Le Groupement des médecins de culture française et la Revue médicale française du Moyen-Orient

Le Groupement des médecins de culture française et la Revue médicale française du Moyen-Orient

Le Groupement des médecins de culture française et la Revue médicale française du Moyen-Orient

Par le docteur Monnerot-Dumaine, ancien médecin des FFL au Levant

Le sanatorium de Bhannès (RFL).
Le sanatorium de Bhannès (RFL).

L’Association des Français Libres et sa revue ont apporté à l’histoire de la France Libre une énorme contribution. Il est un chapitre de cette histoire qui mériterait une étude d’ensemble, c’est l’action de la France Libre en Syrie et au Liban. Ce rôle n’a pas manqué de détracteurs et, même parmi les Français du Levant, certains ne se sont pas rendu un compte exact de l’activité que nos chefs et nos techniciens ont exercée dans les territoires du Levant (en dehors même des faits de guerre) et des prodiges d’organisation et de travail qu’ils ont déployés dans des conditions fort difficiles. Que le ravitaillement de la population ait été parfait (alors que la Palestine voisine souffrait de lourdes restrictions), que la justice, la police, l’instruction publique et toutes les administrations, malgré un personnel dirigeant restreint, aient donné toute satisfaction, que les transmissions aient continué leur précieuse fonction bien que les vichystes aient laissé un matériel délabré, ce furent autant de tours de force (qu’on a trouvés tout naturels !). En dehors de ces activités civiles, il faudrait une plume plus compétente que la mienne pour dire comment le matériel automobile a pu continuer à rouler alors que notre « Parc de Gaulle » ne recevait plus de pièces d’origine, comment la défense des côtes a été improvisée et organisée de façon efficace avec un personnel de fortune, comment la paix a pu régner de façon absolue jusqu’aux événements de 1945 (qui ne peuvent être, comme on le sait, portés à notre passif). Tout cela a été réalisé par un nombre infime de Français dont la plupart venaient des quatre points cardinaux, ne connaissaient pas le pays, n’étaient pas spécialisés, et dont beaucoup étaient dans des conditions physiques médiocres, les plus robustes et les plus jeunes étant partis faire campagne.

Il y a eu, véritablement, un miracle de la France Libre au Liban et en Syrie. Il faudrait qu’il soit un jour conté dans un ouvrage, qui ferait connaître les prodiges de notre état-major, de notre délégation, de notre administration civile, et qui dirait aussi les précieux concours que nous avons trouvés chez nos amis Syriens et Libanais.
C’est pour apporter une petite pierre à cette œuvre d’histoire que je veux dire quelques mots du Groupement des médecins de culture française et de la Revue médicale du Moyen-Orient.
L’idée de ces deux organismes paraît revenir à M. Cassin, alors commissaire à l’Instruction publique du Comité national de Londres, et au médecin-général inspecteur Sicé, alors haut-commissaire de l’A.E.F. Le médecin-général Guirriec, directeur du Service de santé au Levant, comprit aussitôt la haute utilité de ce projet et toute l’ampleur qu’il fallait lui donner, et choisit rapidement un comité organisateur.
Le Groupement des médecins de culture française tint sa première réunion à Beyrouth le 26 mai 1942. II recueillit rapidement de multiples adhésions parmi les médecins militaires ou engagés volontaires français, les médecins libanais et syriens, des confrères de Palestine et d’Égypte. Il faut surtout souligner l’appui unanime que lui donnèrent toute la faculté française de médecine de Beyrouth et son éminent chancelier le R. P. Dupré La Tour. Des sections furent créées en Syrie, en Égypte, en Palestine, cette dernière section devant tenir pour son propre compte des réunions grâce à l’activité du médecin-capitaine Champenois, chirurgien de l’hôpital de Bethléem et à la collaboration sympathique des maîtres de l’hôpital Hadassa. Il serait trop long de citer toutes les personnalités qui s’inscrivirent au groupement et l’aidèrent efficacement; que ceux qui auraient aimé lire ici leur nom veuillent bien m’excuser.
On aurait pu croire qu’une société médicale française fondée en 1942 à une époque difficile et angoissante, loin de la mère patrie, privée de l’apport des publications médicales françaises, ne recevant de périodiques étrangers qu’au compte-gouttes, société composée en partie d’élément militaire instable, on aurait pu croire qu’une telle société n’était pas viable.
Or, cette société fit incontestablement œuvre utile; son bilan scientifique est loin d’être négligeable, Une séance habituellement présidée par le général Guirriec ou le Pr. Cottard, fut tenue régulièrement le troisième mardi de chaque mois, sauf pendant les quatre mois d’été. Il y eut en général trois à quatre communications à chaque réunion, suivies de discussions le plus souvent animées. Dès la première année elles dépassèrent la cinquantaine (à Beyrouth et à Jérusalem). Les communications paraissaient le mois suivant dans la revue.
Je citerai d’abord les brillants exposés du professeur Fruchaud (d’Angers) sur les nouvelles techniques de la chirurgie de guerre, à la lumière de sa riche expérience personnelle acquise au cours des campagnes de l’Érythrée, de Libye et d’Égypte. Il parla en particulier du rôle de l’immobilisation des plaies en chirurgie, des bases physiopathologiques du traitement des infections des plaies, des dangers des, tensions intramusculaires en chirurgie. Parmi les autres communications remarquables, je me contenterai de citer les belles recherches d’Israël sur la physiopathologie artérielle, qui l’amenèrent à découvrir le coefficient de dilatabilité artérielle, l’anaphylaxie menstruelle (Basiliou), la chirurgie de la douleur par les interventions sympathiques (Lecercle, de Damas), le rapport de Mandl et Ulmann sur cent opérations pour thyréotoxicose. Certains sujets furent mis à l’ordre du jour et donnèrent lieu à un ensemble de travaux originaux fort intéressants : les mycoses chirurgicales, la grande éosinophilie tropicale, la dengue, la tuberculose au Liban.
Le groupement s’est même offert le luxe d’un petit congrès modestement intitulé « Réunion générale du Groupe des médecins de culture française du Moyen-Orient ». Ces journées médicales furent très brillantes, illustrées entre autres par le magistral apport du professeur Franco sur la maladie de Gaucher et l’admirable étude de Feigenbaum sur l’œil des diabétiques.
Tous ces travaux étaient publiés dans la Revue médicale française du Moyen-Orient, complément indispensable de la société. Il ne s’agissait pas d’un simple bulletin, mais d’une publication importante qui est venue compléter, renforcer et étendre le rôle joué par le groupement. Le bilan de cette revue serait déjà beau pour une période de paix, mais il est d’autant plus méritoire que cette revue est née pendant les temps difficiles de la guerre. Les collaborateurs étaient dispersés et sans cesse changés par les nécessités militaires; le papier manquait terriblement; la publicité ne pouvait apporter ses ressources, à cause du marasme du commerce pharmaceutique. Il n’y avait pas d’éditeur: spécialisé, mais nous avons trouvé dans les Lettres françaises, société qui venait d’être fondée à Beyrouth, une aide inestimable et il faut savoir gré à son directeur, le capitaine Bianquis, et à madame Bianquis de l’intelligente collaboration qu’ils apportèrent à la revue. Aux difficultés de papier s’ajoutaient les difficultés d’impression, les imprimeurs de Beyrouth n’étant pas préparés ni équipés pour composer une revue scientifique. La délégation générale de la France Libre soutint l’œuvre avec générosité. Toutefois les lenteurs administratives occasionnaient de tels retards au versement de la subvention ou au déblocage du papier d’imprimerie que la Revue faillit sombrer plusieurs fois. C’est grâce à l’obstination de quelques-uns : le médecin-capitaine Gliksman aussi modeste que dévoué et persévérant, le médecin-capitaine Brunel toujours décidé à renverser les obstacles, le médecin-lieutenant Sananès, médecin libanais, qui fut longtemps mon collaborateur à l’hôpital Maurice Rottier, grâce aussi aux Lettres françaises que la Revue continua à paraître avec une régularité suffisante.
Le médecin-colonel Fruchaud lors d'une inspection à Bhannès (RFL).
Le médecin-colonel Fruchaud lors d’une inspection à Bhannès (RFL).

Ce que fut la Revue ? Une belle publication paraissant chaque mois, de format 22 x 17 cm., de 35 à 190 pages selon les numéros; et bien souvent seule l’insuffisance de notre budget nous empêcha de faire de plus grosses livraisons. Chaque numéro comportait plusieurs rubriques :

Tout d’abord les articles originaux : deux à trois par numéro, souvent excellents. Puis des faits cliniques, rubrique sous laquelle paraissaient les articles moins importants intéressant la pratique courante. Puis le compte rendu des séances du Groupement et la reproduction in extenso des communications. Enfin des chroniques, des analyses de presse, des informations médicales et en particulier des nouvelles de la faculté française de médecine de Beyrouth, dont la revue s’est trouvée être l’organe. Au total chaque numéro apportait un volume de texte plus important que beaucoup de journaux médicaux de la métropole.
Il faut citer l’article magistral de Fruchaud sur les bases de la chirurgie de guerre, les belles monographies de Lemanissier-Asquins sur les « localisations de la tuberculose post-primaire » et sur les infiltrations pulmonaires de Loeffler dont il défendit l’origine ascaridienne. Le médecin-commandant Chappoux, chirurgien des hôpitaux militaires, donna plusieurs études d’actualité, entre autres sur le choc traumatique en chirurgie de guerre. Le Pr. Habibi nous envoya, de Téhéran, deux mémoires qui font honneur à l’influence médicale française en Iran : une contribution à l’étude du Rhinosporidium Seeberi (juillet 43) avec la description de quinze cas personnels, et les résultats de l’étude histologique de deux cents boutons d’Orient. De tels travaux originaux auraient suffi à consacrer la valeur de la revue. Citons encore le mémoire du docteur Canaan, sur les lésions lépreuses de la cavité buccale, la monographie du docteur Charles sur la péritonite encapsulante avec plusieurs observations anatomo-cliniques inédites. J’ajoute enfin que la revue était illustrée par des dessins ou des reproductions de photographies et de radiographies. C’est ainsi qu’un mémoire du Pr. Thomas sur l’extraction intra-capsulaire du cristallin comportait quatorze beaux dessins parfaitement reproduits.
On ne peut oublier les revues générales de Gliksman qui firent connaître entre autres, aux médecins du Levant, le facteur Rh, la sulfaguanidine, le sulfathiasol, la sulfadiazine, puis la pénicilline.
L’influence de la Revue se déduit de sa diffusion. Elle était lue dans tout le Moyen-Orient et jusqu’en Iran, mais aussi dans les parties de l’Empire Français ralliées à la croix de Lorraine et dans les contrées les plus éloignées. Elle était introduite au Canada, aux États-Unis, en Amérique Latine, en Afrique du Sud, en Australie, et ses articles étaient souvent analysés dans les publications de ces pays.
À la fin de la guerre, lorsque les relations reprirent avec l’Europe, la question de sa suppression se posa puisque dorénavant les revues françaises pouvaient à nouveau faire connaître à l’extérieur la science médicale française.
Mais son maintien était éminemment souhaitable. La Revue continuerait à être l’organe de la faculté française de médecine de Beyrouth et serait un trait d’union entre la France et le Levant et contribuerait à maintenir notre influence culturelle, maintien qui est d’autant plus nécessaire que notre influence politique s’est effacée.
Aussi le Groupement et la Revue ont-ils continué leur activité. Ils ont un peu modifié leur nom en « Société libano-française de médecine » et « Revue médicale du Moyen-Orient ». Ce sont deux organismes en pleine santé, vigoureux, dans lesquels les éléments libanais ont développé bien entendu leur place, mais qui restent des organes de culture médicale française, et des tribunes très écoutées. Ce serait déborder le cadre de cet article que d’évoquer leur activité depuis 1945. Mais je soulignerai ce fait que la France Libre a su en pleine guerre, malgré ses soucis politiques et militaires et les difficultés extrêmes du moment, créer au Levant une œuvre scientifique et que cette œuvre était si solide, si bien construits qu’elle s’est maintenue après la guerre et après le retrait de notre souveraineté, et contribue à y perpétuer notre culture et notre pensée.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 73, décembre 1954.