous-mêmes. J’écoute votre silence, Maltcharski, Daligot, Lévy, Brunschwig, de Thuisy, et votre silence est plein de rires et de confiance dans cette France exemplaire que personne ne verra jamais : le pays du délire matérialiste vous a été épargné. Sur le terrain de Gordon’s Tree, à Khartoum, je suis allé voir Antomarchi, mourant de tuberculose entre deux missions, et les policiers soudanais me regardaient avec le respect dû aux fous, car ils croyaient que je me parlais à moi-même. Et n’a-t-on pas retrouvé, il y a trois ans, les momies de Le Calvez, Devin, et Claron, préservés par les sables du Tibesti pendant trente ans ? Je me suis posé à l’oasis d’Ounianga Kebir et vous êtes toujours venus au rendez-vous. Il n’est pas facile de retrouver vos tombes dans la forêt du Congo où vous êtes tombés, Hirlemann, Bécquart. Il faut deux jours de piste. Et sur ces verts terrains d’Angleterre dont vous êtes un jour envolés pour ne plus jamais revenir, Laurent, Labouchère, Max Guedj, Fayolle, Maridor, Mouchotte, Béguin, Castelain, j’ai su, moi, oui, j’ai su vous faire revenir avec vos 20 ans intacts et que ceux qui ne me croient pas aillent donc faire du marketing et des placements immobiliers.
Vous n’étiez pas des êtres exceptionnels. Ce qui vous rendait différents des jeunes Français d’aujourd’hui, c’est que pour vous la France n’avait pas encore été démystifiée et que vous n’étiez pas capables de voir dans ce vieux pays, qui fut pendant si longtemps une façon d’être un homme, une simple, structure sociologique. Vous apparteniez encore à une culture où l’on ne parlait pas d’un homme comme d’un cadre. Vous étiez plus proches de ce qui fut toujours, à travers les âges, une civilisation, parce que vous étiez le contenu réel et vivant de l’imaginaire et parce que seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l’homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu’il se rêve.
Il est étrange, pour un écrivain, d’avoir toutes ses sources dans quelque chose dont il ne parle jamais dans son œuvre. La parole tend à profaner, à exploiter, dans un souci d’art…
Mais souvent, je ferme les yeux, vous me souriez et c’est soudain comme si personne n’était mort.
Romain Gary
24 Août 1970
(1) Ou plus exactement, au Prytanée Militaire de la France Libre (N.D.L.R.)
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 187, octobre 1970.